mer 11 décembre 2024 - 22:12

Le zéro, ce rien qui peut tant

Le zéro est la fonction numérique définissant mathématiquement le néant qui est utilisé, non pas comme échappatoire, mais comme aperception de la réalité.

Le zéro est un nombre terrible engagé dans une lutte étrange pour engloutir tous les nombres, à moins que ce ne soit pour tout générer.

Avant d’être un nombre il fut un chiffre et avant il n’existait même pas parmi les autres chiffres dans la conscience humaine.

L’usage des chiffres semble si évident que nous le considérons comme une aptitude innée de l’être humain. On appelle «nombre» les valeurs qui mesurent une grandeur et on appelle «chiffres» les caractères, les marques, les signes calligraphiques servant à écrire les nombres.

Il y a donc une histoire universelle des chiffres, car toutes les sociétés, de la préhistoire à l’ère des ordinateurs, ont essayé de représenter les quantités et les ordres, autrement dit les nombres. Cette histoire, hésitante et discontinue, est celle d’un événement aussi révolutionnaire que la maîtrise du feu, l’invention de la roue, l’imprimerie, la machine à vapeur ou la découverte de l’électronique.

Le premier chiffre fut sans doute une taille, un bâton qui, répété, indiquait le nombre d’éléments à dénombrer. Puis, par commodité de perception de grandeurs importantes, les sociétés primitives en firent des paquets. À partir de ce principe, les hommes ont pu concevoir des assemblages-modèles auxquels ils pouvaient se référer. Ainsi, un os sur lequel on avait pratiqué vingt entailles pouvait servir à dénombrer vingt hommes, vingt chèvres ou vingt fourrures. À cette fin, les hommes, sous divers cieux, ont usé de coquillages, de perles, de fruits durs, d’ossements, de noix de coco, de bâtonnets, de boulettes d’argiles, de graines de cacao et même de bouses séchées. L’impôt, autrefois, prélevé par les seigneurs et rois français, fut appelé taille car leurs collecteurs avaient l’habitude de marquer ainsi sur une planche de bois ce que donnait chaque contribuable. Le même système servait encore au début du XIXe siècle en Angleterre pour certifier le paiement des impôts ou pour comptabiliser les rentrées et sorties d’argent. Curieusement, ce système survécut, jusqu’en 2013, dans l’article 1333 du code civil français.

Pour compter plus vite, les premières sociétés eurent l’idée du regroupement par paquet. Il y a 5000 ans les égyptiens utilisaient un bâton vertical pour l’unité, un os de talon pour 10, une lanière ondulante pour 100. Le regroupement fut de 5 pour l’homme des cavernes, ou par 10 (le scribe égyptien), voire par 60 (le babylonien). Dans chacun de ces systèmes des signes différents sont utilisés pour exprimer les valeurs de chacun  des groupes, souvent des lettres de l’alphabet comme chez les Hébreux, les grecs, les romains. Ainsi 1, 5, 10, 50, 100 et 1000 chez les romains furent représentés par I, V, X D, C, M. Et par combinaison des symboles et de leur place les uns par rapport aux autres, on obtient un nombre. On comprend dès lors la difficulté mathématique d’additionner de grands nombres en chiffres romains. L’écriture des chiffres la plus extravagante fut celle des Mayas qui utilisaient 20 glyphes différents, têtes grotesques dessinées représentant 20 valeurs différentes.

Et pourtant au commencement, le zéro n’existait pas. Il s’agissait de compter, d’énumérer, d’évaluer des choses du réel, et l’on n’a pas besoin du zéro pour dire qu’il n’y a pas de cette chose. Le zéro n’existait donc pas. Le zéro n’est jamais utilisé dans la Bible. En Égypte, aucun hiéroglyphe ne lui correspond. Tout d’abord, les égyptiens surent se passer du zéro parce que l’utilité de leurs mesures était essentiellement tournée vers le comptage des jours et vers le bornage des terres. Chaque année, le Nil, en inondant le delta, dépose une couche d’alluvions qui efface les limites des propriétés, empêchant de reconnaître les parcelles des fermiers. Or, en Égypte, s’approprier le sol d’un voisin était un crime aussi grave que se parjurer, tuer quelqu’un ou se masturber devant le temple. Des contrôleurs étaient chargés par Pharaon de rétablir le bornage, les mathématiques ne visaient donc qu’à délimiter les surfaces de terrain, à des fins cadastrales. Cela se faisait à l’aide de cordes nouées pour marquer les angles droits, divisant les parcelles en triangles et rectangles ;  ainsi naquit la géométrie qui marqua profondément la civilisation du bassin méditerranéen. Les Grecs s’en inspirèrent ; on sait que Pythagore et Thalès étudièrent en Égypte. Et dans ces mathématiques pratiques, point besoin du zéro, qui en tant que rien est un pur concept.

