mer 27 novembre 2024 - 08:11

La question du mal (3) : la place de l’Autre

J’étais en Loge un soir, plus précisément à une conférence publique dont l’un des invités n’était autre que le célèbre neuropsychiatre Boris Cyrulnik. L’occasion pour moi de me replonger dans certaines de ses publications, notamment celles sur ce qu’on pourrait qualifier de mal, notamment un dialogue entre lui et l’écrivain Tzvetan Todorov intitulé La tentation du Bien est beaucoup plus dangereuse que celle du Mal. Dans cet opuscule, quelques idées m’ont particulièrement marqué. Par exemple, le Bien et le Mal sont des notions relatives. Les auteurs en veulent pour preuve que les dirigeants et exécutants de régimes totalitaires se définissent eux-mêmes comme parangons du Bien et que ceux qui ne sont pas comme eux sont le Mal. Ainsi, les djihadistes, les khmers rouges, les nazis dans leur système de pensée sont persuadés d’agir pour le Bien, quand nous, occidentaux, les voyons comme exemples du Mal. Mais dans le fond, qu’est-ce que le Mal ? Au-delà de la relativité de la notion, j’ai trouvé dans un autre ouvrage d’un autre médecin (Christophe Dejours, Souffrance en France, paru en 1998) : faire le mal est infliger une souffrance indue à autrui. Une définition d’autant plus intéressante que le dialogue entre Boris Cyrulnik et Tzvetan Todorov met en valeur une idée très importante, relative à la perversion : le pervers vit dans un monde sans Autre.

Face à cette idée, je ne puis m’empêcher de faire un parallèle avec un ouvrage américain, La révolte des Elites du sociologue et historien Christopher Lasch, ouvrage qui explique le fonctionnement des classes supérieures. Les travaux de Christopher Lasch mettent en évidence l’éloignement toujours plus grand des classes supérieures des classes moyennes et populaires et les décisions des classes dirigeantes allant non vers l’intérêt général mais plutôt vers leurs intérêts… de classe. Décidément, on n’a guère avancé depuis Marx. On pourra noter que fleurissent chez nos libraires des ouvrages avec un message similaires : les représentants de nos classes dirigeantes vivent depuis leur enfance dans un milieu protégé et privilégié et, une fois au pouvoir, appliquent une politique de préservation des intérêts de leurs classes sociales (idées principales de La violence des riches des Pinçon-Charlot, de Ce pays que tu ne connais pas du député François Ruffin ou encore de Crépuscule de Juan Branco).

Le problème de notre société occidentale serait donc que nos élites pratiquent l’entre-soi depuis leur enfance, chose que leur permettent leurs moyens à en juger par les études sociologique sur le sujet. Dans cet entre-soi, l’Autre est principalement un sosie du sujet. C’est ainsi que se créent des écoles privées (privées de racaille comme le chantait Renaud), regroupant les héritiers des grandes familles bourgeoises ou les jeunes Rastignac contemporains, tandis que les autres classes sociales cohabitent comme elles peuvent dans les établissements de l’Education Nationale, ceux-là même qui sont surpeuplés, délabrés.

En Loge, nous n’avons pas d’autre choix que d’accueillir l’Autre. La Franc-maçonnerie a été conçue comme le lieu où des personnes se sont rencontrées, qui ne se seraient jamais connues autrement. Le problème qui se pose est le phénomène de cooptation qui peut se produire en Loge. J’ai remarqué qu’un Frère un peu plus charismatique que les autres pouvait amener des collègues ou des proches, mais des gens qui lui ressemblent. C’est ainsi qu’on peut avoir des Loges d’enseignants, de musiciens, d’architectes, de fonctionnaires etc. Pour ma part, je pense qu’une Loge devrait veiller à la diversité de son recrutement, afin de mieux ressembler à la société.

