ven 22 novembre 2024 - 13:11

La kabbale, cette autre Bible

La Kabbale (de l’hébreu Qabalah, tradition, acceptation) peut se définir simplement comme une lecture commentée des textes bibliques. Mais elle est bien plus ! Comment est née cette mystique juive? Voici son histoire : Entrons dans la légende…

Origines légendaires

Imaginons. Nous sommes en 1250 avant Jésus-Christ, au pied du Mont-Sinaï, dans le djebel Mousa, où les Hébreux sortis d’Egypte ont installé leur camp. Ce matin-là, alors que le soleil levant incendie le ciel, soudain le son strident d’une batterie de trompettes déchire l’air, terrorisant les nomades réunis. Moïse, leur chef charismatique, saisit un vase rempli du sang d’un mouton sacrifié et, pour sceller l’alliance avec le Seigneur, en asperge le premier rang des bergers, qui en ont le visage rougi. Selon la demande divine, il monte ensuite seul en haut de la montagne, peu à peu enveloppée dans un épais nuage de fumée couleur d’encre, et il entend la voix du Dieu d’Israël dont l’écho retentit jusqu’au creux de la vallée: « Viens jusqu’à moi ! Voici les tablettes de pierre sur lesquelles j’ai écrit les Commandements de la Loi, pour que tu les enseignes aux Israëlites ! ». A cet ordre, Moïse pénètre lentement dans l’écran de fumée noire et disparaît : il surgira 40 jours plus tard sur la montagne, dans le triangle d’une lumière éblouissante. Avec en mains les deux pierres plates gravées, pour passer les consignes divines à son peuple de fugitifs qui l’a attendu. Ils l’écoutent, subjugués, puis partent avec lui vers leur destin…

…Une donnée importante apparaît ici : Dieu vient d’indiquer aux hommes que leur outil de communication est le Verbe mais ce Dieu qui est descendu sur le Mont-Sinaï pour transmettre au peuple les premiers éléments de la Torah, c’est à dire de la Bible naissante, ce Dieu qui a pris la parole humaine pour se faire comprendre, est absent de la terre des Hommes, il n’habite pas parmi eux, parmi cette foule bruissante qui s’étire dans le désert ! En quelque sorte, il a abaissé le ciel d’où il vient et il en est descendu pour se mettre au niveau de l’homme. Ce qui signifie, à l’inverse, que l’homme, lui, peut tenter de s’élever vers le ciel, royaume de la perfection, paradoxalement en se penchant avec humilité sur le texte sacré ! Dieu étant la perfection, l’homme est donc invité, c’est évident, à la verticalité spirituelle pour se parfaire et à l’horizontalité sociale pour communiquer avec ses semblables. Ainsi naît déjà la symbolique de l’équerre, qui rejoint celle du lumineux compas créateur.

La Bible, un grand livre d’aventures

Il faut donc, se disent les témoins érudits de l’époque, consigner par écrit ce Verbe, l’enrichir des prescriptions divines et des aventures humaines conséquentes. Il faut rapporter la vie de ce peuple méditerranéen qui lutte, souffre, réfléchit, rencontre Dieu et dialogue avec lui. Il faut l’enseigner par toute la terre, grâce à un livre de référence, de fait un modèle de vie, qui va devenir le grand livre de l’humanité. La Bible, née au désert avec Moïse, au XIIIème siècle avant Jésus-Christ, sera ainsi écrite pendant quelque huit cent ans, au fil de 40 livres, par des scribes appliqués sous la dictée des héritiers de la tradition orale. Elle est composée de deux parties : Primo, l’Ancien Testament (qui veut dire ici Alliance) comprenant en 13 livres communs aux Juifs et aux Chrétiens, tous les écrits se rapportant précisément à l’alliance de Yahvé, le dieu des juifs, avec ce peuple. Et secondo, le Nouveau Testament, concernant en 27 livres propres à l’ensemble des confessions chrétiennes, l’alliance établie ensuite par Jésus-Christ. Il sera achevé après sa mort, au premier siècle de notre ère.

