« J’errais sur le chemin sans fin des renaissances, cherchant en vain l’architecte de l’édifice. Quel tourment que de renaître sans cesse ! Ô architecte de l’édifice je t’ai découvert ! Tu ne rebâtiras plus l’édifice. Tes poutres sont toutes brisées, le faîte de l’édifice est détruit ! Cette conscience a perdu ses énergies fabricatrices et est parvenue au terme des soifs ». Bouddha (Le Dhammapada)
C’est interrogeant, et finalement agaçant, cette introspection constante liée à la question existentielle : « Est-ce que ma vie fut ou est bien remplie ? »
Tandis que l’Occident optait pour une vision du « plein »de l’existence (à part les courants qui relevaient de la théologie apophatique (1) comme celle de Maître Eckart, des mystiques rhénans et de quelques rares athées qui ne voulaient pas « faire le plein » !), l’Extrême-Orient, lui, mettait en place l’idéal du « vide » et proclamait : « Au-delà de la vie et de la mort, le chemin des nuages. C’est le vide. Quand de cette vie flottante la lampe s’éteint, que l’illusion se dissipe, dans le tombeau, le corps sous terre, on accède enfin au non-avoir ».
Cela nous conduit à considérer la complexité de la diversité des manifestations de la recherche de l’ « Absolu » dans l’histoire et dans les cultures. Qu’est-ce qui ferait que pour parvenir a une plénitude divine il faudrait trouver le vide parfait, y aurait-il une parole qui allumerait le silence le plus total et qu’est-ce que ce vide qui nous habite au plus intime et qui seul permet le jaillissement de la flamme ? Répondre à cette fascination du vide, où l’on espère trouver sens, repose sur l’acceptation d’une solitude totale qui fait barrage à tout accompagnement, à tout gourou.
Dans le Zen, une recommandation : « Sur le chemin de ta vérité, si tu rencontres le diable donne lui 30 coups de bâton, mais si tu rencontres Bouddha lui-même, donne lui aussi 30 coups de bâton ! ». Ainsi libéré, j’avance dans une prise de conscience de plus en plus profonde de ce que je suis. Mais dans la conscience que j’ai de moi, m’apparaît la limitation même de cette conscience car mon origine même m’échappe. Si profonde que soit la « conscience de moi » à laquelle je peux arriver, elle demeure toujours « béante » de l’Absolu que je ne pourrai jamais atteindre. Cette démarche suppose que l’on ne marche plus « en compagnie » de concepts, mais dans l’absence de toute représentation, mené par le chemin de la « non-pensée », du « non-attachement », de la « non-relation » et de la « non-médiation ».
En fait, c’est une avance immobile dans un univers immobile. Le résultat en est parfois l’obtention de la « Kénose » (2), qui permet de tout donner et de tout recevoir. La richesse de n’être rien et de ne rien avoir ! Nous comprenons alors que le fond ultime de l’être ne peut se percevoir que comme vide et rien. C’est la perception lucide que l’humain est d’un côté engagé dans le temporel et de l’autre qu’il subsiste déjà dans l’éternel. Ce voyage intérieur est naturellement accompagné par l’exercice de la contemplation du monde. Cicéron, dans le « De Legibus 161 », écrit : « Cet homme, quand il aura traversé du regard le ciel, la terre, les mers et la nature dans son entier ; qu’il verra d’où sont issues toutes ces choses et où elles doivent aller, quand et comment elles périssent, ce qui est mortel et fragiles en elles, ce qui est divin et éternel ; quand il saisira qu’il n’est lui-même plus limité aux murs d’une cité mais qu’il est citoyen du monde entier comme d’une cité unique, alors, au-milieu de cette grandeur des choses, dans cet examen et cette connaissance de la nature, il se connaîtra lui-même ».
Pensée complétée par Shaftesbury (3) et son voyage intérieur, dans sa « lettre sur l’enthousiasme », section 4 28 : « Il nous est impossible de contempler quoi que ce soit au-dessus de nous tant que nous ne sommes pas en condition de regarder en nous et d’examiner calmement le tempérament de notre propre esprit et nos passions ». C’est la recherche du vide total de l’être, le creux du moyeu de la roue, image de l’Absolu inscrite dans notre itinéraire terrestre. Mais existe-il un au-delà du vide qui en est le dedans ?
