dim 08 juin 2025 - 07:06

La guerre des Mythes

Le mythe du bon sauvage est secoué dans ces lignes ; l’archéologie du 21e siècle montre que rien n’est inéluctable : bonne nouvelle !

Chez nous les Francs-maçons, on peut dire « au commencement était la Bible ». Et celle-ci commence par la Genèse, elle-même débutant avec la description du Paradis, qu’Adam et Eve perdront dans les circonstances frugivores que nous connaissons. A la lecture de l’aventure comme rédigée, par Moïse semble-t-il, on n’ose trop dire qu’Eve était bonne fille, un peu trop copine avec le serpent, toussa…

Adam n’était pas trop « futt-futt », mais fondamentalement, c’était un bon gars, juste un peu sauvage. Un bon sauvage, tiens, ça nous rappelle un célèbre texte : « Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes ». Cette dissertation date de 1754.

JJ Rousseau

Elle est signée Jean-Jacques Rousseau et affirme l’état d’innocence originelle de l’homme.

Cela entrait en contradiction avec ce que racontait Thomas Hobbes dans son « Léviathan », en 1651 déjà. Il soutenait que l’homme est profondément égoïste de nature et que les dispositifs répressifs de l’État sont nécessaires pour que la vie en société reste possible.

Bien plus tard, le sciences humaines (histoire, anthropologie, archéologie) ont tenté de chercher quelle thèse se rapproche le plus de la vérité. Jusqu’il y a peu, le gagnant c’est Rousseau, donc aussi la Bible et sa Genèse. Décrit ainsi, ce n’est pas très étonnant !

Sapiens – Yuval Noah Harari

Deux synthèses majeures récentes : Homo Sapiens, de Yuval Noah Harari, et le Triomphe des Lumières, de Steven Pinker.

Ce dernier est actuellement en première ligne pour défendre Harvard contre les trumpistes.

Le livre de Pinker décrit comme une réussite les processus civilisationnels de la zone territoriale et la période historique dotée de l’écriture. La réussite tient essentiellement à une réduction de la violence mesurable. Certains ont objecté que dans d’autres zones, notamment les zones marginales, l’image est bien moins idyllique. Et ce que nous voyons dans notre quotidien ( retour des empires, guerres hybrides, communautarisme…) ne nous incite pas à dormir sur nos deux oreilles.

Épris de liberté et d’égalité, nous voyons encore beaucoup d’inégalité, de domination, dans notre monde actuel. La société est devenue si complexe qu’elle nous semble bloquée : c’est l’enfer, bien que toujours pavé de bonnes intentions affichées.

Comment en sommes-nous arrivés là ? 

Le narratif simplifié ( mythe ) est linéaire :

1/ le paléolithique = l’Éden = les chasseurs-cueilleurs ;
2/ le néolithique = l’agriculture = stockage des excédents = capitalisme = hiérarchies verticales = villes ;
3/ on civilise les villes, on extrapole à l’État.

David Graeber

Un livre a été écrit par deux David (mais ne se veut pas une nouvelle bible) : « au commencement était… » L’un était anthropologue (et anar), David Graeber, l’autre archéologue, David Wengrow.

Le narratif linéaire date en fait du 20e siècle, époque où on connaissait peu les périodes paléo- et néolithiques, par manque de documents écrits. L’interprétation des sites archéologiques est plus difficile, mais les décennies récentes ont vu les découvertes importantes s’accumuler, permettant de corriger les interprétations antérieures un peu rapides (ou idéologiques).

Le mérite du livre des deux David, c’est de porter pas mal de ces éléments au grand public.

Voici quelques un de ces faits notables, et qui secouent le mythe régnant.

D’abord, parmi les conquérants du nouveau monde, il y avait ceux qui étaient chargés de bien le comprendre et d’en ramener la substantifique moelle à leurs supérieurs en Europe. Cela incluait les religieux. Presque tous se sont de manière récurrente étonnés. Ils découvraient chez les « sauvages » une incroyable maîtrise des notions abstraites que nous nommons actuellement « valeurs ». Oui, celles qui nous tiennent si fort à cœur dans nos enseignements et travaux maçonniques. De plus, la plupart des sauvages disposait d’une éloquence qui faisait vaciller leurs interlocuteurs européens.

Kandiaronk

C’est au point que plusieurs (dont le chef huron Kandiaronk) ont été invités en Europe. Pourquoi ? Afin de défendre eux-mêmes leur point de vue en Europe. Devinez qui s’est arrangé à cette occasion pour échanger avec eux à propos des notions philosophiques ? Nos Lumières, bien sûr.

Notre duo de Davids a effectué une relecture des comptes-rendus de l’époque. Découverte : les systèmes de vie de plusieurs tribus étaient, en termes de libertés individuelles et de démocratie, proches de notre société démocratique. En fait, bien plus proches de la nôtre que de celle de nos ancêtres de l’époque des conquêtes. 

Linéarité du narratif mise à mal : guerre des mythes

Il y a eu des villes sans agriculture, des villes « égalitaires », sans hiérarchie héréditaire avec pouvoir sans limites. Il y a aussi eu des zones qui ont abandonné l’agriculture, ou les hiérarchies liberticides. Bref, un gros foisonnement. Une partie du foisonnement est attribuée à la « schismogénèse », qui est aux tribus ou chefferies contiguës ce qu’est l’esprit de contradiction aux individus. Il était donc très fréquent d’avoir des mœurs radicalement différentes entre deux peuplades qui se connaissaient bien, mais chacune « persistant et signant » ses choix.

Devons-nous réviser d’autres croyances ?

Francis Fukuyama

Cela commence par la question initiale : la société actuelle est-elle vraiment non déblocable ? Non, puisque beaucoup de systèmes se sont succédé et dans des sens parfois opposés, et durant des périodes notables. Cela montre que presque tous les systèmes peuvent fonctionner dans la durée. Mais il faut retenir que l’esprit de contradiction rôde toujours et qu’il n’y aura pas de « fin de l’histoire » telle celle de Fukuyama.

L’archétype du sauvage hirsute analphabète est repoussé bien loin dans les millénaires. Il laisse la place à des gens « comme nous » même avant le néolithique.

Désigner le meilleur système sociétal pour les humains reste une gageure, malgré la multiplicité des systèmes qui ont coexisté. Toutes les nuances entre individualisme et collectivisme semblent avoir été testées quelque part. Il en va de même pour les régimes patri – ou matrilinéaires, idem pour les stratifications de classes sociales, etc.

Nos deux David ont quelque part échoué à mettre le doigt sur une origine simple de l’inégalité. Et à voir l’ininterrompue succession des systèmes différents, il reste impossible de prédire de quoi après-demain sera fait.

Bref, restons vigilants et persévérants ! Et soyons rassurés : le pire n’est pas certain, et nous avons un peu de prise sur notre destin.

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Patrick Van Denhove
Patrick Van Denhovehttps://www.lebandeau.net
Après une carrière bien remplie d'ingénieur dans le secteur de l'énergie, je peux enfin me consacrer aux sciences humaines ! Heureux en franc-maçonnerie, mon moteur est la curiosité, et le doute mon garde-fou.

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