Le zéro fut découvert par les Chinois. Les inscriptions sur os et écailles  nous apprennent que, dès les 14ème – 11ème siècles avant  J.-C., les Chinois utilisaient une numération décimale de type «hybride», combinant dix signes fixes pour les unités de 1 à 9, avec des marqueurs de position particuliers pour les dizaines, centaines, milliers et myriades.

La première apparition du zéro, à Babylone, semble remonter au IIIe siècle av. J.-C. mais il n’était pas utilisé dans les calculs et ne servait que comme marquage d’une position vide dans le système de numérotation. Les babyloniens avaient commencé à utiliser une marque (deux coins inclinés) pour indiquer une colonne vide sur leurs tables d’abaque. Ce marque-place permettait de donner aux autres chiffres leur place exacte et par là de définir la valeur du nombre représenté. De même, il sera utilisé par les Mayas durant le 1er millénaire, uniquement comme chiffre, dans leur système de numération de position et non comme nombre.

 Son usage moderne, à la fois comme chiffre et comme nombre, est hérité de l’invention indienne des chiffres nagari. Vers le Ve siècle, le mot indien désignant le zéro était śūnya, qui signifie «vide», «espace» ou «vacant». Ce mot, traduit en arabe par «sifr» qui signifie également «vide» et «grain», est la racine du mot chiffre, et zéro vient de ce que Fibonacci a traduit l’arabe Sifr par l’italien zephirus, à partir duquel il a formé zevero qui est devenu zéro.

Curieux paradoxe ! Nommer le rien, c’est pourtant lui donner une existence, une valeur. Parvenir à concevoir que le vide puisse et doive être remplacé par un graphisme ayant précisément pour signifiant le vide, telle est l’ultime abstraction qui a nécessité beaucoup de temps, beaucoup d’imagination et, certainement, une grande maturité d’esprit. Certes, au début, ce concept ne fut que le synonyme de la place vide ainsi comblée. Mais on s’aperçut peu à peu, par la force de l’abstraction, que «vide «et «rien», conçus d’abord comme des notions distinctes, étaient en réalité deux aspects d’une seule et même chose. C’est ainsi que le signe du zéro a fini par symboliser la valeur du nombre «nul».

La graphie du zéro c’est d’abord un cercle ; elle est inspirée de la représentation de la voûte céleste. En effet, le zéro se vit attribuer toute une panoplie de synonymes qui désignaient littéralement le ciel, l’espace, l’atmosphère, le firmament ou la voûte céleste. En sanskrit, infini, voyage sur l’eau, pied de Visnu, plénitude, infinité, achèvement, sont aussi des termes qui évoquent le zéro dans la poétique indienne de cette époque. Il en est de même pour le mot «akasha», qui évoque l’éther, le dernier et le plus subtil des cinq éléments de la philosophie hindoue, l’essence de tout ce qui est supposé incréé et éternel, l’élément qui pénètre l’immensité de l’espace, voire l’espace lui-même. L’identification de l’éther au vide ne posa pas de problème du fait qu’il était considéré comme la condition de toute expansion corporelle et le réceptacle de toute matière se manifestant sous la forme des 4 éléments (terre, eau, feu, air). Autrement dit, une fois que le zéro eut été expérimenté, on s’aperçut que le «akasha» remplissait dans l’existence un rôle majeur comparable à celui tenu par le zéro dans la numération de position, dans le calcul,  pour les mathématiques, pour les sciences et pour les techniques.