La Bible écrite, Jésus-Christ crucifié, l’errance et les batailles stoppées, une sorte de grand silence méditatif s’installe sur le monde occidental. Les sages et docteurs juifs, ces décrypteurs de la Bible, appelés les « massorètes », font le bilan des millénaires écoulés. Apparaît alors dans leurs échanges, la métaphore du sang et de l’encre. Le sang, c’est le ciel rougeoyant derrière Moïse sur le Mont-Sinaï, c’est celui du mouton sacrifié, c’est encore celui des milliers de guerriers qui se sont entretués pendant un millénaire, c’est enfin le sang du Christ mort, le cœur transpercé par une lance. L’encre, c’est le nuage noir sur le même Sinaï, au moment de la réception des tables de la Loi par Moïse; l’encre, c’est aussi les milliers de pages noircies par l’écriture de la gigantesque Bible. Le sang, c’est la vie quand il est contenu dans un corps, et la mort quand il est répandu. En revanche, l’encre, répandue dans les signes tracés, c’est la vie consignée par écrit, mais c’est aussi la mort quand l’encre reste contenue dans un flacon, puisque la page, sans signes, reste blanche et muette…

…Le sang, symbole de l’imagination, de l’instinct et des pulsions et l’encre, symbole de la raison, de la maîtrise de soi et de la sagesse, ne sont-ils qu’une même réalité combinée, qu’un même secret ? La Bible ne les contient-elle tous les deux? Et partant, ce livre sacré, par quelque magie de ses concepteurs, ne recèlerait-il pas des vérités cachées ? Ne faut-il les chercher au fil de ses pages ? Dieu lui-même ne s’est-il interposé dans la calligraphie de la Torah, pour lui donner un sens à découvrir ? En fait, n’aurait-il pas donné à Moïse, en même temps que les Tables de la Loi, une autre Loi, orale et secrète ? Autant de questions que se posent plusieurs rabbins, dans le renouveau culturel et religieux qui anime le midi de la France, notamment le Languedoc, dans les années 1150/1200.

La Kabbale, une théosophie complémentaire

Ainsi voit le jour, autour de Montpellier, un nouveau livre de connaissances, une suite de la Bible en quelque sorte. Ainsi, un millénaire après Jésus-Christ, apparaît la Kabbale, ou Quaballah, mot qui, nous venons de la dire, signifie à la fois tradition et acceptation. Tradition, comme véhicule de la transmission ésotérique et initiatique de maître à élève. Acceptation, parce que la Kabbale est transmise alors à des initiés qui sont des « acceptés » devant Dieu et qui la reçoivent, tel un cadeau.

Comme la Bible, la Kabbale est une théosophie formée d’une succession de livres et de textes, dont on connaît certains auteurs. Son écriture, sa réécriture même, vont s’étaler également sur plusieurs siècles, jusque dans les années 1700 , à partir de premiers textes retrouvés, notamment le « livre d’Enoch » (anagramme de Cohen) datant de la destruction du second Temple de Salomon et du « livre de la création » (Sefer Yetsirah) écrit au 3ème siècle. Les deux grands ouvrages générés par les précédents sont le « Livre de la clarté » (Sefer Habahir) et le « livre de la Splendeur », plus connu sous le nom de Zohar. Celui-ci aurait été commencé par le rabbi Bar Yochaï en Palestine et, ce dont on est sûr, c’est qu’ il a été reformulé par l’espagnol Moïse de Léon au XIIIème siècle. D’autres grands noms sont attachés à la Kabbale, comme Isaac l’aveugle, qui aurait reçu des révélations divines. Puis Moïse Cordovero, Abraham Aboulafia, et Isaac Louria, le cabaliste de l’époque moderne : chacun d’eux a travaillé sur des milliers de documents, avec l’obsession de découvrir des sens cachés dans la Torah.

L’idée centrale de la Kabbale, c’est que tout le processus cosmogonique s’est construit et continue de se construire à partir du souffle du dieu vivant (Rouah). Elle n’hésite pas à utiliser des allégories sexuelles à propos de « l’ein sof », l’infini, l’Etre supérieur fécondant l’univers. C’est cette semence divine qui a crée les sons, les ondes sonores, donc le Verbe, et partant une « mise en lettres » de ces sons pour former les 22 lettres de l’alphabet hébraïque, qui correspondent elles-mêmes aux 22 premiers nombres. L’ensemble constitue la « vibration primitive ». La poésie kabbalistique affirme que ces 22 lettres sont des anges, artisans de la création!

