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L’égalité contre l’égalitarisme ? (1)

Qu’il s’agisse de jeunes animaux ou d’enfants, l’imitation est la voie de l’apprentissage (éducation de savoir-faire par mimétisme pour les bêtes, éducation de savoir-être par transmission de connaissances pour les humains). La « mimesis » conditionnerait-elle une forme d’égalitarisme en imposant une uniformité des savoirs ?
Dans sa forme évoluée – celle des sociétés -, « l’égalitarisme identitaire » se décline de nombreuses façons : c’est « l’égalité de nature » (qui fait que tous les individus d’une même espèce sont créés les uns à la ressemblance des autres) ; c’est « l’égalité des sexes » (qui cherche à contrebalancer les privilèges que le sexe dit « fort » s’est acquis sur le sexe dit « faible ») ; c’est « l’égalité des droits » (qui tente de corriger les inégalités issues des distinctions héréditaires et sociales entre citoyens) ; c’est « l’égalité des chances » (qui vise à garantir les mêmes moyens de réussite, quelles que soient les origines des hommes et des femmes), etc.
Ces compensations d’inégalités – qui ne sont pas naturelles, mais culturelles – contraignent donc les individus qui y sont astreints : l’égalitarisme est l’expression d’une égalité forcée ; elle ne s’expose pas comme une réalité, elle s’impose par autorité. De ce fait, elle se présente comme une restriction de liberté.
À l’inverse, la doctrine libérale (« la main invisible » en économie), en prônant la libre entreprise et en revendiquant la liberté totale des échanges, creuse plus profondément le fossé qui sépare les riches des pauvres. Pourquoi ? Parce qu’en refusant l’égalitarisme, en subordonnant le principe démocratique à une vision individualiste des rapports humains, elle ajoute des inégalités sociales aux inégalités naturelles et culturelles.
Faut-il donc revenir à l’égalitarisme pour éviter les méfaits de l’individualisme ? Tocqueville s’insurge, imaginant « sous quels traits nouveaux ce despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée des autres ».
Ainsi l’égalitarisme transforme-t-il l’égalité en indifférenciation, puis en indifférence. C’est l’exaltation de la « mêmeté » sociale qui fabrique de l’identique, égalisant les êtres et refusant de discerner la femme de l’homme, deux femmes entre elles ou deux hommes entre eux . Elle nie les distinctions de nature (et la génétique), les distinctions de sexes (et la biologie), les distinctions sociales (l’économie et la sociologie), les distinctions psychiques (la philosophie, la théologie et la psychologie – avec leurs approches différenciées) au nom d’idéologies arbitrairement égalitaires.
Si l’individualisme renforce les inégalités, et si l’égalitarisme aplanit et nivelle, vers quoi se tourner ? L’égalitarisme a-t-il tué toute possibilité d’égalité entre les hommes ?
Non, si l’on accepte les spécificités de l’être dans son identification à l’autre : la distance qui sépare le « Je » du « Tu » fait ontologiquement de l’autre un « autre-que-moi ». Si nous avançons ensemble sur le chemin de la vie, nous ne marchons pas dans les mêmes souliers. « L’inégalité naturelle ou physique » nous rappelle que si nous empruntons tous deux les mêmes voies, nos chaussures n’ont pas les mêmes pointures.
Mon semblable n’est pas mon reflet – sinon il serait ma copie conforme, mon double. Faire de l’autre son sujet, c’est le transformer en objet, en miroir de soi-même. Il y perd son identité.
À l’inverse, n’identifier que les spécificités de l’être sans son identification à l’autre présente aussi bien des dangers à l’égard de l’égalité entre les hommes. En effet, l’éloge de la différence met l’accent sur l’hétérogénéité, sur ce qui distingue, sépare, divise ; les revendications communautaristes ont beau jeu de la magnifier, au nom de « l’égalité entre les différences » (politiques, économiques, sociales, culturelles, religieuses, etc.). Par ce biais, « l’égalitarisme identitaire » fait un retour en force, collectivisant l’individualisation au niveau du groupe.
La véritable égalité doit donc concilier les spécificités de l’être et l’identification à l’autre. Le célèbre apophtegme de Saint-Exupéry : « Mon Frère, si tu diffères de moi, loin de me léser, tu m’enrichis » n’est pas une ode à l’individualisme ; ce serait oublier les mots : « mon Frère » qui donnent tout son sens à cette phrase. Le frère, c’est le pair, celui qui est de la même famille (biologique, spirituelle ou affective), celui qui me reconnaît et que je reconnais comme mon égal (dans le respect de nos différences). Il ne peut y avoir d’égalité au sein d’une collectivité sans une certaine parité qui préserve à la fois la singularité des individus et l’altérité de leurs rapports. Si la réciprocité est la conséquence de ce type de relations, l’identité de la personne en est la source.