Les mots symboles du zéro, évoquant principalement les idées de ciel, d’espace, le cercle furent naturellement la première représentation graphique du zéro, sunya chakra. Le point en fut aussi une représentation, parce que c’est un objet sans dimension, sunya bindu. Au-delà de son aspect géométrique, le bindu était pour les hindous le symbole de l’univers dans sa forme non manifesté, et donc une représentation de l’univers avant sa transformation en monde des apparences. Selon les philosophies indiennes, cet univers incréé est doté d’une énergie créatrice capable de tout engendrer : le point causal.

Il est même qualifié de saint “graal numérique” par un archéologue plein d’humour.

Le mathématicien et astronome indien Brahmagupta est le premier à définir le zéro en tant que nombre. En 628, dans un traité d’astronomie appelé le Brahma Sphuta Siddhanta, Brahma gupta (598-660) définira le zéro comme la soustraction d’un nombre par lui-même (N – N = 0). Brahmagupta donnera dans son ouvrage les règles des opérations effectuées avec le zéro, appelant «biens» les nombres positifs, «dettes» les nombres négatifs et le “zéro” pour le nombre nul.

– Zéro soustrait d’une dette est une dette.
– Zéro soustrait d’un bien est un bien.
– Zéro soustrait de zéro est zéro.
– Une dette soustraite de zéro est un bien.
– Un bien soustrait de zéro est une dette.
–  Le produit de zéro multiplié par une dette ou un bien est zéro.
– Le produit de zéro multiplié par zéro est zéro.
– Le produit ou le quotient de deux biens est un bien.
– Le produit ou le quotient de deux dettes est un bien.
– Le produit ou le quotient d’une dette et d’un bien est une dette.

En occident, l’introduction du zéro est consécutive à la traduction des travaux des mathématiciens musulmans, vers le VIIIe  siècle, notamment ceux d’al-Khwārizmī (L’algèbre ou science des équations vient du titre de son livre Al-Jabr). Les chiffres arabes sont importés d’Espagne en Europe chrétienne aux environs de l’an mil par Gerbert d’Aurillac, devenu le pape Sylvestre II. Le zéro ne se généralise pas pour autant dans la vie courante, les chiffres dits arabes servant surtout… à marquer les jetons d’abaque de 1 à 9 ! Certains calculateurs préférèrent utiliser des jetons avec des chiffres romains ou des lettres grecques plutôt que d’utiliser les «signes diaboliques» de ces «suppôts de Satan» qu’étaient alors les Arabes. Gerbert lui-même n’échappa pas à cet esprit d’arrière-garde : on en vint à murmurer qu’il fut alchimiste et sorcier et, qu’en allant goûter à la science des «infidèles Sarrazins», il avait sûrement dû vendre son âme au Diable. Grave accusation qui poursuivra le savant plusieurs siècles à tel point qu’en 1648 l’autorité pontificale jugera nécessaire de faire ouvrir le tombeau de Sylvestre II pour vérifier si les diables de l’Enfer ne l’habitaient pas encore…!

Et oui, le zéro provoqua des conflits meurtriers. Le zéro était le symbole de nouvelles théories, du rejet d’Aristote et de l’acceptation du vide et de l’infini. Les camps philosophiques  punissaient leurs traîtres par le bûcher chez les chrétiens, tandis qu’en Orient, au 11ème siècle, persister dans la doctrine d’Aristote entraînait la peine de mort pour les penseurs musulmans.

La chrétienté rejetait le zéro mais le commerce le réclamait.

Et ce fut Léonard de Pise, dit Fibonacci, qui eut une influence déterminante. Il reste plusieurs années en Afrique du Nord et étudie auprès d’un professeur local. Il voyage également en Grèce, Égypte, Proche-Orient et confirme l’avis de Sylvestre II sur les avantages de la numération de position. En 1202, il publie le Liber Abaci, recueil qui rassemble pratiquement toutes les connaissances mathématiques de l’époque, et malgré son nom, apprend à calculer sans abaque. Et c’est ainsi qu’avec le retour du commerce intensif, consécutif aux Croisades, que les Européens généralisent, au XIIe siècle, l’usage du zéro. Le zéro arrive, enfin, en occident. Mais comme pour les autres chiffres, le zéro fait une entrée laborieuse dans le langage mathématique. Il souffre des vestiges de la pensée de l’Antiquité, mais aussi de la méfiance de l’Église.

