ven 26 avril 2024 - 12:04

Un seul commandement suffirait pour une morale sociétale ?

La réflexion éthique est une interrogation sur les actes et les abstentions. La morale gouverne les actes et les abstentions mais aussi les intentions, même si elles restent à l’état caché. La déontologie guide les actes et les abstentions. Le droit s’intéresse aux actes.

« Bon appétit, Messieurs! ô ministres intègres ! Conseillers vertueux! Voilà votre façon de servir, serviteurs qui pillez la maison. »

Non, il ne sera pas question de Ruy Blas, quoique… mais vous êtes invités à une lecture, ni pieuse ni religieuse, des versets qui se trouvent au 2ème chapitre de la Genèse versets 16 et 17. Il y est question de l’interdit de manger de l’Arbre de la connaissance. Ce texte est traité, en général, de manière réductrice, à la limite de la magie. Si on demande à tout un chacun ce qui se passe autour de ces versets il dira : Dieu avait donné un ordre de ne pas manger d’un certain arbre, comme si les autres étaient comestibles. Adam et Ève ont transgressé et ont changé l’histoire de l’humanité. Comme si, n’ayant pas su résister à cette seule tentation, ils auraient modifié l’ordonnancement de l’humanité et nous auraient mis dans un sale pétrin.

Et pourtant, des enseignements par des commentaires de ces versets répondent pour nous aider à mieux comprendre notre vie et nos comportements au regard de ce texte, car il ne s’agit pas, à proprement parler, d’un interdit alimentaire, mais de la première injonction morale à l’humanité.

Alors essayons de reprendre les choses. Après avoir créé l’homme, mais avant de créer la femme, D. donne Un seul ordre à Adam au 2ème chapitre verset 16 et 17, ce fut sa première parole à l’humain : « L’Éternel Dieu donna cet ordre à l’homme : Tu mangeras de tous les arbres du jardin, et tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, car le jour où tu en mangeras, tu mourras». Adam, seul auditeur doit transmettre cette loi à ceux qui viendront après lui, en l’occurrence Ève. Dans le 3ème chapitre, suite à l’échange avec le serpent, Ève répond : “Nous mangeons du fruit des arbres du jardin,  Mais, “quant au fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : Vous n’en mangerez point et vous n’y toucherez point, de peur que vous ne mouriez. La femme cueillit de son fruit et en mangea; puis en donna à son époux, et il mangea“. Cherchez l’erreur de l’ordre originel : l’homme a mal enseigné à la femme et elle communique dans l’erreur avec le tentateur et si faute il y a, c’est parce qu’il y a faute sur la transmission (comme s’il y avait rupture entre Hochmah et Binah, les séphiroth de la dualité primordiale). Cependant, Adam et Ève en mangent mais ne meurent pas de suite. Ici la mort n’est donc pas qu’un phénomène physique. Mais leur conduite dans l’histoire entraînera l’existence de la mort et en perspective le meurtre d’Abel.

Que signifie alors manger de la connaissance ?

Sans occulter le mot «arbre» qui évoque tout ce qui monte de la nature, nous rappellerons seulement que du point de vue symbolique, nous le savons bien ici, l’arbre peut évoquer aussi l’humain dressé entre ciel et terre. Le sachant, ne pas manger de la connaissance, c’est ne pas manger tout ce que symbolise l’arbre. Ce n’est pas l’objet de la nature (les fruits etc…) qui est évoqué ici. Mais alors, que veut dire «manger»? Que veut dire «connaître»?

Manger, c’est satisfaire un besoin corporel, consommer de la nourriture, de la culture, du sexe, c’est ramener à soi le monde pour satisfaire son quant-à-soi, son égo. C’est faire sien, c’est avoir la maîtrise, la domination des choses. Connaître est à l’opposé de manger. Plus on connaît, plus des richesses sont découvertes et laissent apparaître de la complexité et sans s’approprier cela. L’objet de la consommation trouve vite sa satisfaction, on a vite fait le tour,  et on a besoin de renouveler le champ du désir. On a besoin alors d’aller connaître ailleurs, au-delà de ce que l’on connaît déjà, dans un ailleurs toujours ailleurs. Pour pouvoir être dans la continuité de la relation à l’autre, cela nécessite de ne pas le réduire à l’objet de notre satisfaction première mais de l’accompagner loin de soi et de lui conserver son étrangeté à nous-mêmes. Nous entendons donc que l’acte de connaître ne peut pas se laisser consommer.

