De notre confrère makanisi.org – Par Muriel DEVEY MALU-MALU
Partout, la franc-maçonnerie fait couler beaucoup d’encre. En Afrique, elle suscite aussi de nombreux fantasmes. Pour certains de ses détracteurs, elle serait inféodée aux pouvoirs en place, notamment aux régimes autoritaires, et ses loges fonctionneraient comme des clubs d’affaires ou des lieux où il faut être à tout prix pour décrocher un maroquin ou un contrat. D’autres lui prêtent des pratiques de sorcellerie.
Qu’en est-il réellement sur le terrain ? À quelles difficultés la franc-maçonnerie est-elle confrontée ? Quels sont ses buts et ses fondements ? Quel rôle l’institution joue-t-elle dans la bataille pour la bonne gouvernance et l’évolution du vivre-ensemble ?
Auteur de plusieurs ouvrages sur la franc-maçonnerie en Afrique, dont le dernier en date, « La franc-maçonnerie à l’épreuve des particularismes en Afrique », est paru, début 2024, aux Éditions Detrad, Joseph Badila, franc-maçon de longue date et membre fondateur du Golac, a bien voulu répondre aux questions de Makanisi sur une institution qui fascine et rebute à la fois.
Propos recueillis par Muriel Devey Malu-Malu
Makanisi : Comment se présente la franc-maçonnerie en Afrique francophone ?
Joseph Badila : C’est à partir des années 1970 que les premières obédiences sont entrées dans l’ère dite franc-maçonnerie africaine. Deux types d’obédiences opèrent en Afrique. Il y a les Puissances maçonniques africaines et malgaches du Cameroun, du Bénin, du Gabon, de la République Démocratique du Congo, de la République du Congo, du Maroc, du Togo, de Madagascar, etc. Ces obédiences maçonniques, dites a-dogmatiques ou libérales, qui représentent une variété de rites, sont membres de la Conférence des Puissances Maçonniques africaines et malgaches (CPMAM), créée en 1994. La CPMAM est chargée d’organiser la vie des Rencontres humanistes et fraternelles d’Afrique francophone et de Madagascar (Rehfram) et de gérer les archives maçonniques.
Mais l’activité maçonnique ne se déroule pas seulement dans le cadre des puissances maçonniques africaines. Des obédiences a-dogmatiques européennes (du Nord), comme le Droit Humain, la Grande Loge de France, la Grande Loge féminine de France ou de Belgique, ou le Grand Orient de France, ont aussi créé des loges en Afrique francophone.
Depuis 1992, les Rehfram organisent, chaque année, une conférence dans une ville, généralement une capitale, d’Afrique francophone, à laquelle participent les puissances maçonniques africaines et les puissances maçonniques européennes, signataires ou non de la déclaration de Libreville de 1994.
La franc-maçonnerie africaine est-elle plutôt masculine?
Historiquement, les obédiences maçonniques d’Afrique francophone ont reçu leurs patentes d’obédiences françaises dont une grande partie pratiquait une franc-maçonnerie masculine. À l’exception des obédiences mixtes, ces obédiences n’initiaient ni ne recevaient de Sœurs. Toutefois, la Franc-maçonnerie congolaise a fait exception. À sa création en 1987, le Grand Orient et Loges associées du Congo (Golac) a manifesté son exigence de mixité. Nous voulions surmonter les antagonismes initiatiques et prôner l’idée de tolérance. Il était important pour nous de rassembler les Frères et les Sœurs dans le combat maçonnique pour la République, pour la justice sociale, pour le progrès humain. Voilà les raisons qui, à l’origine, ont prévalu à la création de la première obédience mixte en Afrique, laquelle a servi de modèle par la suite à d’autres obédiences.
Ces fonctionnements et ces particularismes statiques participent du dysfonctionnement de l’ensemble des procédures capables de sortir les pays de l’immobilisme. Ils mettent à mal le vivre-ensemble.
Quelles sont ces particularismes qu’évoque le titre de votre ouvrage auxquels la FM serait confrontée en Afrique ?