Cela nous paraît si évident aujourd’hui, qu’il est plus facile d’imaginer Sisyphe heureux qu’un monde où le caractère zéro n’existerait pas. Alors essayons de comprendre pourquoi les égyptiens, les Grecs et les Romains détestaient le zéro.

Les peuples de l’Antiquité avaient peur du zéro ! Peur du nombre zéro et donc de sa représentation en chiffre. Dans les Traditions les plus anciennes, le tohu-bohu, vide et désordre, était la constitution primordiale du cosmos. Symbole du Néant, du Vide Absolu, du non manifesté, du Chaos originel, le zéro inspirait l’effroi d’un monde qui pourrait retourner à son état naturel primitif. La crainte du zéro allait plus loin encore que ce malaise face au vide. Pour les anciens, les propriétés du zéro étaient inexplicables car le zéro ne se comporte pas comme les autres nombres : au royaume des nombres, des lois s’imposent à tous, sauf à zéro. Additionnez un nombre avec lui-même, il change : 1 + 1 = 2 ; mais 0 + 0 = 0. Non seulement le zéro refuse de grandir mais il empêche les autres nombres de grandir : 1 + 0 = 1. Zéro nie les jeux de l’addition et de la soustraction (1 – 0 = 1).

Et surtout, ce nombre sans substance réussit à saper les plus simples calculs, comme ceux de la multiplication et de la division. Zéro, multiplié par n’importe quoi, donnera toujours zéro. Ce nombre infernal télescope la ligne des nombres en un seul point. Il anéantit les nombres en les retirant à l’existence, pour en faire du rien, du vide. Multiplier une valeur par zéro revient à retirer cette valeur d’elle-même : 0 x N = N – N = 0

Des choses encore plus étranges apparaissent dans la division par zéro : Elle est un non-sens. Si l’on s’obstine à diviser par zéro, on détruit toutes les fondations de la logique et des mathématiques.

Plus que vous soumettre à une épreuve de mathématique, voici pour amuser la démonstration suivante :

Prenons a et b tel que a = b = 1. Nous pouvons écrire que : a2 = a2. Nous pouvons aussi écrire que  b2 = ab. En soustrayant les deux équations cela donne  a2  –  b2  =  a2  – ab. Une mise en facteur nous donne  (a + b) (a – b) = a (a – b). Maintenant divisons chaque côté par (a – b, qui est égal ne l’oublions pas à zéro), on obtient  (a + b) = a. En ôtant a de chaque côté, l’équation  devient b = 0 et donc avec b = 1  Þ 1 = 0 !! Quelle que soit la valeur de b, nous pouvons ainsi montrer que 1 ou 20 ou 2020 sont égaux à zéro, que celui qui a 2 bras et 2 jambes n’a pas de bras !!! Diviser par zéro détruit la charpente des mathématiques. Souvenons-nous de ce que l’on appelle le domaine de définition ou l’existence d’une courbe : un monde dans lequel on exclut la division par zéro. Un des premiers ordinateurs, grilla toutes ses ampoules, s’extermina en somme, parce qu’on lui demanda d’effectuer un calcul dans lequel lui fut soumis une division par zéro.

Ainsi le zéro est puissant parce qu’il triomphe des autres chiffres, rend folles les divisions. Il est le frère jumeau de l’infini.

C’est en tant que représentation du vide que le zéro fut rejeté par la pensée grecque. Pour Aristote, il n’y a rien qui soit rien, rien ne naît de rien,  il n’y a pas de vide. Le cosmos est «prisonnier» dans des sphères de différentes tailles qui émettent de la musique, l’harmonie des sphères. Ce n’est pas l’ignorance qui conduisit les Grecs à rejeter le zéro mais leur philosophie. Le zéro était en conflit avec leur croyance fondamentale. Au cœur de leur philosophie, le point le plus important tenait dans cette révélation : tout est nombre. Et c’est en géométrie et en termes de relations des nombres que se posaient les grands problèmes de l’époque.  Dans les ratios, le zéro est un nombre qui n’a aucun sens. Le zéro creusait un gouffre dans l’ordonnancement de l’univers pythagoricien ; il ne fut donc pas toléré.

