sam 23 novembre 2024 - 13:11

Du dépôt des métaux

J’étais en Loge hier soir et nous avons procédé à une cérémonie d’initiation, ce qui m’a demandé un peu de travail (je suis Expert de ma Loge), que j’ai été ravi de faire. J’essaie de faire peur aux candidats mais il semble que ma physionomie m’en empêche… A ce propos, un des Apprentis était un peu mal à l’aise dans la salle d’attente, mais s’est senti tout de suite rassuré en me voyant. Hem, je ne sais pas si je dois me sentir vexé ou honoré. En fait, en tant qu’Expert, je me dois d’éprouver les candidats, comme le faisait le Frère Terrible au XVIIIe siècle. Je tente donc d’être effrayant, par mes propos ou mon regard, mais sans grand succès… Au point que je me demande si je vais rester Expert longtemps.

Il y a une sentence que j’aime beaucoup dans le rituel de notre cérémonie d’initiation, c’est l’annonce de l’épreuve de la Terre, qui implique de se débarrasser de ce qui brille d’un éclat trompeur, nos fameux métaux. C’est un symbole que j’aime beaucoup, d’autant plus que le métal est une création humaine et n’existe pas à l’état naturel. On obtient une masse de métal à partir de minerai traité assez lourdement. Artifice brillant d’un éclat trompeur, n’est-ce pas ?

A y bien réfléchir, toute notre société occidentale est composée d’artifices qui nous éloignent de l’état de nature, pour le meilleur comme pour le pire. Notre mode de vie hérité des deux premières Révolution Industrielle nous invite à consommer toujours plus. «  We’re not happy ’til we’re choking,So we eat some more, Throw up on the floor, Go back to the store, We’re so hungry, so pathetic» chantait Alice Cooper1 en 2000. Je pense qu’Alice Cooper et son parolier Bob Marlette avaient bien saisi le malaise de la consommation : nous sommes conditionnés pour être d’éternels insatisfaits et combler cette insatisfaction par la consommation, au détriment de notre bien-être et de notre environnement. Toujours plus, toujours mieux, et après moi, le Déluge. Tout est structurellement fait pour consommer : prêts bancaires, incitation à consommer par les média et publicitaires employés par les tenants du grand capital qui pour se maintenir en état d’exister ont besoin d’écouler leurs produits. Henry Ford avait très bien compris que pour faire perdurer sa firme, il devait trouver un moyen de vendre ses modèles T aux Etats-Unis, à commencer par ses propres ouvriers. Ce n’est pas pour rien que Ford est déifié comme fondateur du meilleur des mondes dans le célèbre A brave new world d’Aldous Huxley. Le fordisme a permis de différencier le salaire du travailleur et le prix de l’oeuvre. Ainsi, un ouvrier asiatique n’aura sûrement jamais les moyens de se procurer l’ordinateur qu’il aura fabriqué et sur lequel je compose mon texte. Mais ça, c’est une autre histoire.

Les Métaux sont donc les symboles de notre insatisfaction perpétuelle et de leur remède, dans ce cercle vicieux insatisfaction-consommation.

Plus intéressant, mais aussi plus terrifiant, la société de consommation nous fait miroiter l’éternité, l’infini, l’illimité. Qui n’a pas un forfait de téléphone illimité, un passe de transport illimité, un accès aux musées ou au cinéma illimité ? N’est-ce pas paradoxal de tout avoir en illimité, alors que nous sommes nous-mêmes limités dans un monde fini ? L’illimité étant l’apanage du divin, peut-être sommes-nous en train de commettre un hybris, à nous penser infinis ? Hybris qui nous emmène à la destruction de notre environnement, et donc à notre propre destruction…

Je repensais à cette histoire de métaux quand je vis une affiche pour une compagnie low cost qui proposait des voyages dans de grandes métropoles européennes à un prix inférieur à un « déjeuner de ministre 2», sans compter le vain. En fait, on nous vend l’illusion de l’illimité, des vacances à bas coût, ce qui nous maintient dans un principe de plaisir, qui s’oppose au principe de réalité. Depuis, j’en viens à me demander si la crise que nous traversons actuellement n’a pas parmi ses origines, le fait que nous réalisons de manière plus ou moins consciente que la société de consommation n’est rien d’autre qu’un mirage. Que les voyages en illimité à bas coût ne sont qu’un miroir aux alouettes. Que rouler en SUV n’a aucun intérêt en ville. Que posséder le dernier smartphone ou la dernière paire de chaussures de sport de la marque à la virgule ne nous rend certainement pas meilleurs. On voit souvent circuler cet aphorisme sur les réseaux sociaux : « nous dépensons un argent que nous n’avons pas pour nous procurer des choses dont nous n’avons pas besoin pour impressionner des gens que nous n’aimons pas ». Je pense que l’auteur a bien compris l’essence du problème. Et cette prise de conscience des mensonges de la société de consommation est probablement un facteur de la violence que nous connaissons. A vouloir exploiter l’insatisfaction, le monde industriel a créé un ressentiment fort, qui sera désormais difficile à endiguer.

En fin de compte, déposer ses métaux et se plonger dans la solitude du cabinet de réflexion, c’est se couper un instant de ce monde de consommation et tenter de se recentrer sur l’essentiel. C’est une possibilité qu’offre la franc-maçonnerie : se départir de l’avoir pour devenir être. Passer de l’objet au sujet, en fait. J’espère que ces trois nouveaux apprentis parviendront à exprimer leur subjectivité parmi nous.

Sur ces considérations, je vais me remonter le moral en m’achetant des bandes dessinées et des disques vinyles de metal chez mon disquaire…

J’ai dit.

1Alice Cooper, Bob Marlette, « Eat some more ».

2Référence à une petite phrase récente d’un ministre évaluant un repas dans un restaurant à près de 100 Euros sans compter le vin, réemployée avec ma mauvaise foi coutumière.

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Josselin
Josselin
Josselin Morand est ingénieur de formation et titulaire d’un diplôme de 3e cycle en sciences physiques, disciplines auxquelles il a contribué par des publications académiques. Il est également pratiquant avancé d’arts martiaux. Après une reprise d’études en 2016-2017, il obtient le diplôme d’éthique d’une université parisienne. Dans la vie profane, il occupe une place de fonctionnaire dans une collectivité territoriale. Très impliqué dans les initiatives à vocations culturelle et sociale, il a participé à différentes actions (think tank, universités populaires) et contribué à différents médias maçonniques (Critica Masonica, Franc-maçonnerie Magazine). Enfin, il est l’auteur de deux essais : L’éthique en Franc-maçonnerie (Numérilivre-Editions des Bords de Seine) et Ethique et Athéisme - Construction d'une morale sans dieux (Editions Numérilivre).

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