Après l’indépendance, l’Afrique francophone a connu plusieurs phases, dont certaines difficiles. Il y a eu d’abord la période des partis uniques. Puis, dans les années 1990, un vent de démocratisation a soufflé sur le continent, mais avec des résultats très mitigés selon les pays. Aujourd’hui, la démocratie est loin d’être solidement implantée dans nombre de pays africains.
Aujourd’hui, la démocratie est loin d’être solidement implantée dans nombre de pays africains.
Dans certaines régions, les anciens caciques des partis uniques se sont maintenus ou reviennent par tous les moyens au pouvoir, en usant notamment de déstabilisation fondée sur la violence pour assurer la longévité de leurs régimes. Cette pratique s’accompagne de mal gouvernance et d’autres phénomènes, comme le tribalisme ou le fait de privilégier le clan, qui vont à l’encontre de la démocratie et de l’intérêt général. Les magouilles électorales sont nombreuses, le vote est bafoué. Même là où il y a eu alternance, ces pratiques sont fréquentes.
Ces fonctionnements et ces particularismes statiques participent du dysfonctionnement de l’ensemble des procédures capables de sortir les pays de l’immobilisme. Ils mettent à mal le vivre-ensemble. Cet immobilisme touche aussi les partis politiques, dont le rôle ne consiste plus à produire des idées neuves.
D’où viendrait la difficulté de certains FM africains à asseoir dans la cité les valeurs de Liberté, d’Égalité, de Fraternité, de tolérance prônées par la Franc-Maçonnerie ?
La FM est une institution d’initiation spirituelle au moyen de symboles. Le parcours initiatique essaie de transformer l’initié en un être capable de découvrir et d’apprécier, à sa juste valeur, sa propre spiritualité et de pratiquer les principes maçonniques.
Mais, dans la réalité, être franc-maçon ne signifie pas toujours agir en franc-maçon. Car on n’adhère pas à la franc-maçonnerie, mais on devient franc-maçon.
À noter que des loges travaillent à la fois sur une approche spirituelle et sociétale, tandis que d’autres ne travaillent que sur la spiritualité. Quelle que soit l’approche privilégiée, un franc-maçon doit toujours agir sur la base des valeurs maçonniques enseignées et, bien évidemment, sur la base d’une introspection qui doit l’amener à s’interroger sur lui-même et à s’améliorer. Si ces règles sont appliquées, le rôle de la Franc-maçonnerie en Afrique devrait permettre d’agir sur les particularismes négatifs soulignés plus haut.
Mais, dans la réalité, être franc-maçon ne signifie pas toujours agir en franc-maçon. Car on n’adhère pas à la franc-maçonnerie, mais on devient franc-maçon. En franc maçonnerie, on dit que le pire ennemi du maçon, c’est le maçon lui-même, notamment lorsqu’il éprouve des difficultés à mener un combat à l’intérieur de soi. S’approprier les valeurs maçonniques requiert tout un apprentissage.
Comment se manifestent ces travers au sein de la franc-maçonnerie ?
Dans nos pays, la Franc-maçonnerie s’apparente parfois davantage à une sorte de club, voire à un réseau d’affaires qu’à une institution initiatique. Pour certains maçons, appartenir à la franc-maçonnerie est un statut prestigieux. Beaucoup de profanes viennent donc à la maçonnerie dans le seul but de se servir de ce « prestige » à des fins politiques ou professionnelles, dénaturant, au passage, l’institution.
Dans nos pays, la Franc-maçonnerie s’apparente parfois davantage à une sorte de club, voire à un réseau d’affaires qu’à une institution initiatique.
Sans oublier le phénomène de la « cordonite », l’obtention de grades et de responsabilités s’accompagnant parfois de toute une batterie d’honneurs que certains recherchent. Les valeurs maçonniques ne sont donc pas mises au service de l’amélioration individuelle ni de l’intérêt général et un grand nombre de loges, notamment celles qui travaillent sur les questions sociétales, ne sont plus des espaces de réflexion sur les questions de développement et même de mondialisation. Or le travail en loge doit différer de celui des groupements profanes ou politiques. On est loin de l’humanisme qui caractérise la franc-maçonnerie.