Pierre PELLE LE CROISA, le 27 avril 2015

De la violence

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J’étais en Loge hier soir, et nous avons parlé de violence. Je reste très partagé sur la question de la violence, surtout depuis que j’ai lu le récent ouvrage de Steven Pinker, la Part d’ange en nous. La thèse que défend Pinker est que notre monde est bien moins violent qu’il y a un siècle, si on se base sur les statistiques des décès. En effet, on meurt moins de mort violente, si on se base sur les statistiques. L’actualité récente en France donne le sentiment du contraire (je dis bien sentiment, et un sentiment ou une hypothèse ne sont pas des faits). Mais je crois que c’est plus subtil que ça.

Qu’est-ce que la violence ? Pour ma part, j’aime beaucoup la définition donnée par le physicien Aurélien Barrau dans Des univers parallèles : « la violence, c’est considérer comme acquis ce qui est à construire ». Une autre définition, que je tiens de mon ancien prof de philologie est celle qui consiste à « transformer l’impératif en indicatif », définition que j’apprécie aussi. Il y a dans ces deux définitions l’idée de l’exercice d’une coercition sur l’autre, que l’on réduit au statut d’objet.

La violence peut s’exercer de différentes manières : règles humiliantes, agressions physiques, verbales, dégradations, etc. Elle peut parfois s’expliquer. J’attire votre attention sur le fait qu’expliquer n’est en aucun cas justifier. On peut expliquer un séisme, une tempête ou un accident nucléaire sans pour autant le justifier ni l’accepter. Confondre justifier et expliquer constitue une insulte à la pensée de Jankélévitch(i).

Le problème est que l’être humain est un être violent, très ambivalent. « Au commencement était la haine », nous dit Freud. Tout le but de la civilisation est de réprimer la violence et les pulsions violentes que nous avons tous en nous. L’être humain se dote aussi de mécanismes pour justifier sa propre violence. Or, l’expression de la colère et de la violence n’est pas acceptable socialement (du moins pour le moment, la morale publique n’étant pas absolue mais relative, cf. Niezsche(ii)).