Et pourtant on ne peut dissocier l’acte de manger de l’acte de connaître. Prenons un exemple simple, manger du pain. C’est se rassasier, mais ce morceau de pain peut-être aussi nécessaire à celui qui a faim. Il s’agit d’accommoder  mon besoin et de connaître, par rapport à cette nourriture que je consomme, le besoin de celui qui est autre que moi-même. N’est-ce pas le sens du partage du pain au début du banquet d’ordre ? Le pain se dit en hébreu לחם de valeur 78. Partager en deux (39) il devient le kouzou (כוזו), la mise en mouvement du tétragramme (en faisant avancer d’un pas chaque lettre du יהוה cela donne כוזו de valeur 39) mais aussi la rosée tal (טַל de valeur 39). Parce qu’il y a partage du pain et du vin, il y a surgissement par l’éthique de la métaphysique, secret de l’eucharistie. À remarquer qu’en hébreu, «je suis avec [le] pain a pour valeur guématrique 144 de même valeur que l’expression אחלקה  qui veut dire «Je partagerai». C’est ce qu’Emmanuel Lévinas développe magistralement dans son livre Le temps et l’autre. Au centre de la pensée kabbaliste, il y a le pain quotidien, le pain azyme, le pain du ciel et le pain de la honte.

Le pain est présent dans le cabinet de réflexion.  Il prend sens comme nourriture des Mystères, comme triomphe de la vie sur la mort comme dans le tombeau égyptien, comme dans la résurrection évoquée dans la Bible ; oui, pareille à la rosée (39) du matin est ta rosée (39) : grâce à elle, la terre laisse échapper ses ombres (Isaïe 26,19). Remarquons que le sel (ח ל מ) et le pain (מ ח ל), en hébreu ont la même valeur guématrique, 78, et sont des anagrammes l’un de l’autre. Mais le mot (מ ח ל) signifie aussi la guerre !

À chaque fois que l’on mange, il s’agit de prendre en compte les besoins qui composent la société qui nous entoure. C’est à cela que sert de dire une bénédiction avant chaque repas. Pas seulement pour remercier une hypothétique providence, mais pour considérer, dans le respect de l’égalité en dignité de tous les hommes, que les besoins des autres ne sont pas moins légitimes que les miens, pour qu’il n’y ait pas d’injustice des destins et qu’il y ait un minimum d’équité pour que les autres aient leur part de survie. C’est ce qu’enseigne le père à son fils le soir de la Pâque juive : au « Quel est le sens des lois de témoignage, des décrets et des lois sociales mentionnés dans la Torah ? », le père répond : “On ne mange plus après l’afikomane” (ce morceau de matsa consommé après le repas, qui symbolise l’agneau pascal et qui marque la fin de toute consommation jusqu’au lendemain). La réponse paraît étrange face à la question. En fait, le père ajoute : « Mon fils si tu veux saisir le sens des commandements il suffit de comprendre le sens de l’afikomane : mettre une limite à son appétit de vivre, à sa jouissance totalitaire». La limite permet de se situer, certes, par rapport à D. qui a donné l’ordre, mais surtout par rapport au prochain qui lui aussi à son propre appétit de vivre. Accepter ou pas un profane est du même ordre. N’a-t-il pas, lui aussi, le droit à la chance d’être F\M\ s’il est libre et de bonnes mœurs ?

La Franc-Maçonnerie ne nous appartient pas.

Chaque fois que je consomme, je prive le monde de ce que je viens de détruire. Manger de la connaissance c’est ignorer cela et ce serait la mort de la société. Dès que l’on a conscience d’être au  monde, se joue, pour moi, le problème suivant : ne suis-je pas en train de consommer le monde en ignorant ce que je dois connaître pour que le monde survive ?