Parmi les diverses obédiences et loges représentées en Afrique, toutes ne fonctionnent pas sur le modèle de l’affairisme ou de l’allégeance à un clan au pouvoir…
À l’exception de la France, la franc-maçonnerie ne fait pas bon ménage avec les régimes en place. On pense que la franc-maçonnerie en Afrique est le réservoir des régimes en place. Ce qui est faux. Quand et si c’est le cas, ce sont des francs-maçons qui n’appliquent pas la règle maçonnique. L’essentiel de la démarche maçonnique commence au niveau de la loge, qui est le premier outil d’agrégation.
La Franc-maçonnerie n’est pas encore une force de proposition en Afrique. Ses synthèses et les idées qui sont véhiculées dans les loges maçonniques ne sont pas prises en compte par les institutions.
Quelles sont les avancées aux plans politique, économique et de gouvernance dont les Rehfram peuvent se prévaloir ?
Les Rehfram n’ont pas de tabous sur les thèmes à débattre et les débats y sont riches et animés. Mais la Franc-maçonnerie n’est pas encore une force de proposition en Afrique. Ses synthèses et les idées qui sont véhiculées dans les loges maçonniques ne sont pas prises en compte par les institutions. Elles n’influencent pas les cercles du pouvoir. Pour diverses raisons. Parce que ceux qui dirigent n’ont pas de culture maçonnique. Ou parce que les francs-maçons évoluant dans les sphères du pouvoir appartiennent à des loges qui ne travaillent pas sur les questions sociétales.
Les avancées dont les Rehfram pourront se prévaloir ne seront possibles que lorsque les participants feront montre d’aptitudes et de comportements acceptables. En attendant, méditons sur ce que nous enseigne la Franc-maçonnerie sur le temps présent : « Que chacun d’entre nous, dans sa diversité, à son grade, dans son intelligence et son savoir, s’inscrive dans l’entreprise qui pousse les Hommes à bâtir leur existence autour de la recherche de la vérité, de la lumière et d’une vie collective pacifiée ». C’est dans cette direction que la quête maçonnique, pas à pas, ouvrira la véritable voie, avec un intéressement total, vers les problèmes du temps.
Les valeurs préconisées par la FM sont aussi celles des voies initiatiques africaines. Un roi africain était initié pour faire le bien de son peuple. La philosophie Ubuntu est empreinte d’humanisme….
Entre toutes les formes d’initiation, il existe, en effet, une sorte de solidarité structurelle qui fait qu’on peut considérer qu’elles se ressemblent toutes. Depuis la nuit des temps, les initiations se pratiquent en Afrique. Les hommes comme les femmes accèdent aux rites d’initiation.
Dans les sociétés traditionnelles africaines, l’Ubuntu prépare au voyage que l’Homme entreprend pour examiner chaque jour sa conduite, pour dépasser ce qu’il y a de mauvais en lui, pour développer les bons côtés de l’existence.
Dans les sociétés traditionnelles africaines, l’Ubuntu prépare au voyage que l’Homme entreprend pour examiner chaque jour sa conduite, pour dépasser ce qu’il y a de mauvais en lui, pour développer les bons côtés de l’existence. Dans la plupart des cas étudiés, le roi ou le chef africain est le porte-parole. C’est lui qui trace la voie de principe intelligente. Dans ces sociétés hiérarchisées, les peuples ont gardé la conception sacrée de la vie et de la nature.
La finalité des initiations ou traditions africaines et de l’initiation maçonnique est de refaire le monde. Il n’y a pas d’incompatibilité entre les deux voies.
Dans ces conditions, ne faudrait-il pas revivifier les initiations africaines pour que davantage d’Africains se réapproprient des traditions plus adaptées à leurs modes d’organisation, leur culture et leur imaginaire ?
Léon Tolstoï disait : « Si tu veux parler de l’universel, parle de ton village ». C’est par la reconnaissance de l’authenticité culturelle de chacun que viendra la réconciliation des cultures. Au moment où l’Afrique cherche à trouver ses marques dans un monde en mutation, cette question reste pertinente et mérite d’être approfondie
Les contes, les mythes, les légendes existent en Afrique. On doit s’en inspirer. Il suffit de se montrer plus exigeants en ce qui concerne les réponses aux questions brûlantes
Les contes, les mythes, les légendes existent en Afrique. On doit s’en inspirer. Il suffit de se montrer plus exigeants en ce qui concerne les réponses aux questions brûlantes : les politiciens, les hommes de sciences doivent produire des avis suffisamment sages, grâce aux mythes et aux outils bien placés pour trancher les débats les plus vifs et résoudre les problèmes les plus ardus.