En dépit de l’observation de Steven Pinker, on a le sentiment que la voie de fait devient la norme. Il suffit de regarder les réseaux sociaux pour s’en rendre compte : dès que quelqu’un a le malheur de dire ou écrire quelque chose qui ne va pas dans le sens d’un groupe, la réaction du groupe tend vers le lynchage de l’individu. L’Autre qui pense différemment est donc un objet de ressentiment et doit être détruit…
A propos de violences, la journaliste et femme de lettres Zineb el Rhazoui est toujours la cible de menaces écrites sur ces structures ochlocratiques que sont les réseaux sociaux, suite à ses différents travaux sur l’islam. Je suis très triste qu’aucune obédience, bien que celles-ci soient très promptes à s’indigner, n’ait ouvertement pris sa défense. En attendant, lisez ses livres, je crois que c’est important.
La structuration des réseaux sociaux, parfois dépendant de juridictions d’autres pays donne aux usagers un sentiment d’impunité, qui leur permet d’exercer leur violence sans conséquence. On l’a vu récemment avec l’affaire de la Ligue du LOL.
A propos d’impunité, nous avons en France une culture de l’excuse, qui nie l’existence du mal en tant qu’action volontaire. Nous faisons souvent la part belle au bourreau qui doit être vu comme une victime du système ou de tout autre élément extérieur. Autrement dit, on ne doit pas sanctionner à l’école un petit caïd ou une petite frappe violente, parce que ces charmants bambins sont de pauvres victimes de leur famille/un vilain prof/leurs vilains petits camarades bons à l’école/leur condition sociale (biffer la mention inutile). Ce type d’enseignement remonte à Mai 68 et après : les disciples des grands penseurs ont appliqué les belles idées. Ainsi, dans les années 80, on n’avait plus le droit de sanctionner un gamin de primaire en lui faisant nettoyer la cour ou réparer ses bêtises. Une ministre de l’époque avait décidé que c’était du travail gratuit (on est dans les années 80, je le rappelle). La même ministre avait commis un ouvrage à l’époque expliquant combien la déferlante de dessins animés japonais était dangereuse pour la culture française et l’intellect de nos têtes blondes. Il est vrai que les dessins animés américains diffusés à l’époque tels que He-Man (Musclor), GI Joe ou MASK étaient sûrement bien plus pacifiques et porteurs de valeurs que Candy, Lady Oscar ou Albator(iii). Mais je m’égare. Les héritiers des grands penseurs de Mai 68 et de ce courant libertaire estimaient donc que sanctionner la violence, c’était punir de pauvres petites victimes de notre affreuse société tortionnaire, contre laquelle les étudiants s’étaient révoltés. Pire encore, il arrive que la victime ait des ennuis supplémentaires : il suffit d’entendre ce qu’on dit aux femmes qui ont le courage de porter plainte contre un agresseur. On leur dit que c’est de leur faute, et qu’elles ont provoqué leur agresseur(iv)… « Cachez ce sein que je ne saurais voir », je crains que Molière n’ait pas pris une ride.
Malheureusement, une éducation sans contrainte ne peut aboutir à rien de bon. Le cadre, la règle, la contrainte et la sanction sont nécessaires à la liberté. Sans cela, c’est le chaos, et l’individu n’a pas de structure. Vous imaginez bien les dégâts que cela peut faire sur les jeunes enfants et les adultes qu’ils deviennent. J’en viendrais à me demander si les joyeux lurons de la Ligue du LOL ne sont pas de pauvres gamins victimes de cette éducation qui en a fait des adultes déstructurés, avec un sentiment d’impunité et de toute-puissance (comment, je suis de mauvaise foi, moi ?).
Toute plaisanterie mise à part, éduquer un enfant avec l’idée qu’il est « interdit d’interdire », sans le sanctionner parce que ce qu’il peut faire n’est jamais sa faute, c’est en faire un adulte non structuré, voire irresponsable. La liberté est dans la règle, et les anarchistes l’avaient très bien compris.

Nous sommes amenés en Franc-maçonnerie à soumettre notre volonté, vaincre nos passions ou encore faire un examen critique, seul vrai rempart à la violence primitive qui existe en nous tous. Tout ce que nous faisons est ritualisé, encadré et structuré. Le Rite est marqueur d’un haut degré de civilisation. On pourrait penser que nous sommes de gentils messieurs-dames et que la violence n’existe pas. Que nenni ! Notre mythe fondateur est un meurtre et nous jouons un assassinat. Par ailleurs, en dépit de cet outil civilisationnel qu’est le Rite, nous ne sommes pas à l’abri de nos passions, que nous devons pourtant apprendre à maîtriser. Face au déferlement quotidien de rage et de colère, il est plus que nécessaire de rester dans le dialogue, et de considérer l’Autre en Frère et ne pas, ne surtout pas en faire un objet.