Dans le premier ordre d’hominisation donné à Adam, dans cette loi tout fut dit. À cause de son échec de la comprendre, elle fut redonnée à Noé, sous la forme des 7 lois noachides.

C’est une liste de sept impératifs moraux, considérée comme le code civil le plus ancien de l’humanité, avec comme commandements :. établir des tribunaux,. l’interdiction de blasphémer,. l’interdiction de l’idolâtrie,. l’interdiction des unions illicites,. l’interdiction de l’assassinat;. l’interdiction du vol,. l’interdiction de manger la chair arrachée à un animal vivant.

Faute de respect, la loi fut répétée dans les 10 commandements et encore diffractée dans les 613 commandements de la loi mosaïque. Les 613 préceptes normatifs délivrés à Moïse, dont 248 positifs (qui imposent certains actes) et 365 négatifs (qui en interdisent d’autres), sont formulés dans les chapitres du Deutéronome 12 à 27. Le nombre 365, celui des préceptes négatifs, est, en plus des jours de l’année, le nombre des nerfs et des tendons dans le corps humain, tandis que le nombre 248, celui des préceptes positifs, correspond au nombre des ossements du corps humain. Le respect de ces commandements, par les juifs pieux, seraient la réparation de la supposée faute de la dégustation de l’arbre de la connaissance et de l’ignorance des lois noachides. En pratique, aucune liste définitive expliquant les 613 lois n’a pu être établie et leur pratique est presque impossible.

Alors, David vint et les réduisit à 11, ainsi qu’il est dit :

. « Celui qui marche dans l’intégrité, qui pratique la justice et qui dit la vérité selon son cœur. Il ne calomnie point avec sa langue, il ne fait point de mal à son semblable, et il ne jette point l’opprobre sur son prochain. Il regarde avec dédain celui qui est méprisable, il ne se rétracte point, s’il fait un serment à son préjudice. Il n’exige point d’intérêt de son argent, et il n’accepte point de don contre l’innocent. (Psaumes 15:1-5).»

Isaïe vint et les réduisit à six :

. « Marcher dans la justice, parler selon la droiture, mépriser un gain acquis par extorsion, secouer les mains pour ne pas accepter un présent, fermer l’oreille pour ne pas entendre des propos infamants, et se bander les yeux pour ne pas voir le mal…» (Isaïe 33:15).

Michée vint et les réduisit à trois :

. pratiquer la justice,. aimer la miséricorde,. marcher humblement. (Michée 6:8).

Isaïe vint encore une fois, et les réduisit à deux :

. observer ce qui est droit, . pratiquer ce qui est juste. (Isaïe 56:1).

Dans les Actes des Apôtres, Luc raconte que, lors du concile de Jérusalem, sous la présidence de Jacques et en présence de Pierre, on convint d’imposer aux païens qui se convertissaient à la religion de Jésus (qui ne s’appelait pas encore le christianisme), des obligations dont il donne à trois reprises la liste et qui ressemble fort aux commandements noachides :

. s’abstenir des viandes immolées aux idoles (comparer la troisième loi noachide: interdiction de l’idolâtrie),

. s’abstenir de l’impudicité (comparer la quatrième loi noachide: interdiction des unions illicites, c’est-à-dire l’inceste),

. s’abstenir des animaux étouffés, c’est-à-dire des viandes non-saignées (à comparer à la dernière loi noachide, dont la formulation rabbinique, toutefois, ne correspond pas exactement: interdiction d’arracher un membre d’un animal vivant),

. s’abstenir du sang (comparer la cinquième loi noachide; interdiction de l’assassinat).

Vus comme des devoirs, formalisant une morale sociétale, les commandements élaborés par le judéo-christianisme et leurs avatars s’imposèrent par l’exhortation, l’excommunication, la torture, le feu, la lapidation et autres exactions.