A ce propos, je me suis livré à une petite analyse sociologique de ma Loge : majoritairement des cadres retraités, des Frères exerçant des professions libérales, des fonctionnaires etc. On a aussi deux étudiants, qui viennent casser la moyenne et creuser l’écart-type. L’âge moyen est plutôt de l’ordre de la soixantaine. Si on peut connaître les présents, la bonne question serait : qui sont les absents ? Je dis bien les absents et non les absentes (ma Loge étant non-mixte, la question ne se pose pas). Qui sont les autres qui nous manquent ?
Le profil moyen dans ma loge est donc un homme de la classe moyenne, jouissant d’une bonne situation et d’un bon niveau d’études (seul le plus jeune des étudiants n’est pas encore diplômé, par construction). Nous n’avons aucun représentant des classes les plus riches. On dit qu’ils préfèrent une autre Obédience, paraît-il plus chère… Nous n’avons aucun représentant des classes populaires non plus (dans ma Loge, du moins, je ne connais pas les statistiques de l’Obédience). Et je trouve ça dommage, réellement dommage. Pour reprendre les mots d’un Frère très haut gradé, ce sont ceux qui n’ont pas forcément fait d’études ou qui vivent dans un monde que nous ne connaissons pas que nous devrions accueillir et écouter en premier. A l’instar de ce Frère, je ne supporte pas d’entendre « la Franc-maçonnerie, pas pour moi ». Certes, tout le monde n’a pas forcément la tournure d’esprit pour frapper à la porte du Temple, loin de là. Mais en aucun cas, ce n’est une affaire de titres universitaires : on peut être titulaire d’un master et être incapable d’aborder la démarche initiatique ou être titulaire d’un CAP et être un grand initié. L’ancien Grand Maître de la Grande Loge de France avait une fois parlé de la Franc-maçonnerie comme d’une « élite du cœur ». Autrement dit, on ne chercherait pas à créer un cercle d’élites diverses (il y a d’autres lieux pour ça : l’Ecole Alsacienne, les différents country clubs, le Cercle de l’Union Interalliée, les associations d’anciens élèves de grandes écoles etc.) mais bien à éveiller le meilleur qu’il y a en chacun de nous. Le pari du Rite Ecossais Ancien et Accepté est d’offrir à chaque Frère ou Sœur la possibilité d’être un peu meilleur et par contagion, d’améliorer le monde autour de soi. Le pari du Rite Français revient au même mais par un cheminement différent.

Nous nous privons de rencontres, nous en venons à pratiquer un certain entre-soi entre gens de la classe moyenne, bien qu’à sa fondation, la Franc-maçonnerie obédientielle fût conçue pour être le centre de l’union, et réunir des personnes de bonne volonté qui autrement ne se seraient jamais rencontrées. Et la rencontre avec l’Autre nous permet d’échapper à la perversité et surtout aux décisions dont les conséquences sont néfastes pour autrui.

La tolérance (même si je préfère parler d’accueil, mais c’est une autre histoire), qui est exigée de chaque Franc-maçon doit nous amener à accepter l’Autre dans sa différence, surtout s’il est très différent de soi. Fraternité, mais surtout, altérité. La fraternité déclinée en altérité et la diversité de nos relations nous protègent de la perversion, ce « monde sans Autre ». Et je plains tous ces héritiers devenus dirigeants, qui ont grandi entre eux dans leurs cages dorées, qui ne sont jamais que des touristes dans leur propre pays et dont l’Histoire balaiera les noms, après les ravages que leur ignorance les aura fait commettre.

J’ai dit.

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Josselin
Josselin
Josselin Morand est ingénieur de formation et titulaire d’un diplôme de 3e cycle en sciences physiques, disciplines auxquelles il a contribué par des publications académiques. Il est également pratiquant avancé d’arts martiaux. Après une reprise d’études en 2016-2017, il obtient le diplôme d’éthique d’une université parisienne. Dans la vie profane, il occupe une place de fonctionnaire dans une collectivité territoriale. Très impliqué dans les initiatives à vocations culturelle et sociale, il a participé à différentes actions (think tank, universités populaires) et contribué à différents médias maçonniques (Critica Masonica, Franc-maçonnerie Magazine). Enfin, il est l’auteur de deux essais : L’éthique en Franc-maçonnerie (Numérilivre-Editions des Bords de Seine) et Ethique et Athéisme - Construction d'une morale sans dieux (Editions Numérilivre).

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