(Il faut bien que jeunesse se passe !)
« Le signe de la jeunesse, c’est peut-être une vocation magnifique pour les bonheurs faciles. Mais surtout, c’est une précipitation à vivre qui touche au gaspillage ».
ALBERT CAMUS
(Noces « L’été à Alger ».1938)
Comme épisodiquement, le problème de l’adolescence revient dans l’actualité avec son lot d’inquiétudes devant la violence ou le désespoir des jeunes. Problème éternel de passage entre l’enfance et l’âge adulte qui est mis en exergue par une information omniprésente, donnant soit dans le sensationnel qui fait vendre ou une réflexion sérieuse.

Dans le denier cas, l’article de Marie Rose Moro, psychiatre d’enfants et d’adolescents, psychanalyste et enseignante à l’université de Paris Cité, intitulé « La santé mentale des adolescents » (1) est passionnant. Elle évoque le rajeunissement de la notion d’adolescence vers 11 ans et sa finalité vers 25, quand le sujet arrive à la finalité de sa constitution physique et psychique. Temps considérable qui voit se dérouler un spectre considérable de constantes et de variantes dans cette longue période de passage à l’âge adulte. Marie-Rose Moro soulignant qu’en dehors des problèmes classiques de l’adolescence, la question du genre vient hanter les jeunes qui ont de plus en plus de mal à évaluer les limites de leur corps et de leur personnalité, cela remettant en cause leurs tentatives d’insertion dans la société. Cependant, reste la constance des tendances à l’idéalisme et à une violence, un rejet d’un monde décevant.
Il est fondamental pour la Franc-Maçonnerie que nous puissions avoir une réflexion sur l’adolescence et son « passage chrysalidale », car nos futurs Frères et Soeurs sont encore dans cette transformation et que nous-mêmes y avons laissés quelques illusions sur le bas-côté du chemin !
I-NAVIGUER A GRAND PEINE SUR L’OCEAN DES DESIRS ET DE L’IMAGINAIRE.

Être adolescent c’est résister aux tempêtes qui le ballottent dans l’océan du devenir en quittant le sentier de l’irréel pour celui d’un réel qui n’a rien d’une route faite de pavés lisses, traversant un paysage harmonieux et ensoleillé ! Ce n’est pas automatiquement un voyage sûr comme cela est souvent prétendu, sinon espéré et attendu. Au contraire c’est un voyage dangereux dont le voyageur ne sort pas toujours indemne. Il peut même y perdre la vie physique ou mentale, parce que les pièges sont aussi nombreux que les faiblesses du voyageur et à cause de celles-ci, il devient lui-même son pire ennemi, rejetant sa révolution interne sur l « ennemi » extérieur, en se posant la question s’il existerait un Sentier universel (religion, philosophie, engagement politique) qui pourrait cohabiter avec celui qu’il tente de tracer et qui va sans doute déboucher sur la question momentanée de savoir si « la » vérité et « sa » vérité ne seraient pas un pays sans chemins, une jungle ou le maniement de la machette est plus utile que celui des nobles idéaux !
L’adolescence est le temps où l’on se perçoit comme un être unique, irremplaçable, profondément original. Tout ce qui apparaît comme médiocre devient étranger. L’adolescent se met à discuter de l’existence de « Dieu-Le-Père » et refait le monde à sa convenance. Au seuil de sa vie d’homme, il ne voit sa vie qu’en terme de destin. C’est l’âge du tout ou rien, l’âge où l’on ne donne rien si l’on ne donne pas tout. C ‘est l’heure des choix héroïques, où l’on embarque si le voyage en vaut la peine et qu’on peut s’y jeter corps et âme, tout entier, quel que soit le prix à payer au terme de l’aventure et que l’adolescent paiera. Les périls ne l’effrayent pas : ils l’exciteraient plutôt ! François Mauriac écrit, dans son livre « Le jeune homme » : « La jeunesse pardonne à celui qui l’immole, pourvu qu’il le délivre de cette force surabondante et dont elle étouffe, pourvu qu’elle agisse enfin et qu’elle domine ». L’écrivain montre avec force tout ce que l’adolescent comporte d’excessif, de dangereux, d’inadaptable à la vie en société. Il vit une saison trouble, aux frontières indistinctes, que beaucoup d’hommes n’arrivent pas à franchir et qu’ils restent prisonniers de ce qu’ils furent à cette période.

