Le 10 mars dernier, nous vous présentions le dernier Cahiers de L’Alliance avec « Le Sacré sans frontières… Voyagez spirituellement avec les ”Cahiers de L’Alliance” »
Aujourd’hui, 450 est heureux de vous présenter le texte de Mina Djaad, docteure en sociologie des organisations, qui a contribué audit « Cahiers » avec un article particulièrement pertinent.
Pour introduire l’article « Camus et le sacré » de Mina Djaad, docteure en sociologie des organisations, publié dans les Cahiers de l’Alliance-Revue d’études et recherche maçonniques (Édition Numérilivre, 2024), il convient de souligner l’importance de l’approche de l’auteure – son titre étant « Camus et le sacré » – qui explore les intersections complexes entre la philosophie de l’écrivain Albert Camus (1913-1960), lauréat du prix Nobel de littérature en 1957, et la notion du sacré. Mina Djaad, en analysant les textes de Camus, cherche à mettre en lumière comment les thèmes de l’absurde et du divin se tissent à travers son œuvre, proposant ainsi une perspective nouvelle sur la quête de sens et les contradictions inhérentes à la condition humaine.
Ce travail, autorisé pour reproduction par 450.fm, enrichit la discussion sur le sacré dans la littérature moderne, offrant une lecture profonde et nuancée qui invite à une réflexion sur notre propre rapport au monde et à l’inexplicable.
Un grand merci aux Cahiers de L’Alliance. Nous vous souhaitons une bonne lecture !
Mina Djaad : « Camus et le sacré
Toute l’œuvre de Camus est une ode au sacré, le sacré de la Nature et de ses éléments mais aussi celui des mythes grecs anciens célébrés au plus près des corps et des pierres qui ont servi à édifier les temples. Dans le sacré camusien il y a toute la révolte de l’homme contre le sacré chrétien qui, selon l’auteur de Noces[1], désincarne la vie et le visage humain du Christ portant la croix. Rien de plus mystique et troublant selon Camus que le mystère chrétien de l’Incarnation, qu’il définit comme « la mise en contact du divin et du charnel dans la personne de Jésus-Christ[2] ».
Lire Camus au-delà de la « philosophie de l’absurde » et de l’image sartrienne d’un « moraliste » tourné contre l’histoire, c’est le projet de nombreux auteurs qui, des premiers textes, L’Envers et l’Endroit et Noces (écrits entre 1935 et 1937), au dernier grand « récit » d’Albert Camus, La Chute (publié en 1956) – ont éclairé l’immanence et le sacré qui sous-tendent ses écrits.
Le sacré camusien de l’homme sans Dieu
Le sacré camusien, par sa dimension païenne, n’est pas rattaché à l’idée d’une transcendance ou d’une divinité, mais, au contraire, exalte les valeurs du royaume terrestre. Camus s’insurge même contre cette idéologie « désincarnée » et, en faisant le chemin inverse, du Ciel vers la terre, tente de réhabiliter les mythes grecs occultés par la tradition judéo-chrétienne.
Les critiques et les philosophes se sont beaucoup intéressés à la question du sacré dans l’œuvre camusienne. Ainsi, Carole Auroy-Mohn s’interroge sur la manière dont l’auteur entend vivre « sans Dieu[3] », alors que Linda Rasoamanana évoque le refus du sacré rituel chrétien et la prédilection de Camus pour le sacré grec[4]. Arnaud Corbic, dans son livre Camus et l’homme sans Dieu[5] part d’une réflexion de Camus à propos de Pascal pour illustrer le refus du philosophe de l’absurde de souscrire à la pensée pascalienne: « Je suis de ceux que Pascal bouleverse et ne convertit pas. Pascal, le plus grand de tous, hier et aujourd’hui[6] ».
Les propos mêmes de Camus au sujet du Christ témoignent de l’admiration profonde pour l’humanité du fils de Dieu : « J’ai conscience du sacré, du mystère qu’il y a en l’homme, et je ne vois pas pourquoi je n’avouerais pas l’émotion que je ressens devant le Christ et son enseignement. Je n’ai que respect et vénération devant la personne du Christ et devant son histoire : je ne crois pas à sa résurrection[7] ».
La force des mythes païens
Mythes païens et mythes chrétiens sont constamment confrontés dans l’imaginaire camusien, soumis à un examen critique. Il en ressort que les mythes grecs, qui évoquent une nature familière et non hostile comme dans les mythes chrétiens, permettent d’établir une relation plus harmonieuse entre l’homme et le monde et font naître un sentiment du sacré qui relève davantage de l’immanence que de la transcendance. Ils permettent d’exalter la vie ici-bas, sans vaines promesses d’un royaume lointain réservé à ceux qui se seront privés de toute jouissance terrestre.