Plus nous sommes attentifs au centre de notre être, plus celui-ci semble s’ouvrir sur de plus grandes profondeurs. A la limite de l’infini : une plénitude peut survenir et submerger la plénitude humaine et l’homme peut alors se dire : « J’ai trouvé l’ultime car je le suis ! ». Marche étroite entre narcissisme, panthéisme ou athéisme… Mais, il convient de ne pas perdre de vue que ce cheminement s’effectue dans la perspective de notre propre disparition : la contemplation, dans le sens du Zen par exemple, avance sur le même chemin que la mort. Les deux conduisent à une concentration ou à un épanouissement de la vie au coeur de l’être pour produire d’une part l’illumination et de l’autre le passage de la vie terrestre à une autre vie par la mort.
C’est au-delà d’un « point mort » que surgit la réalité insaisissable de l’être. L’ultime réalité de la personne est saisie comme un vide qui est, en même temps, plénitude. Toute expérience ultime de conscience ne peut être ressentie que comme vide et plénitude, de même que dans la démarchede l’amour, le point ultime est par-delà toute possession, toute saisie. C’est quand je suis réduit à l’état de rien que je réalise ma plénitude. Ici, se repose la question de l’Absolu : est-il finalement le « Un » parfait sans division possible, ou bien le « rien », le « néant » ?
Faut-il dire que finalement c’est le « néant » qui est premier ? Toute expérience ultime de conscience est ainsi ressentie comme « vide » et « plénitude », de même que dans l’amour le point ultime de la rencontre se situe par-delà toute possession, toute saisie. C’est dans l’expérience de la kénose totale que je communique ce que je suis. C’est quand je suis à l’état de rien que je réalise ma plénitude. Dans l’expérience Zen, par exemple, quand j’arrive au vide le plus total, c’est alors que je réalise l’unité de tout dans la réalité qui surgit, au moment même où je touche au « néant » de moi-même. Que j’arrive au « zéro » de mon retrait de moi-même et de mon illusion sur moi, va surgir le « Un », unité et totalité sans dimension tout à la fois. Ce que nous rappelle le maître japonais Ryôkan (1758-1831) dans ses poèmes sur la vacuité de l’homme (4) :
Il suffit de voir.
De toute façon, le monde
est impermanent.
Qu’elles durent plus ou moins,
Il ne reste rien des fleurs.
A ceux qui partout
sont aux affaires publiques,
je m’adresse ainsi :
votre esprit originel
surtout, ne l’oubliez pas !
Nous pouvons avancer l’idée que l’Absolu est à la fois « Néant » et « Être » en même temps. Contradiction inquiétante pour la logique, mais nous sommes ici dans un domaine étranger à la logique : ce « Néant » et cet « Être » ne sont qu’une même réalité. C’est pour cela que tout en paraissant s’opposer l’un à l’autre, ils s’incluent l’un l’autre, sans que l’un déborde en rien sur l’autre. Le Taoïsme nous donne une belle démonstration de ce paradoxe : le premier est le Wu (Le rien), le second est le You (l’Être). Certains philosophes regardent le Wu comme antérieur au You car le You vient du Wu, ainsi que le dit le Tao Te King (Le « livre de la voie et de la vertu », classique attribué à Lao Tseu).
Dès lors, pourquoi ne pas considérer que le Tao, l’Absolu en lui-même est à la fois Wu et You ? Bien sûr, que dans l’ordre du monde il y ait un avant et un après, cela est logique, mais pourquoi y en aurait-il dans la structure même du Tao ? Dire que le You vient du Wu n’implique pas de parler d’un avant et d’un après. L ‘Absolu pourrait se définir comme les deux à la fois : ce qui les unit et les réconcilie dans leur apparente opposition est la force interne qui leur est commune. On peut avancer l’idée que la philosophie taoïste nous met plus positivement face à l’Absolu que ne le fait la pensée bouddhique plus préoccupée par la maîtrise de l’instabilité des choses que par l’idée d’une unité dans la contradiction apparente.