L’univers grec créé, notamment par Pythagore et Aristote survécut dans la pensée occidentale médiévale. Pour eux, tout l’univers était réglé par des proportions et des figures géométriques. Le cosmos était fini et entièrement rempli de matière. Il n’y avait pas d’infinité, il n’y avait pas de zéro. Cette manière de penser avait une autre conséquence, ce qui explique pourquoi la philosophie d’Aristote perdura si longtemps, son système prouvait l’existence de Dieu. Dans leur quête de sagesse, les érudits médiévaux ne se tournaient pas vers leurs pairs, mais vers les Anciens, vers les néoplatoniciens et surtout vers Aristote. Ce que l’on peut retenir de l’œuvre d’Aristote, c’est une espèce d’encyclopédie présentant ses observations dans des domaines du ciel et de la terre, l’astronomie, la physique, la biologie, qui pose en toute chose le questionnement du «pourquoi cela existe» et qui conclut à chaque fois par l’éternité en soi des choses subordonnée à une énergie initiale créatrice, Dieu. Il affirmait de plus que la terre était unique et au centre de l’univers. Au XIIIe siècle, Thomas d’Aquin christianisa cette théologie, dans Les commentaires philosophiques sur Aristote.  L’enseignement du «Docteur Angélique» sera retenu comme la plus solide, la plus sûre  et la plus sobre des doctrines catholiques.

Les penseurs chrétiens considéraient le vide comme … le diable, et le diable comme le vide ! Pour cette raison, l’Occident ne put accepter le zéro jusqu’au XVIe siècle. Les conséquences en furent un ralentissement des progrès en mathématiques et un étouffement des innovations scientifiques. Le point de fuite dans la peinture de Brunelleschi, cette singularité qui ramasse l’univers dans un espace minuscule et donne la perspective, le système cartésien, les expériences de Pascal sur le vide, le calcul différentiel de Newton, les mesures quantiques de Planck participèrent, depuis, au triomphe du zéro.

Alors, aujourd’hui, la question essentielle du zéro peut se ramener à ceci : comment du zéro, du rien est sorti quelque chose.

Si on vous demande qu’est-ce qui vous intrigue dans la cosmologie, vous pourriez répondre : «la réponse est dissimulée dans la question : l’intrigue» !

À quel genre d’intrigue doit-on alors s’attendre en étudiant la cosmologie ? Un numéro du Scientific American en propose une excellente : comment peut-on comprendre la succession des phénomènes survenus pendant l’âge sombre de l’Univers, avant son passage de l’opacité du néant à la transparence de la création? Comme nous ne disposons pas de données observationnelles pour cette période, comment peut-on aussi rétablir cette chronologie ? Et bien c’est grâce au zéro ! L’Univers est-il éternel ? Existe-t-il depuis toujours ou, au contraire, a-t-il eu un commencement ? Et dans ce cas, y avait-il «quelque chose» avant sa naissance ? Ces questions, les physiciens les connaissent depuis longtemps, mais les redoutent : ils savent combien il est difficile, voire impossible, d’y répondre.

L’ère de Planck désigne la période d’Univers qui s’étendrait jusqu’à 10-43 secondes à compter de l’hypothétique instant zéro[1].