La perspective de mourir précocement ne modère pas son enthousiasme, mais l’exalte au contraire, car la pensée de la mort est familière : avec la découverte de son corps et le sentiment de la nature, cette attirance vers la mort, vers thanatos, est tenu par les psychologues comme l’une des caractéristiques de la crise juvénile. Par son caractère brutal et définitif, elle satisfait chez l’adolescent son besoin d’absolu. Il aura, parfois, recours à elle, quand sa vie ne prendra pas la hauteur à laquelle il prétend, et elle viendra lui conférer cette gloire que le monde lui refuse. L’adolescence est un moment où l’on se suicide beaucoup. Même quand on ne l’appelle pas prématurément, la mort est ce majestueux accord qui met fin à une vie que l’on souhaite plus intense que longue. Elle est une échéance à laquelle l’adolescent ne cesse de penser, si Eros ne contrebalance pas cette orientation mortifère.

La seule inquiétude de l’adolescent est de ne pas trouver le champ où sa valeur peut s’exercer, l’aventure qui comblera ses vœux. Il est prêt à conquérir le monde, le détruire et le reconstruire. En fait, il veut laisser une trace. Une adhésion à une entreprise collective dépendra alors des possibilités de réalisation individuelle que cette entreprise lui paraîtra présenter. Quand il se met à l’héroïsme, ou parfois au martyre, ou si plus banalement il milite, c’est toujours en vue de son propre accomplissement. Il veut bien mourir, mais à condition d’avoir été le héros de la pièce. Il refuse de n’être seulement qu’un figurant. Un poète allemand nous dit que l’adolescence est « une ivresse sans vin » ! Ce qui pourrait illustrer au mieux ce vécu de l’adolescent serait, étrangement, la prière des parachutistes (2) :
« Donnez-moi, mon Dieu, ce qui vous reste
Donnez-moi ce qu’on ne vous demande jamais
Je ne vous demande pas la richesse
Ni le succès, ni même la santé
Tout ça, mon Dieu, on vous le demande tellement
Que vous ne devez plus en avoir
Donnez-moi, mon Dieu, ce qui vous reste
Donnez-moi ce que l’on vous refuse
Je veux l’insécurité et l’inquiétude
Je veux la tourmente et la bagarre
Et que vous me les donniez, mon Dieu
Définitivement
Que je sois sûr de les avoir toujours
Car je n’aurai pas toujours le courage
De vous les demander »
Existe, chez l’adolescent, une suprématie de l’instinct sur la raison, de l’action sur la réflexion et du corps sur l’esprit. Elle est ce temps où le corps aspire au mouvement. La supériorité se mesure alors à la maîtrise que l’on possède sur son corps et aux périls qu’on lui fait volontairement courir. Il est plus rassurant de rechercher son accomplissement personnel dans la prouesse physique que dans les progrès spirituels indécis, exceptée pour une minorité qui va s’investir dans des orientations religieuses, philosophiques, ou tenter la voie artistique.
II- APPARTENIR A UN CLAN POUR AFFRONTER LA SOCIETE.

L’évolution des âges conduit l’adolescent et l’adulte à s’affronter jusqu’à ce que le premier (à part quelques cas relevant souvent du pathologique et de la volonté névrotique de « rester dans l’enfance ») soit obligé de rejoindre le « camp » des adultes, en faisant souvent le deuil de son imaginaire de toute-puissance. La société des adultes n’a que faire des exigences : à ceux qui arrivent avec des vocations, elle offre le plus souvent que des métiers, car les héros lui sont moins indispensables que les employés ponctuels. Elle va être le rouleau compresseur qui va broyer les forces vives de l’adolescence. Toute la littérature évoque cette reddition fatale de la jeunesse face à l’alignement de la jeunesse : Le Rastignac de Balzac et son célèbre « Paris à nous deux » est vaincu d’avance ! Le quarantenaire ne peut que s’étonner, avec dérision, sur ce qu’était son corps à vingt ans et sur l’écart qui sépare les aspirations du jeune âge de la monotonie de l’existence quotidienne, de la médiocrité de ses besognes et de la petitesse de ses plaisirs. D’autant que parent, il constate avec dérision, sa propre image en révolte contre lui à-travers ses propres enfants, tout en sachant d’expérience qu’ils vont rejoindre tôt ou tard la banalité nécessaire au fonctionnement de la société qui ne peut se permettre les écarts que dans des temps très contrôlés.

Le problème actuel de la jeunesse est que les aînés ne savent plus tuer ses rêves et qu’ils ne savent plus lui créer des rêves provisoires, de passage initiatique d’un état à un autre. L’adolescent, lui, continue à chercher une révolution, un grand dessin, un projet qui ne soit pas médiocre, quelque chose qui séduise la raison, comble l’âme et enflamme le coeur. La jeunesse voudrait un chantier et on ne lui offre qu’un self-service ! Une forme de « cauchemar climatisé » dont parle Henry Miller, ou déjà Antoine de Saint-Exupéry, auparavant, quand il écrivait : « Nous vivons le temps des mares, il n’y a plus de torrents ». Pour faire face à l’alignement et le retarder au maximum, les adolescents vont se constituer en bandes, en clans. La jeunesse est un monde clos dont les lois et les motivations échappent aux adultes, même si ceux-ci, avec sympathie, cherchent à en percer les secrets. L’adolescent reste inintelligible tant qu’on ne reconnaît pas, une fois pour toutes, son complet divorce d’avec les valeurs qui lui sont proposées par notre société et qui reflètent un matérialisme désespérant. Jean Rousselet écrit (3) : « Leur soi-disant fureur de vivre moderne semble alors se transformer en une fatigue de vivre ».