L’arbre séphirotique, un transmetteur d’énergie

Comment matérialiser cette force divine au service de l’homme ? Le livre de la création a proposé l’image de l’arbre dont la sève se propage au long de ses branches. Ainsi après l’idée centrale de la Kabbale, le souffle, sa construction centrale, c’est l’arbre de vie. La Kabbale postule que, par la racine du mot même et donc de l’arbre, l’homme reçoit et accepte de Dieu une voie tracée par les archétypes inscrits dans cette arborescence. Quand on parle de « voie tracée », il s’agit précisément de « traces divines » : elles sont impalpables à la manière de flammes, dont le brasier serait Dieu. Ces émanations divines sont au nombre de 10. Elles se nomment les sephiroths. Ce mot vient de « saphir » la pierre précieuse. En ce sens, les sephiroths reflètent l’éclat de la divinité.

Cette symbolique circulaire est tellement riche qu’avec l’arbre séphirotique, on peut penser que « tournent » la parole, la lumière, l’énergie, l’eau, etc. Sur le diagramme (cf schéma ci-après) qui représente cet arbre séphirotique, nous pouvons voir le positionnement de desdites séphiroths. Le schéma se lit de haut en bas, mais aussi de bas en haut. Le plus simple est d’imaginer que les cercles sont des vases alimentés par l’épanchement de la lumière originelle, émanant du vase supérieur. Ces vases sont aussi bien des récepteurs que des transmetteurs d’énergie. Dans l’ordre, ils ont pour nom : 1. KETHER, la couronne symbolisant Dieu- 2. HOKHMA, la sagesse – 3. BINAH, l’intelligence – 4. HESSED, l’amour – 5. GEBOURAH, la force – 6. TIPHERET, la beauté – 7. NETSAH, la victoire – 8. HOD, la gloire – 9. IESOD, le fondement – 10. MALKHOUT, le royaume. Les séphiroths symbolisent également, entre autres, le système planètaire et son mouvement.

Une lecture horizontale de l’arbre séphirotique, montre trois niveaux de l’être humain. Le premier niveau est lié à l’esprit, le second à l’affectivité, le troisième à l’action (celui qui concerne, précisément, le Grand Pontife, au 18ème degré du REAA). Une lecture verticale révèle une double centralité avec la beauté, qui représente l’équilibre suprême du cœur et le fondement, qui suggère la transmission et constitue la base de la reproduction de l’arbre, en quelque sorte la stabilité de l’édifice.

En tant que symboles, les séphiroths ne reflètent que les signifiants et signifiés que chacun y projette. Lorsque la Kabbale précise qu’elles émettent des vibrations, en termes d’émanation, de création, de formation (œuvre) et d’action, c’est donc l’esprit et la sensibilité individuelle qui sont interpellés ou non. L’interprétation rationnelle ou irrationnelle appartient à l’utilisateur du diagramme. Les mages kabbalistes affirment pour leur part, qu’une patiente fixation des graphismes des noms choisis sur l’arbre séphirotique, fait surgir une vive et bienfaisante lumière. Elle pénètre alors les yeux du contemplateur et installe en lui les sentiments exprimés par le principe observé. A chacun ses visions, bien entendu !

Un fait est certain, en matière de sens caché à découvrir, c’est que toutes les sephiroths, qui sont en soi les caractéristiques même de l’être humain, sont citées dans la Bible, et pour certaines de nombreuses fois, ce qui a permis de les repérer. Elles sont vues par la Kabbale en tant que nombres ayant participé à la création de l’univers. C’est à partir du « Livre de la clarté » où elles sont qualifiées « d’attributs divins », qu’elles ont été recensées au 12ème siècle, puis organisées ensuite par Isaac l’Aveugle, pour finalement devenir la matière du Livre de la splendeur, le célèbre Zohar, conçu par le précité Moïse de Léon en 1280.

L’arbre séphirotique ci-après indique la correspondance traditionnelle des séphiroths avec les officiers de la loge maçonnique.