Néanmoins, tout en critiquant le nihilisme de l’idéologie chrétienne, laquelle, fondée sur l’espoir dans une autre vie, détourne le croyant de la seule et unique existence terrestre, Albert Camus reconnaît la grandeur humaine de la figure du Christ. Si le penseur éprouve une telle familiarité avec les valeurs antiques, c’est parce que celles-ci illustrent au mieux sa conception du sacré païen : en refusant toute transcendance, il entend sacraliser la vie et appréhender le monde à travers une approche sensorielle où tous les sens entrent en jeu.
« La pensée catholique me paraît toujours douce-amère. Elle séduit puis me heurte », avait-il confié, jeune lycéen, à son professeur de philosophie, Jean Grenier. Pour lui, la question de Dieu est indécidable. Incroyant, Camus sait pourtant ne pas se reposer dans l’incroyance. Il réfute d’ailleurs qu’on le reconnaisse comme athée.
Camus ne justifie pas son agnosticisme mais il nous explique « Le Christ est peut-être mort pour quelqu’un, mais ce n’est pas pour moi », écrit-il dans les Carnets. « Il ne dit pas que la vérité chrétienne est illusoire, mais seulement qu’il n’a pas pu y entrer. Camus est sensible, exclusivement mais profondément, à l’humanité du Christ[8] ».
Pour Camus, le sacré peut faire référence à ce qui a une valeur absolue en étant digne de respect et qui peut se manifester sous différentes formes dans la réalité, en désignant la nature, l’homme ou le divin. Cependant, la nature et l’homme sont, dans leur horizontalité, les lieux du sacré qui ont une importance particulière pour Camus.
Camus va plus loin dans son interprétation personnelle de la figure christique et évoque, dans ses Carnets, la figure étonnante du Christ-Pan, un Christ médiateur et païen[9] qui représente une image syncrétique des deux mythologies – judéo-chrétienne et païenne. On sait que le dieu Pan symbolise dans la mythologie grecque les cultes pastoraux, la nature sauvage, son apparence étant mi-humaine, mi-animale. En attribuant au Christ les caractéristiques du dieu païen, Camus tente peut-être de réconcilier l’homme avec le monde qui l’entoure, avec la nature à l’état sauvage dont le christianisme l’avait séparé, de lui faire retrouver cette communion avec les éléments, célébrée symboliquement sous la forme sacralisée des « noces ». Cette figure insolite du Christ-Pan qui réunit en elle seule trois natures – divine, humaine et animale – pourrait représenter pour Camus l’homme- dieu parfaitement capable de communier avec la nature. En tant qu’image synthétique de l’esprit chrétien et antique, le Christ-Pan symbolise un être mythique, doué de l’énergie « génésique » du dieu païen dont le nom signifie « tout », qui s’unirait aux forces élémentaires. Ainsi, selon Laurent Bove, Camus présenterait Meursault, sur les traces de Nietzsche, comme un « Christ ou un Antéchrist d’un tout autre type : un Christ d’avant la théologie chrétienne, d’avant l’invention de la faute, du péché, du sacrifice et du rachat, un Christ essentiellement innocent, en communion immédiate avec Dieu dans une expérience vécue d’une béatitude qui n’est pas le privilège d’un seul ou de quelques-uns mais qui peut être partagée par tous[10] ».
L’ambivalence inscrite au cœur de l’élan sacrificiel
Camus opte pour une existence sans Dieu, mais non sans sacré. C’est un sacré empreint d’hellénisme, marqué par la présence charnelle du monde, du cosmos et de la nature. Son éthique de la révolte et de l’amour n’est pas non plus exempte de sacré. Chez Camus, l’amour enveloppe la révolte et lui évite de sombrer dans le nihilisme. C’est une révolte qui débouche sur la vie.
« L’homme révolté est l’homme situé avant ou après le sacré, et appliqué à revendiquer un ordre humain où toutes les réponses soient humaines, c’est-à-dire raisonnablement formulées », écrit Camus. La notion de sacrifice est alors entachée de négativité, en ce qu’elle suppose la soumission aveugle à un ordre transcendant et la remontée d’un fond obscur de violence.
Camus est né dans une époque d’exaltation du sacrifice, valorisé aussi bien par un certain discours religieux doloriste que par les appels patriotiques. Il a connu le siècle du sang versé et des ivresses de destruction. Mais il ne peut ignorer pour autant le courage du don de soi, l’oblation généreuse des résistants ou de révolutionnaires avides de fraternité. L’ambivalence inscrite au cœur de l’élan sacrificiel appelle donc, au croisement des réflexions historiques, morales et métaphysiques qui traversent l’œuvre camusienne, cette question : l’homme peut-il être replacé au cœur « d’un ordre humain où toutes les réponses soient humaines » ?