Le long cheminement au coeur même de notre être jusqu’à notre nature profonde, nous fait découvrir un nouvel amour, non plus un amour électif, mais un amour du cosmos qui nous « fait » exister. Au coeur de nous-mêmes, au centre le plus profond, nous percevons alors, l’autre Centre, le Centre absolu qui est la source de tout.
Cela vaut le coup de laisser quelques valises inutiles sur le quai de la gare !
Notes
– (1) Théologie apophatique : Approche théologique fondée sur la négation d’un plus ce que Dieu n’est pas que sur ce qu’il serait. C’est l’opposé de la théologie cataphatique dont le but est la recherche d’une approche et d’une définition des qualités divines.
– (2) Kénose : Notion de théologie chrétienne : Dieu se dépouille de certains attributs divins pour mieux s’incarner. Jésus serait l’image même de la kénose. Cette expression vient du grec « Kénosis » : vide, dépouillé. Le philosophe serait celui qui parviendrait au vide, par l’abandon de ce qui est inutile pour parvenir à sa vérité intérieure.
– (3) Shaftesbury : Titre du 3em comte de Shaftesbury, Antony Ashley-Cooper (1671-1713). Philosophe, écrivain, homme politique britannique. Influencé par la philosophie platonicienne qu’il mêlera avec plus ou moins de bonheur à la théologie chrétienne !
– (4) Ryôkan : Ô pruniers en fleur. Paris. Ed. Gallimard. 2019 (Pages 30 et 31).
Bibliographie
– Lebranchu Marc : Découvrir le taoïsme : histoire, fondements, courants et pratiques. Paris. Ed. Eyrolles. 2020.
– Revue Autrement : Le silence-La force du vide. Paris. Ed. Autrement. 1999.
– Robinet Isabelle : Histoire du taoïsme : des origines au XIVe siècle. Paris. Ed. Cerf-CNRS. 2012.
– Saint-Jean de la Croix : La nuit obscure. Paris. Ed. Du Seuil. 1984.
Merci pouor ce très bel article inspirant.
Je pratique le zazen depuis longtemps, mais vous m’en apprenez :
« Sur le chemin de ta vérité, si tu rencontres le diable donne lui 30 coups de bâton, mais si tu rencontres Bouddha lui-même, donne lui aussi 30 coups de bâton ! ».
Avant d’écrire et de publier “l’essence du christianisme” (qui a eu une belle critique sur ce site), j’avais écrit “Molloch, le Dieu mauvais -le livre qui rend fou-“. J’ai donné à Dieu tellement de coups de baton que je n’ai pas osé le publier. Il est seulement lisible sur mon blog rene-mettey.fr
Finalement je suis bien zen !
Merci pour cette réflexion/méditation
Un article qui enivre, donne le vertige, le tournis qui suspend au-dessus du vide avec la peur au ventre (vide) de tomber (dans le vide). Comment ne pas dire merci à son auteur notamment lorsque l’on lit ce texte depuis un espace où la réflexivité a, depuis belle lurette, cédé la place à la matérialité existentielle quotidienne?
“Le vide est plein de potentialités” écrit ci-dessus Solange Sudarskis, j’ajouterais : à condition d’en être conscient, d’en prendre conscience, sinon on se fait happer par la matière (non pas primordiale) mais secondaire, celle du combat quotidien pour la survie.
A tous les deux, ma gratitude.
En somme le vide est plein de potentialités.
Pour le taoïste, c’est une matrice qui attend sa fécondation par le principe masculin.
Les francs-maçons se disent les enfants de la veuve. Qu’est-ce qu’une veuve sinon une épouse qui a perdu son conjoint ? En d’autres termes, et d’une manière plus globale, c’est un couple qui a perdu sa partie masculine. En effet, le mot « veuve » vient du latin VIDUA qui signifie privé de… son complément.
L’ expression « enfants de la veuve » pourrait indiquer au franc-maçon qu’il faut faire un vide dans la matière primordiale (la pierre) pour trouver la pierre philosophale.