mer 16 juillet 2025 - 13:07

Peut-on utiliser les outils modernes de communication en Franc-maçonnerie sans y perdre son Rituel ?

À une époque où les loges maçonniques étaient peu nombreuses, l’organisation des Tenues suivait un rythme tranquille. Au début de chaque année, les participants notaient à la main, au crayon, les dates des futures sessions dans leurs agendas personnels. La poste constituait le seul moyen de transmettre des informations spéciales, tandis que le bouche-à-oreille servait de lien constant entre les membres. Tout se déroulait plus lentement, mais dans une atmosphère sereine et apaisée.

Puis, avec la généralisation du téléphone, une nouvelle ère s’est ouverte. Cette évolution aurait pu perdurer jusqu’à une transformation naturelle des pratiques, mais une révolution inattendue a émergé. Initiée par de jeunes innovateurs de la côte ouest des États-Unis, la révolution numérique a introduit des outils tels que le télétexte, le fax, l’e-mail, le SMS, le MMS, le chat et la vidéoconférence. Ces innovations, perçues par certains comme des intrusions, ont commencé à interférer avec la tradition initiatique des cercles de réflexion, où la quête de lumière passait par des travaux introspectifs.

Aujourd’hui, une nouvelle génération privilégie les bornes Wi-Fi pour connecter ses smartphones dernier cri ou ses tablettes, au détriment, parfois, de la profondeur des échanges traditionnels. Cette évolution soulève une question brûlante : « Est-ce mieux ou moins bien qu’avant ? » Nul ne peut trancher avec certitude, car cela renvoie à la notion controversée de « progrès ».

Une Perspective Historique sur le Progrès

Calèche des chemin de fer, entre 1841 et 1844.

Pour les nostalgiques, rappelons un exemple éclairant. En 1910, à Paris, mon arrière-grand-père souffrait des conséquences de la pollution urbaine. À cette époque, 80 000 véhicules hippomobiles parcouraient les rues, nécessitant l’intervention de 3 200 cantonniers et 600 balayeuses pour retirer quotidiennement 900 tonnes de crottin. Les Champs-Élysées étaient même soumis à une circulation alternée pour permettre la cohabitation des chevaux et des vélocipèdes. Ce fléau n’épargnait pas d’autres grandes villes : New York recyclait annuellement 15 000 carcasses de chevaux, et Chicago 8 000. En 1910, un sommet mondial de l’urbanisme, réuni à New York pendant dix jours, s’est soldé par un échec face à ce problème insoluble. Pourtant, dix ans plus tard, l’automobile a remplacé les chevaux, apportant une nouvelle forme de pollution, bien que le vent soit alors présenté comme une solution miracle pour dissiper les fumées.

Marc Giget

Cet exemple illustre la double problématique du progrès technologique et de la préservation des valeurs fondamentales. Le premier point mériterait une analyse approfondie. Lors d’une interview en studio d’une heure avec Marc Giget, président du Club de Paris des directeurs de l’innovation, ce dernier a résumé sa pensée :

« Si cela sert les humains, c’est bénéfique ; si c’est techno-chiant, il faut s’arrêter. »

En d’autres termes, la technologie est positive lorsqu’elle libère l’individu et trouve une utilité concrète, mais devient problématique si elle ne sert qu’à encourager une surconsommation inutile.

Technologie et Valeurs Initiatiques : Une Coexistence Possible ?

À y regarder de près, les pratiques philosophiques n’ont jamais été étrangères aux avancées technologiques. Les rituels, autrefois transmis oralement, sont aujourd’hui imprimés sur du papier glacé de 300 g avec des pochettes cartonnées. Les décorations des officiants sont brodées par des machines électroniques performantes, les temples sont éclairés grâce à des centrales nucléaires, et les participants arrivent en véhicules modernes, parfois polluants. Les agapes, issues d’une agriculture intensive et chimique, sont préparées avec des techniques automatisées. Même les bougies, qu’elles soient électriques ou non, s’éloignent des modèles artisanaux à la cire d’abeille d’antan. Les outils symboliques comme les compas, équerres et règles proviennent souvent d’une production de masse, et les tabliers, bien que portés avec fierté, ont parfois parcouru plus de kilomètres que leurs propriétaires.

Comme l’a judicieusement écrit Maurice Druon :

« Une tradition n’est jamais qu’un progrès qui a réussi. »

La Franc-Maçonnerie, en tant qu’art vivant, s’est toujours adaptée à son époque en innovant, en testant et en intégrant ce qui fonctionne. Ainsi, les outils contemporains peuvent être utilisés, mais avec discernement, en respectant l’esprit de cette tradition.

L’Essence de la Pratique : Au-delà de la Forme

Mais quelle est l’essence de cette démarche ? Si l’on dit que c’est le rituel, certains rétorqueront qu’il s’agit d’une forme plutôt que d’une substance. Si l’on évoque la fraternité, d’autres y verront une conséquence plutôt qu’un fondement. Peut-être faut-il chercher dans un travail conscient sur le symbolisme, guidé par les principes de la géométrie sacrée, une piste plus éclairante. Les symboles – fil à plomb, niveau, soleil, lune, tableau de loge, pavé mosaïque, delta rayonnant, ou encore les nombres 3, 5, 7, et les formes géométriques comme le carré, le triangle, le pentagramme ou le cercle – servent de supports pour cheminer de la dualité humaine vers une libération des passions.