Toute cette violence me fatigue et m’écoeure. Tiens, je vais brancher ma console et jouer à un bon jeu de combat pour me défouler, comme Soul Calibur, Tekken ou Fortnite.

J’ai dit.

PS : j’omets volontairement les histoires de violences policières, étant donné les instructions en cours…

 

i-A propos de la Shoah : « ce qui s’est passé ne devra jamais être compris, dans la mesure où comprendre, c’est justifier ».

ii-Généalogie de la Morale

iii-On pourrait disserter des heures, mais Candy raconte l’histoire voulant vivre libre à l’époque victorienne, où la violence est avant tout sociale, Lady Oscar se déroule avant la Révolution Française et Albator raconte l’histoire d’un pirate de l’espace luttant contre un oppresseur extraterrestre… Les animes avaient le tort de ne pas être d’origine occidentale, visiblement, d’où la préférence vers l’animation américaine, ou plus rarement française. Ce n’est bien sûr qu’une hypothèse.

iv-Il suffira de lire les minutes du procès des policiers accusés de viol dans les locaux de la Police Judiciaire pour se faire une idée du chemin qui reste à parcourir pour déconstruire la « culture du viol ».

« Le nomade des noms » extrait de « La parole est au silence ! Le signe du secret »

« Le nomade des noms » de Pierre Pelle Le Croisa, extrait de « La parole est au silence ! Le signe du secret » (ch. 21), éd. du Cosmogone, Lyon, 2009)

 Le nomade des noms

L’homme a donné des noms aux êtres et aux choses. Et les noms ont fait ce qu’il est : un nom-ade. De « nomas », voyageur. De « nomen », mot. Un voyageur de mots. Un nom-ade de noms.

Dans sa tête, les mots se bousculent. Ils font grand bruit. Ils soupirent, ils gémissent, ils vocifèrent. C’est la foire, c’est le bazar, c’est le souk dans sa cervelle ! Il y a là, disposé sur des présentoirs, tout un lot de propos épicés, d’herbes et de verbes aux aromates, de locutions poivrées, de substantifs poudrés de muscade et de safran, des termes aux senteurs d’anis et de vanille, des noms parfumés à la cannelle et au gingembre. Et puis, servis sur des plateaux de phrases ciselées, il y a tout un assortiment de mots sucrés et de mots-gâteaux dont les lèvres goûtent les saveurs avant d’en croquer les douces paroles : mots-pâtisseries aux dattes, aux amandes, aux noix, aux pistaches ; mots feuilletés au sésame, à la cardamome, aux raisins secs ; mots confits au miel, à la cannelle, au sucre glacé ; mots-délices à l’anis vert, au thym sauvage, à la fleur d’oranger…

Le nomade baguenaude entre les échoppes ouvertes sur l’extérieur et les étals dressés en plein vent. Il soupèse les étoffes, compare les text(es)iles, apprécie leur valeur au poids des mots. Les commerçants l’interpellent : marchands d’éloquence, jaseurs de phrases, camelots d’idées, tous cherchent à l’attirer. Mais il a l’œil. Il ne se laisse pas séduire. Il garde ses distances. Il marchande. Il négocie le prix de ses achats : tissés de tournures, draperies d’aphorismes, festons d’adages, soieries d’exposés, parures de principes, toiles de lois et de codes, draps de formules et de clichés, cuirs gaufrés d’expressions, rubans incrustés de signes – guillemets, tirets, virgules, parenthèses -. Il acquiert aussi quelques tapis brodés de phrases et des coussins ornés de figures de style et d’hyperboles.

Les mots de la mémoire

Il s’approche d’une boutique de joaillerie. Dans des écrins de bois peint s’entasse tout un bric-à-brac de bimbeloterie : bagues d’o, boucles de l, colliers de voyelles, bracelets de consonnes, verroterie de lettres, pacotille de syllabes, babioles de mots. Les bijoux colorés étincellent dans ses yeux. Captivé par leur brillance, il s’en procure de grandes quantités. En les recédant, il en tirera de bonnes marges.