Pour le franc-maçon, c’est par une parfaite initiation qu’il doit se réaliser. Ainsi puissions-nous profiter de ces qualités nobles et essentielles adoptées. On s’y est engagé, physiquement et moralement. Mettons également une énergie avérée à transmettre la beauté, la vitalité, la richesse de la négritude avec ses valeurs propres à même de contribuer aux grands courants de la culture universelle.
il faut revaloriser ou valoriser ces traditions et leur ethno-philosophie. C’est l’ensemble de ces traditions revivifiées qui participeront de leur universalité. Si l’on ne les valorise pas, on perdra notre part d’humanité en tant qu’Africain.
Les francs-maçons africains se préoccupent-ils de revaloriser ces traditions initiatiques ? Si oui, comment procéder pour que ces voies sortent des villages pour pénétrer le monde urbain et atteindre notamment les jeunes ?
C’est tout un questionnement ! La modeste contribution que les FM peuvent apporter, en direction notamment des dirigeants africains, c’est de rappeler que « la culture détermine la qualité et l’ampleur du développement… La culture précède et conditionne le développement ». Il nous faut donc apprendre, à nouveau, à prendre la tradition ancestrale au sérieux. Elle s’inscrit dans le cadre de la métaphysique, qui veut que tout ce qui s’élève converge.
Ainsi il faut revaloriser ou valoriser ces traditions et leur ethno-philosophie. C’est l’ensemble de ces traditions revivifiées qui participeront de leur universalité. Si l’on ne les valorise pas, on perdra notre part d’humanité en tant qu’Africain.
Qui peut jouer ce rôle ? Les familles et les sociétés secrètes traditionnelles. En effet, les valeurs philosophiques et de vie sont transmises par les familles et les sociétés secrètes traditionnelles. Bien qu’étant plutôt actives dans les villages, certaines de ces sociétés travaillent aussi en milieu urbain. Les francs-maçons, membres de sociétés secrètes traditionnelles, ont également un rôle à jouer dans la transmission de nos valeurs ancestrales. Outre la franc-maçonnerie, l’État et l’école doivent aussi jouer leur partition sur ce plan. Chaque pan de la société doit intervenir et agir.
La Franc-Maçonnerie (FM) en bref
- CPMAM : Conférence des puissances maçonniques africaines et malgaches, qui regroupe plus d’une centaine de loges réparties entre une quinzaine d’obédiences.
- Rehfram : Rencontres humanistes et fraternelles d’Afrique et de Madagascar. Les premières ont eu lieu en 1992 à Dakar (Sénégal). Réunies chaque année dans une capitale d’Afrique francophone, elles constituent une activité régulière de la CPMAM.
- Obédience : ensemble ou fédération de loges qui ont choisi de se rattacher à une même autorité maçonnique. Il faut au minimum 3 loges pour constituer une obédience. Pour être régulière, une obédience doit être « souchée » à une Puissance maçonnique souveraine, c’est-à-dire avoir reçu une patente d’une obédience pré-existante. Aucune obédience ne se crée ex-nihilo.
- Patente : acte de constitution d’une Loge ou d’une Obédience délivré par une Puissance Maçonnique Souveraine. La patente garantit la légitimité de la transmission.
- Loge (ou atelier) : groupe d’au moins sept maçons, régulièrement initiés. Pour être régulière, une loge doit avoir reçu du grand maître d’une obédience légitimée, un droit de pratiquer le rite (patente) et s’acquitter d’une contribution. Les loges des trois premiers degrés (apprenti, compagnon et maître) sont appelées loges symboliques ou loges bleues.
- Triangle : groupe de maçons de moins de sept membres
- Rite : organisation des degrés et de leurs rituels correspondants.
- Tenue : réunion rituelle de maçons au Temple
- Joseph Badila
- La franc-maçonnerie à l’épreuve des particularismes en Afrique
- Préface d’Alain de Keghel
- Éditions Detrad, Coll. Rencontres
- 242 pages
- Prix : 23 €.
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