Le clan, c’est l’utopie réalisée quelle tire du rêve, c’est le lieu où va s’épanouir tout ce que la société des adultes refuse. Le clan à ses codes et ses tabous, ses légendes, ses guerres et ses fêtes. Il a parfois une structure extraordinairement organisé, parfois simplement ébauchée, mais qui tend toujours à en faire une véritable société en réduction. Le clan est régi par un code moral particulier et il a ses lois rigoureuses, ses punitions souvent implacables, ses excommunications et ses persécutions sur ceux qui n’en font pas partie, le rejet de l’ « étranger au groupe » dans les ténèbres extérieurs. On assiste à la création d’une société plus ou moins parachevée, de substitution, qui remplace l’autre, celle des adultes. Cette dernière accentue le phénomène par une perte de vitalité de l’organisme social, qui n’assimile plus sa jeunesse et ne lui propose rien d’exaltant ! Le clan est soumis à une épreuve d’initiation où l’impétrant doit fournir la preuve de sa valeur qui comporte assez souvent des risques physiques. Les jeunes du clan ont des mots de passe et même des embryons d’uniforme : on se distingue aussi par le port de vêtements, mais quand le clan devient connu, les signes trop voyants sont remplacés par des détails imperceptibles : manière de se serrer la main, port d’un insigne à la boutonnière, langage codé.

Les membres se sentent solidaires et sont ensemble « à la vie, à la mort ». Les liens familiaux, ou la conscience de classe, sont relégués par rapport à cette communion où la personnalité de chacun se trouve exaltée et les forces multipliées. Qui n’était qu’impuissance quand il n’était pas dans le clan se voit tiré de l’insignifiance, sauvé de la désespérante solitude. L’objet du clan est de devenir le lieu privilégié où s’épanouissent les aspirations intimes du sujet, dans l’illusion de ne représenter qu’un seul corps (comme dans l’armée, appartenir à un « corps de troupe » !). Naturellement, ils ont le culte de l’amitié et aiment le cérémonial et les rites vaguement magiques qui renforcent l’amitié, souvent naïfs ou redoutables. Beaucoup plus que le secret dont ils aiment s’entourer, c’est un état d’esprit particulier qui rend le clan incompréhensible aux adultes : l’échelle des valeurs n’est pas la même, et la communication ne peut s’établir entre des ordres aussi différents. Le malentendu est inévitable. Les adultes ne s’aperçoivent pas que la jeunesse est une flamme qui se soucie peu de brûler pourvu qu’elle s’accomplisse en se consumant. La force de la jeunesse réside dans l’énergie dont elle déborde et qui lui permettrait, théoriquement, de changer le monde. La faiblesse est, que si on lui donne le monde à changer, elle usera cette énergie à des besognes infimes ou inefficaces. Mais cet excès de vie, il faut de toute façon qu’elle s’en libère.
L’idéal du confort matériel qui est aujourd’hui proposé au monde s’accorde mal aux profondes aspirations de la jeunesse à qui on offre la sécurité alors qu’elle n’aime que le risque…
III- LA FRANC-MACONNERIE COMME PONT SYMBOLIQUE ENTRE ADOLESCENCE ET ÂGE ADULTE ?