Il s’approvisionne en armes, aussi, pour les bretteurs des joutes oratoires et des fantasias du verbe : mots de guerre, mots de razzia, mots-épées, mots-poignards, mot-mousquets, mots qui blessent et mots qui tuent.

Il fait encore des provisions pour la route : mots de bouche, mots-lards qui tiennent au corps, mots-fèves qui sustentent, mots fumés, mots boucanés qui se conservent, mots-thés qui désaltèrent, mots-figues, mots-pruneaux, mots-raisins, fruits secs de la pensée…

Il ramène ses emplettes et son viatique au camp. Là, il rassemble ce qu’il va emporter. Pour le voyage. Dans le désert. Le désert des pensées. Il remplit ses jarres et ses corbeilles de tout ce qu’il resserre déjà, sous la tente : les mots de la mémoire. Mots-souvenirs. Mots-images. Il les étale devant lui, sur le sol : grouillement de mots, mots épars, mots en vrac, mots agglutinés, mots liés, entremêlement de mots, mots-pelote, mots déchirés, mots rapiécés, mots raccommodés, mots tressés, bulles de mots, mots diserts, murmures de mots, mots haletants, mots qui respirent, mots qui vivent, mots-plaisir, mots doux, mots tendres, mots merveilleux d’amour, mots qui s’unissent, mots qui naissent, cris de vie, mots d’enfant, cacophonie, mots-parents, mots familiers, éty-mot-logie. Et puis, il enferme dans un coffret les mots prisés par ses clients les plus riches : mots précieux de myrrhe, d’or et d’encens ; mots de lumière, mots de lampe et d’arc-en-ciel ; mots de couleurs et de parfums. Enfin, il regroupe en un tas compact tous les mots qui restent, le tout-venant, les mots ordinaires qui ne s’apparient à rien et qu’il écoulera aux plus pauvres : les mots usés, les mots-épaves, les mots creux, les mots exsangues, les mots rachitiques, les bouts de mots, les mots d’humeur, les mots-rebelles, les mots-pièges, les mots-prisons, les mots condamnés. Dans ses sacoches il enfourne ses bibelots de rêves, ses fleurs de rhétorique séchées, ses bouquets d’images et toutes ses vieilles ficelles de la pensée. Pour se distraire pendant le trajet, il prévoit d’emporter des jeux de mots, des mots-fantaisies, ses mots sous-entendus. Son barda est prêt.

Le souffle de l’esprit

Le nomade rejoint la caravane des orateurs. Avec ses paquets. Ses mots, ses phrases et son texte. Il prend sa place dans la file. Il attend que le cortège se mette en marche, au fil des mots. Que leur guide, le premier rhéteur, démarre. Les autres, après, suivront. Mais vient son tour. Ça y est, il part. Il fait un pas, il dit une parole ; puis une autre. Maintenant, il trouve son rythme. Le balancement des phrases, le ronron des sons donnent la cadence.

Le temps s’écoule. Les heures passent. Le soleil de l’inspiration darde ses rayons. L’air devient chaud. Trop chaud ! Dans l’assemblée, des dunes de dos commencent à bouger. C’est le temps du sirocco. Des tourbillons secouent les bannes qui débordent. Tombent sur le sable, amortis, quelques mots perdus. Et les sons qui vont avec. Des sons inaudibles : ils bruissent dans le désert. Le souffle se lève. Le souffle de l’esprit. Il enfle sous la voûte. Il enfle sous son crâne. La tempête pousse les monticules. Ses rafales soulèvent des bouts de phrases. Ils s’échappent des couffins. Le sable de l’oubli les engloutit aussitôt.