À partir de là démarre le Big Bang et la fantastique expansion qui a dispersé la matière, marquant l’origine physique de l’Univers. Or, pour la première fois, grâce à des instruments mathématiques très puissants que l’on appelle les «groupes quantiques», il devient possible de lever un coin du voile «avant» le Big Bang, sur le mystère originel de l’Univers. Dans l’abîme vertigineux qui commence derrière le mur de Planck, au cœur des ténèbres, les calculs montrent qu’à cette époque, où rien de ce qui nous est familier n’existait encore, une sorte de «tempête» primordiale faisait ployer la gravitation, mélangeait l’espace et le temps eux-mêmes en d’effroyables tourbillons. Cette immense tempête se déchaînait à l’aube des temps, entre l’instant zéro et l’ère de Planck ; elle déferlait sur tout le «paysage» primitif de ce qui n’était pas encore le monde. Si nous avions pu assister à ce qui se passait à cette lointaine époque, nous aurions «vu» une sorte d’océan immense rouge et bleu sombre, creusé de vagues violettes, d’écumes et de tourbillons. Dans ce monde-là, nous n’aurions fait aucune différence entre le futur et le passé, et nous aurions été incapables d’évaluer la moindre distance dans l’espace. Par exemple, il deviendrait impossible de donner rendez-vous à un ami : en imaginant qu’il soit juste devant vous, l’instant suivant il se trouverait à 1000 kilomètres ; et au lieu d’être «stable dans le temps», il surgirait soudain dans le passé ou dans l’avenir, de façon totalement imprévisible.

Pourquoi ces incroyables phénomènes ? Parce que «là-bas», ce qu’on appelle notre «métrique», c’est-à-dire ce qui nous permet de mesurer les choses et de distinguer naturellement le temps de l’espace, n’est plus valide. À l’échelle de Planck et en deçà, le temps et l’espace «fluctuent», se déforment, se trouvent superposés, pour finalement former un mélange complexe impossible à concevoir. Les photos, prises par la sonde W.m.a.p. (Wilkinson Microwave Anisotropy Probe est un observatoire spatial américain de la NASA), qui ont permis de réaliser la première carte complète du fond diffus cosmologique, sont les premières confirmations de ces fluctuations primordiales de l’espace-temps.

Le fond diffus cosmologique est un rayonnement électromagnétique provenant de l’Univers, et qui frappe la Terre de façon quasi uniforme dans toutes les directions. Il est considéré comme étant un reliquat de l’époque dense et chaude qu’a connue l’Univers il y a environ 13 milliards d’années, conformément aux prédictions des modèles de Big Bang, une carte de la sphère céleste montrant les fluctuations (ou anisotropie) du fond diffus cosmologique observées par le satellite WMAP (juin 2003). Ce faible rayonnement est aussi connu sous le nom de rayonnement fossile ou rayonnement à 3K (en référence à sa température). À noter qu’aucun de ces noms ne correspond exactement à sa traduction anglaise de Cosmic Microwave Background Radiation

Mais y a-t-il encore un autre monde «en-dessous» du monde quantique ?

Un univers plus petit que tout  et qui aurait une taille nulle ? Ce monde-là, ce troisième monde, existe bel et bien au-delà de la tempête quantique, tout au fond du cône de lumière. Là-bas, la matière, l’énergie, toutes les forces qui nous sont familières ont disparu. C’est le point zéro de l’Univers. Ce point mystérieux qui, au début du XXe siècle, avait hanté Einstein et le mathématicien russe Alexandre Friedmann, l’inventeur du Big Bang. Depuis les années 1970, l’existence de ce qu’on appelle aujourd’hui la «singularité initiale» a été prouvée par Stephen Hawking, de l’université de Cambridge, et Roger Penrose, de l’université d’Oxford. Sans dimension, hors du temps, la singularité à l’origine de notre Univers représente un état d’information pure. Invariant, immuable, reflet de l’ordre le plus élevé que puisse concevoir l’esprit humain, ce point fantastique ne peut être décrit que par ce que les mathématiciens appellent un «invariant topologique». En imaginant, encore une fois, que nous puissions nous rendre sur ce point zéro, ce que nous verrions alors serait très surprenant. Nous serions d’abord sidérés par le silence absolu. Ce monde très étrange nous paraîtrait totalement figé, immobile comme pour l’éternité.