Ces outils permettent d’unir esprit et matière, représentés par le croisement du fil à plomb et du niveau, pour élever l’humanité et renforcer la fraternité. L’objectif ultime est l’élévation progressive de la conscience, libérant l’individu de ses pulsions pour favoriser un enrichissement mutuel. Les participants deviennent des « suppléments » les uns pour les autres, au-delà de simples compléments compensant des manques.

Au XVe siècle, le passage de l’enseignement oral à l’imprimé avait suscité des inquiétudes. Le temps a démontré sa pertinence. Récemment, un service de télé-instruction en ligne pour les débutants a été lancé, attirant plus de 150 inscrits. Comme l’a prédit Arthur Schopenhauer, toute innovation traverse trois phases : la moquerie, l’opposition, puis l’évidence. Le vrai danger pour cette tradition ne réside pas dans l’usage des nouvelles technologies, mais dans un glissement vers des débats politiques ou syndicaux, éloignés de la quête initiatique. Les rituels insistent sur l’édification de la vertu et l’éradication des vices, un travail intérieur symbolisé par le polissage de la pierre, qu’il soit réalisé avec des outils traditionnels ou modernes.

Une Réinvention Nécessaire

Si la Franc-Maçonnerie est menacée au XXIe siècle, ce n’est pas à cause des avancées technologiques, mais plutôt d’une perte de sens et de valeurs. Le progrès d’hier, critiqué par les anciens, est devenu la tradition défendue aujourd’hui. Plutôt que de s’opposer aux outils modernes, il serait judicieux de réenchanter cette pratique par une quête initiatique profonde, laissant aux institutions académiques le soin de former les dirigeants politiques – un domaine où la Franc-Maçonnerie n’a jamais brillé, ses travaux restant volontairement confidentiels.

En conclusion, les outils de transmission évolueront avec le temps. Le devoir des membres est double :

Maintenir l’ardeur au travail pour éclairer les ténèbres, et distinguer les supports des valeurs, évitant de transformer les symboles en fétiches.

Une réflexion approfondie sur ce sujet sera proposée dans deux semaines, tant il est riche et complexe.

4 Commentaires

  1. Le problème ne vient pas des nouvelles technologies, mais de l’usage qu’on en fait. Quasiment personne ne rédige une planche à la main; nous utilisons tous un ordinateur et une imprimante. En revanche j’apprécie quand le rendu est fait sur papier et non smartphone à la main. Et puisqu’on parle de planches, notez combien vous voyez passer de planches conçue par IA ? Ça c’est un vrai danger, car il n’est plus question pour certains d’approfondir une recherche personnelle, mais de briller en faisant étalage d’une pseudo connaissance. Et c’est ici que la discussion autour du sujet devient révélateur de la supercherie. Car celui qui vient de plancher est souvent bien gêné pour répondre aux questions et autres interrogations des FF et des SS. Mais dans l’absolu, peut-on affirmer que l’IA c’est mal ? De même on constate de plus en plus de réunions zoom. Réunion de comités ou autres commissions ; on ne peut nier que ça permet une certaine fluidité en permettant aux FF hors d’un Orient d’y participer. Mais que l’usage devienne la norme pour les séances d’instruction me laisse sceptique. C’est bien d’ouvrir ce débat sur les nouvelles technologies; il y a beaucoup à dire et nul doute qu’on en reparlera dans un avenir proche.

  2. Cet essai est une réflexion sensible et équilibrée, mais qui gagnerait à s’enrichir de points de vue pluriels et d’une analyse plus structurée des effets concrets des outils numériques sur la vie rituelle des loges. Elle ne rejette pas a priori les innovations, mais met en garde contre leurs effets potentiels sur le « temps long » et la densité symbolique propres à la démarche maçonnique. Ce positionnement est intéressant, car il dépasse l’opposition binaire progrès / tradition : il interroge les valeurs, les rythmes, l’expérience.
    Le texte reste assez général : aucun exemple précis d’adaptation réussie ou ratée n’est donné, aucune voix maçonnique contemporaine n’est convoquée. Une argumentation plus étayée par des faits ou témoignages renforcerait le texte.
    On perçoit un certain plaisir à raconter qui humanise le propos, mais au détriment parfois de la concision ou de la rigueur argumentative.
    Ce texte enfonce une porte déjà ouverte par les débats organisés au sein de l’institution. Il invite à une prise de conscience collective mais reste sur le registre de la méditation personnelle plus que sur celui d’un appel à l’action ou à la réforme.

  3. Des propos qui illustrent parfaitement le distinguo entre le fond et la forme. Les articles à suivre permettront sans doute de fixer des limites à l’usage des nouvelles technologies ( avant qu’elles ne deviennent anciennes ! ). Limites indispensables pour éviter de tomber dans l’absurde ( et tiens, si on faisait une Tenue en Visio ?)

    • Un peu comme font les religions avec les messes , la prière, etc. à la télé ? Il semble que certains ont été tentés de le faire durant la période Covid … Comme vous voyez la dérive n’est jamais loin.

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Pierre d’Allergida
Pierre d’Allergida
Pierre d'Allergida, dont l'adhésion à la Franc-Maçonnerie remonte au début des années 1970, a occupé toutes les fonctions au sein de sa Respectable Loge Initialement attiré par les idéaux de fraternité, de liberté et d'égalité, il est aussi reconnu pour avoir modernisé les pratiques rituelles et encouragé le dialogue interconfessionnel. Il pratique le Rite Écossais Ancien et Accepté et en a gravi tous les degrés.

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