Le sacré est inscrit dans le cœur même de l’œuvre camusienne comme une ode à la vie célébrée dans l’opalescence des sens, l’ouverture de Noces à Tipasa en témoigne avec ce ravissement inégalé à le lire : « Au printemps, Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l’odeur des absinthes, la mer cuirassée d’argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la lumière à gros bouillons dans les amas de pierres. A certaines heures, la campagne est noire de soleil (…) Nous marchons à la rencontre de l’amour et du désir. Nous ne cherchons pas de leçons, ni l’amère philosophie qu’on demande à la grandeur. »
Et, enfin, à Camus de conclure dans une allégorie philosophique célébrant le sacré de Mère Nature : « Je comprends ici ce qu’on appelle gloire, le droit d’aimer sans mesure[11] ». Phrase augustinienne comme un hymne à l’amour de Dieu, « la mesure de l’amour c’est d’aimer sans mesure », revue par Camus pour être gravée sur une pierre tournée aux vents de la Mer en témoignage à la grandeur sacrée de son œuvre. »
Ce cahier de l’Alliance résonnait particulièrement avec le temps pascal – moment de sa publication – et nous invite toujours à réfléchir sur la valeur du Sacré, telle que perçue par Albert Camus. Une lecture enrichissante pour les esprits curieux et les chercheurs de sens. Pour vous procurer ce cahier et les numéros précédents, vous pouvez vous rendre sur le site de l’Alliance Maçonnique Française ou chez Numérilivre.
[1] Albert Camus, Noces, suivi de L’Été, Paris, Gallimard, Folio, 1959.
[2] Albert Camus, Carnets III, Paris, Gallimard, NRF, 1989, p. 177-178.
[3] Carole Auroy-Mohn, « La question de l’incroyance », dans le cadre du colloque « Albert Camus : littérature, morale, philosophie », ENS, 2007.
[4] Linda Rasoamanana, « Refus de Dieu et sens du sacré chez Camus », in : Camus et le sacré, Actes du 7e colloque international de Poitiers, 31 mai, 1er et 2 juin 2007, Biard, Imprimerie Nouvelle, 2009.
[5] Arnaud Corbic, Camus et l’homme sans Dieu, Paris, éditions du Cerf, 2007.
[6] Albert Camus, Cahier III, avril 1939 – février 1942, In : Œuvres complètes II, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2006, p. 909.
[7] Déclarations d’Albert Camus citées par Roger Quilliot dans les Commentaires de L’Homme révolté, dans l’édition de la Pléiade.
[8] Arnaud Corbic, interview au Journal La Croix – 15 mars 2010.
[9] Camus propose cette figure du Christ dès 1958, dans les Carnets III, avril 1939 – février 1942, In : Œuvres complètes II, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2006, p. 220.
[10] Laurent Bove, « Le dernier homme. Le silence de la mère et le corps du Christ : une philosophie pour L’Etranger » dans l’ouvrage édité avec André Comte-Sponville et Patrick Renou, Albert Camus. De l’absurde à l’amour, Vénissieux, Paroles d’Aube, 1995 (rééd. Bruxelles, La Renaissance du Livre, 2002).
[11] Extraits de « Noces à Tipasa », in Noces, Albert Camus, Editions Gallimard, 1959.
Merci à Mina Djaad pour son remarquable article sur Camus et le sacré. Passionnant de bout en bout. Ce qu’elle dit de l’attachement camusien à l’humanité du Christ me paraît particulièrement pertinent et me fait penser au fameux « homme incomparable » de Renan (« La Vie de Jésus », 1863) qui lui valut le rejet de la chrétienté, notamment bretonne. Son analyse n’est pas sans susciter chez moi bien des interrogations car ces deux écrivains-philosophes n’ont pas grand-chose en commun par ailleurs. Mais le but de l’article n’est-il pas de faire penser justement ? Merci encore et bravo.
Dominique Besançon.
Paroles attribuées à Camus selon, ce texte : ” « J’ai conscience du sacré, du mystère qu’il y a en l’homme, et je ne vois pas pourquoi je n’avouerais pas l’émotion que je ressens devant le Christ et son enseignement. Je n’ai que respect et vénération devant la personne du Christ et devant son histoire : je ne crois pas à sa résurrection[7] »” . TOUT EST DIT !!! ( et peut satisfaire les3/4 des croyants ou pas en Dieu de cette Planète) On ne doit pas cependant comme semble le faire CAMUS, confondre la CROYANCE et la REALITE. La Croyance contient le doute. Un croyant qui ne doute pas n’est plus un croyant, il devient un FANATIQUE;
Bravo et merci chère Mina pour ce nouvel apport toujours aussi pertinent.