Nous savons que l’homme oscille, au gré des événements de sa vie privée et collective, entre trois instances en mouvement : le réel, l’imaginaire et le symbolique. L’adolescence se caractérise par la prépondérance de l’imaginaire et le refus du réel que les adultes proposent. Bien sûr, à terme, l’adolescent sera contraint à accepter la défaite et d’adopter la réalité peu enthousiasmante de la vie courante sans trop avoir l’espace d’une négociation avec ses « illusions perdues ». C’est cette assimilation du concept de symbolisme qui peut, chez l’adulte, faire équilibre entre réel et imaginaire et qui permet d’opérer un balancement entre les deux notions précédentes sans en rejeter une pour autant.
La Franc-Maçonnerie, de par le fonctionnement de ses structures et sa pensée représente assez ce que serait l’entrée pour eux, dans le monde des adultes, tout en conservant dans le réel, une part importante à l’imaginaire. L’institution maçonnique est le prolongement d’une structure clanique décrite précédemment : initiation, mot de passe, vêture spécifique durant les tenues, récits légendaires sur lesquels s’appuient une idéologie, attachement au groupe et recherche permanente de solidarité et d’amitié, impression d’être membre d’un seul corps, donc d’un retour dans la mère, l’ « Uma » communautaire des musulmans. Bien entendu, c’est à la Maçonnerie de traduire que cette « mise en scène » est un passage au symbolique et non une vérité de type religieux, au risque de n’apparaître que comme l’illustration d’une régression. La symbolique maçonnique rassemble des oppositions pour les élever à une transcendance, sous peine d’entrer dans le domaine du sectaire. Ce que nous pouvons malheureusement constater parfois dans le fonctionnement de certaines loges.
Si la Maçonnerie ne devenait pas cette force de proposition à la jeunesse, existerait alors le risque de la récupération par la politique extrémiste des élans provisoires de la jeunesse. En particulier l’extrême droite : les historiens et sociologues pensent que le nazisme, par exemple, fut le phénomène de la jeunesse au pouvoir. En 1933, Baldur Von Schirach, 26 ans, nommé Fürher de la jeunesse, organise pour elle la conquête du pays, avec ce slogan : « L’Allemagne a vingt ans. Ceux et celles qui sont plus âgés ne compte pas ». Devant cette mobilisation des jeunes qui se voyaient livrer, corps et âme, et qui stupéfiait le monde, il y eut la prise de conscience que les adultes étaient moralement exclus et que la société allemande régressait jusqu’au délire et ce, jusqu’à l’apocalypse de la fin du IIIe Reich. L’un des grands observateur de cette période, Robert
d’Harcourt (4), dans des cahiers clandestins de « Témoignage chrétien » écrivait : « Dans le simplisme des mots d’ordre et des impératifs du nazisme hitlérien, dans le romantisme de l’aventure de la guerre et de la mort, dans le vitalisme sommaire divinisant l’impulsion aux dépens de la réflexion, dans le culte de la dureté, dans l’amour du bruyant, du voyant et du collectif, dans la communion avec la nature et le plein-airisme, il y a une conformité naturelle avec les lignes essentielles de la psychologie de l’adolescence. Entre jeunesse et national-socialisme, on pourrait, sans exagération, dire qu’il y a une sorte d’harmonie préétablie ». Magnifique analyse !

Le fascisme, c’est le clan à la puissance mille : il n’exige pas que l’adolescent devienne un homme, il l’encourage au contraire dans les vertus et les vices de son âge, il entretient le passage au lieu de lutter contre toutes celles des tendances qui sont incompatibles avec une vie en société normale, il les exalte au contraire, il les accroît. La société fasciste n’absorbe pas sa jeunesse : elle s’organise autour d’elle comme si elle était immortelle. Nicolas Berdaïeff écrivait : « L’enthousiasme de la jeunesse nationale-socialiste tient de la pathologie ». Le dynamisme de la jeunesse devient comme une marée qui recouvrirait les imperfections de la société. Dans ce cas-là survient tout ce qui est inhérent à la jeunesse : le goût de l’action violente libératrice, le romantisme de la mort que l’on risque, que l’on donne et que l’on partage, l’ascèse d’un corps dont on exige tout, la fraternité avec ceux qui vivent, combattent et meurent côte à côte. Il convient alors de ne pas modifier sa personnalité : il suffit de la laisser se développer selon ses tendances mal refoulées à l’époque où il fallait encore donner le change ! Le discernement, voilà l’ennemi.
Puisse la Franc-Maçonnerie offrir à la jeunesse l’intérêt de partager nos chantier où elle pourra vivre le conflit propre à tout homme entre réel et imaginaire en le transcendant par le symbolique…
NOTES
(1) Moro Marie-Rose : La santé mentale des adolescents. Paris. Revue « Etudes ».N°4325. Avril 2025. (Pages 33 à 42).
(2) Perrault Gilles : Les parachutistes. Paris. Ed. Du Seuil. 1961. (Page 157).
(3) Rousselet Jean : La jeunesse malade du savoir. Paris. Ed. Grasset.1980.
(4) Robert d’Harcourt (1881-1965) : Grand intellectuel catholique. Auteur de nombreux articles et ouvrages. L’un qui concerne notre sujet s’intitule : « L’Evangile de la force, le visage de la jeunesse du IIIe Reich ». Paris. Ed. Perrin 2021.
BIBLIOGRAPHIE
- Vasse Denis : « Le poids du réel, la souffrance ». Paris. Ed. Du Seuil. 1983
- Debesse Maurice : « L’adolescence ». Paris. PUF. 1969.
- Freud Sigmund : « Trois essais sur la théorie sexuelle ». Paris. Ed. Gallimard.1987.
- Kristeva Julia et Moro Marie-Rose : « Grandir, c’est croire ». Paris. Ed. Bayard. 2020.
- Pankow Gisela : « Structure familiale et psychose ». Paris. Ed. Aubier-Montaigne. 1977.
Merci pour cet article qui me parle