Depuis les versets 16 et 17, l’homme a cherché à se donner, d’abord, des devoirs de sociabilisation puis des droits immanents et supérieurs, des droits «inhérents à sa personne, inaliénables et sacrés», droits naturels, et donc opposables en toutes circonstances à la société et au pouvoir, à travers une législation qui, aujourd’hui, pose heureusement, en principe, la séparation des pouvoirs religieux et judiciaire  à partir d’un socle développé au XVIIIe siècle et qui évolue encore de nos jours : La première génération fut celle des droits de l’homme civils et politiques ; puis la deuxième génération celle des droits économiques et sociaux ; la troisième génération celle des droits de solidarité ; la quatrième génération celle des droits globaux. Aujourd’hui, les principes des devoirs de l’homme sont devenus, en Europe, les droits de l’Homme inscrits dans la  Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, usuellement appelée Convention européenne des droits de l’homme.  Les principes sont articulés en 18 articles que l’on peut regroupés en grands thèmes parmi lesquels :

. la personne physique (Art. 2 : droit à la vie, Art. 3 : interdiction de la torture, Art. 4 : interdiction de l’esclavage, Art. 5 : droit à la liberté et à la sûreté) ,

. la personne et l’esprit (Art. 9 : liberté de pensée, de conscience et de religion,  Art. 10 : droit à la liberté d’expression,  Art. 11 : droit à la liberté de réunion et d’association),

. la vie privée et familiale de la personne (Art. 8 : droit au respect de la vie privée et familiale, Art. 12 : droit au mariage),

. le droit au procès équitable et les garanties procédurales (Art. 6 : droit à un procès équitable, Art. 7 : légalité des peines, Art. 13 : droit à un recours effectif),

. la non-discrimination (art. 14).

La Convention a évolué au fil du temps et comprend plusieurs protocoles. Par exemple, le protocole N° 6 interdit la peine de mort, excepté en cas de guerre. C’est la Cour européenne des Droits de l’Homme qui est chargée d’en sanctionner leurs transgressions, elle concerne les habitants des 47 pays signataires. Toute personne s’estimant victime d’une violation de la Convention peut la saisir afin de recevoir une indemnisation, contrairement à la Charte universelle des droits de l’ONU de 1948, qui ne prévoit aucune sanction.

Si d’un point de vue personnelle ce sont des droits, par leur observance, ils n’en sont pas moins des devoirs, des obligations, puisque leur transgression est sanctionnée. Comme l’écrit Nietzsche  « Nos devoirs, ce sont les droits que les autres ont sur nous » (Aurore, 1881).

La Convention postule une identité de règles universelles parce qu’elles concernent l’humain. En tant qu’unité, on peut donc dire qu’on on retrouve avec la Convention une supra loi morale des temps modernes régissant les divers systèmes juridiques nationaux. À la différence de la morale religieuse qui veut élever l’humain vers le «vivre ensemble» et surtout vers Dieu, la morale des droits de l’Homme protège l’Homme contre la société, pour lui permettre d’y vivre en égalité de dignité. Le ciel a laissé place à la terre.

Ainsi les quelques 140000 articles de loi, répartis dans les Codes, qui dirigent notre droit français aujourd’hui et qui sont soumis aux 18 principes fondamentaux de la Convention, ne seraient-ils pas l’image fractale du premier commandement du texte de la genèse pour nous obliger à devenir encore plus humain ?

Tu ne mangeras pas du fruit de la connaissance, c’est la reconnaissance de la valeur absolue d’autrui. La liberté est le pouvoir qui appartient à l’homme de faire tout ce qui ne nuit pas aux droits d’autrui : elle a pour principe, la nature ; pour règle, la justice ; pour sauvegarde, la loi ; sa limite morale est dans cette maxime : ne fais pas à un autre ce que tu ne veux pas qu’il te soit fait.

Alors mangeons pour nous nourrir de la conscience de l’autre en réalisant la congruence ponctuelle du manger et du connaître et Abel sera épargné. Bon appétit mes frères et mes sœurs, mes compagnons. 

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Solange Sudarskis
Solange Sudarskis
Maître de conférences honoraire, chevalier des Palmes académiques. Initiée au Droit Humain en 1977. Auteur de plusieurs livres maçonniques dont le "Dictionnaire vagabond de la pensée maçonnique", prix littéraire de l'Institut Maçonnique de France 2017, catégorie « Essais et Symbolisme ».

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