Kabbale et franc-maçonnerie

Comment la Kabbale s’est-elle introduite dans les loges maçonniques ? Souvenons-nous que la franc-maçonnerie spéculative, qui à ses débuts, comptait dans ses rangs des astrologues, des hermétistes, des alchimistes mais aussi des cabalistes, a incontestablement été influencée par ces « sciences parallèles » de l’époque. C’est ainsi que la numérologie kabbaliste, dénommée alors « guematria » – d’où la géométrie a tiré son nom – a pénétré les rituels et perdure aujourd’hui, à travers la symbolique maçonnique des nombres, de 0 à 10.

Il faut d’ailleurs rappeler ici que la maçonnerie a bien failli basculer dans l’occultisme pur et dur au XIXème siècle, quand nombre de loges, tant en France qu’en Allemagne, ont connu la tentation magique et l’influence du spiritisme. A noter encore que des grands noms de la maçonnerie comme Papus, René Guénon, Jules Boucher, ont participé à ce mouvement ésotériste avancé à travers la mystique martiniste. C’est d’ailleurs à Boucher que l’on doit l’établissement d’une correspondance entre les dix séphirots et le positionnement des officiers de loge bleue dans le temple, tel qu’il apparaît sur le diagramme.

On ne peut convenir d’une simple coïncidence quand on sait qu’après les nombres, le deuxième thème cardinal de la Kabbale est la mise en lumière de l’homme comme microcosme, et la loge maçonnique symbolisant elle-même ce microcosme. Nous sommes bien ici, avec le collège des officiers, en présence d’un organisme vivant et s’articulant par connexions, à l’image exacte de l’arbre séphirotique. A ceci près toutefois, que l’emplacement des officiers pouvant différer selon les rites, le réseau analogique connaît obligatoirement des variantes.

En conclusion, il convient de dépasser la mauvaise réputation faite à tout ce qui a trait au «kabbalistique», si l’on veut saisir ce qu’est la vraie Kabbale. Elle est une grille de lecture de la Bible, certes, mais aussi à sa façon, une doctrine d’initiation à une spiritualité qui, si je puis dire, ouvre plus grands encore, les yeux de l’imagination. C’est cette dimension instructive supplémentaire, cet élargissement métaphorique de notre connaissance, qui doivent être retenus par les francs-maçons que nous sommes, et non la représentation fausse d’une turbulente théosophie magico-occultiste. « Là où finit la philosophie, commence la sagesse de la Kabbale » dit le Rabbi Nahman de Braslav.

3 Commentaires

  1. Quelle clarté dans ce texte qui rend parfaitement compréhensible le rapprochement métaphorique entre kabbale et organisation de la Loge ! Pour un complément d’explications sur les attributs des séphiroth qui permet de les associer aux officiers de la Loge, vous pouvez consulter l’article en allant sur ce lien : 450.fm/2022/11/01/les-officiers-de-la-loge-des-organisateurs-de-lharmonie/
    Pour approcher la kabbale vous pouvez aussi consulter les 4 articles de notre journal sur ce sujet :
    450.fm/2021/11/23/la-kabbale-i-une-voie-de-la-connaissance/
    450.fm/2021/11/24/la-kabbale-ii-un-paradis-a-chercher/
    450.fm/2021/11/25/la-kabbale-iii-les-sephiroth-chemin-du-divin/
    450.fm/2021/11/26/la-kabbale-iv-la-guematrie-une-mystique-des-nombres/
    Bien fraternellement.

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Gilbert Garibal
Gilbert Garibal
Gilbert Garibal, docteur en philosophie, psychosociologue et ancien psychanalyste en milieu hospitalier, est spécialisé dans l'écriture d'ouvrages pratiques sur le développement personnel, les faits de société et la franc-maçonnerie ( parus, entre autres, chez Marabout, Hachette, De Vecchi, Dangles, Dervy, Grancher, Numérilivre, Cosmogone), Il a écrit une trentaine d’ouvrages dont une quinzaine sur la franc-maçonnerie. Ses deux livres maçonniques récents sont : Une traversée de l’Art Royal ( Numérilivre - 2022) et La Franc-maçonnerie, une école de vie à découvrir (Cosmogone-2023).

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