En fait, au point zéro, il n’y a plus de forces, plus d’énergie, plus de matière, et même plus d’espace ni de temps. Il ne reste qu’une seule et ultime chose : une information. Cette même information dont Stephen Hawking reconnaissait l’existence au fond des trous noirs. Contrairement à ce qui se passe chez nous, le temps à l’origine ne s’écoule plus : il est «figé». Plus exactement, comme l’indiquent les équations d’Einstein, sous l’action de la gravitation alors immense, le temps qui nous est familier n’est plus réel (comme chez nous, avec un avant et un après), mais purement imaginaire (au sens que les mathématiciens donnent à ce mot : au point zéro, en raison de la courbure infinie, la droite du temps réel a pivoté de 90 degrés dans le plan complexe et est désormais imaginaire). Ce temps étrange, sans avant ni après, ne peut donc plus se comprendre comme marquant une évolution des événements en mouvement, mais comme portant une information étendue sur une réalité globale et immuable. C’est dans ce sens que ce monde-là n’est pas encore un monde d’énergie : c’est une essence mathématique.

Tout ceci est tellement éloigné de notre expérience et même de nos intuitions les plus folles qu’il nous semble difficile d’y croire. Et pourtant, la réalité  de cet univers commence aujourd’hui à être décelée à la faveur de deux théories toutes récentes : la théorie des groupes quantiques et la théorie topologique des champs. Grâce à ces deux approches, il nous devient progressivement possible de mieux comprendre la nature profonde de ce qui peut exister au temps de Planck. Les groupes quantiques, ces algèbres «déformées» comparables à une sorte de loupe qui viendrait agrandir la surface d’une page écrite pour mieux en distinguer les détails, nous ont permis de plonger au cœur du Big Bang et de traverser la barrière d’énergie qui surgit au mur de Planck. Et derrière ce mur, la théorie topologique des champs, qui ne mesure  plus l’évolution d’un système en temps réel mais en temps imaginaire pur, nous a permis de «voir» la réalité ultime de la fantastique information qui précède notre univers physique.

Finalement, l’idée d’une information mathématique à l’origine des choses nous est proche, étrangement familière : la graine minuscule ne contient-elle pas toute l’information nécessaire au développement d’un arbre gigantesque ? Un être humain n’exprime-t-il pas, dans toute sa complexité, une information génétique seulement visible au microscope ? De même qu’il existe un code génétique à l’origine des êtres vivants, nous pourrions imaginer un code mathématique  à l’origine de l’Univers tout entier. Et si le cosmos qui nous entoure a bien un sens, alors c’est que – peut-être – il contient en lui, dès l’origine, une information incroyablement complexe, une essence non physique qui le travaille, l’oriente, le réalise. Et c’est peut-être ce qui a fait dire au physicien Neil Turok, l’un des plus proches collaborateurs de Stephen Hawking, «l’Univers tout entier a jailli, de manière splendide, d’une seule et unique formule, d’un code mathématique engendrant la Création».

De même, la kabbale place la notion de zéro dans le « point » caché dont tout procède. Il est placé aux confins de la séphira Kéther et de l’Aïn, le rien, le mystère de l’éther pur et insaisissable.

Alors le zéro, ce rien ne peut-il pas tout ? Parce que si un tel code mathématique existe, forcément  il est enfoui dans le zéro.


[1] Période de l’histoire de l’Univers au cours de laquelle les quatre interactions fondamentales (électromagnétisme, interaction faible, interaction forte et gravitation) étaient unifiées, c’est-à-dire qu’elles s’appliquaient en même temps, ce qui empêche de la décrire à l’aide de la relativité générale ou de la physique quantique, puisque ces théories sont incomplètes et ne sont valables que quand la gravitation et les effets quantiques peuvent être étudiés séparément

1 COMMENTAIRE

  1. Salut Solange,

    Je voulais te féliciter pour ta production intellectuelle sublime et immense. Je me ferai un plaisir de commander tes livres sur la franc-maçonnerie.

    Beaucoup de lumières sur ton royaume!

    Gandy

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Solange Sudarskis
Solange Sudarskis
Maître de conférences honoraire, chevalier des Palmes académiques. Initiée au Droit Humain en 1977. Auteur de plusieurs livres maçonniques dont le "Dictionnaire vagabond de la pensée maçonnique", prix littéraire de l'Institut Maçonnique de France 2017, catégorie « Essais et Symbolisme ».

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