Les nuages tourbillonnant, à présent, piquent ses yeux. Des grains de mots, soulevés par la bourrasque, voilent son regard. Le souffle de l’esprit change avec le sens du vent. Et le sens du vent  modifie le sens de ses pensées. Il s’abrite derrière ses mots. Il s’entoure dans son long manteau de certitudes, d’évidences, de truismes, de tautologies, de lapalissades, de phrases toutes faites, de citations passe-partout…

La tornade passe. Le calme revient. La nuit tombe. Il se lève. Sous la voûte étoilée de leurs rêves, les caravaniers font halte dans le désert des pensées. Ils se nourrissent de paroles. Ils échangent quelques mots. Ils rient, ils fraternisent. Ils se racontent des histoires. Les histoires de leurs vies. Les histoires de leurs voyages. Leurs épreuves. Leurs peines et leurs joies mêlées. Mots-images, mots-souvenirs qu’ils troquent pour un sourire, un regard, une écoute. Les pérégrins communiquent. Le dialogue les rapproche. Ils se transmettent leurs richesses : de la verroterie, de la pacotille, des breloques… tout ce qu’ils ont !

Les mots de passage

Le nomade est heureux. Assis devant le feu des réflexions qui crépitent, au milieu de ses compagnons de bivouac, il songe que demain, après avoir franchi le djebel, ils rejoindront la première oasis et le douar attenant. La marche sera difficile et pénible. Ils longeront les sables mouvants des idées creuses. Ils éviteront les éboulis des mots de pierre qui ralentissent la progression. Ils emprunteront la route du sel, dans les pages des livres qu’ils traverseront. Au soir, dans le tremblotement de l’air sur le couchant des pensées, ils  atteindront le campement : quelques tentes perdues dans le désert.

Là, les premiers, les enfants viendront à leur rencontre. Ils chercheront, dans les sacoches que transportent les caravaniers, les mots sucrés, les mots-friandises, les mots-pâtisseries, les mots-gâteaux dont ils se délectent.

Les femmes, à leur suite, s’approcheront pour venir tâter les étoffes de bons mots, les draps de formules et de clichés, les cuirs gaufrés d’expressions, les rubans incrustés de signes que les marchands dérouleront sous leurs yeux envieux. Elles essayeront les bagues d’o, les boucles de l, les colliers de voyelles, les bracelets de consonnes dans les bris de glace, les fragments de texte que leurs tendent les revendeurs.

Les guerriers, restés en arrière, après un temps d’observation, s’avanceront : ils chasseront avec impatience les commères et les marmots pour réclamer les armes. Ils voudront voir et tenir les mots-épées, les mots-poignards, les mot-mousquets, ceux avec lesquels ils lanceront leurs raids dans les écrits des autres.

Alors, quand ils seront partis, chargés de leurs prises et de leurs biens, la foule des badauds prendra son tour pour fouiner dans le grouillement des mots qui s’entremêlent, dans les mots épars, les mots en vrac, les mots agglutinés, les mots liés, les mots-pelote. Quelques curieux chineront dans les corbeilles d’osier le tout-venant des termes ordinaires : mots usés, mots-épaves, mots creux, mots exsangues, tous ces bouts de mots qui ne valent rien parce qu’ils ne font pas des phrases. Le nomade revendra ce qu’il a acheté, il transmettra ce qu’il a reçu. Et tout le monde y trouvera son content.

La nuit éteindra le manège des hommes : les voyageurs replieront leurs paniers et refermeront leurs mots-valises avant de se coucher dans leur couverture chaude et leurs coussins ornés de figures de style et d’hyperboles.

En retrait, sous un palmier, comme d’habitude ils remarqueront un vieil homme, assis sur une pierre, profiter de la fraîcheur du soir sur le miroir de l’eau. Toute l’année il est là, à chacun de leurs voyages, à les regarder aller et partir, sans un mot.

Les nomades des noms vont et viennent, vivent et meurent : ils ne colportent que des mots de passage ; lui, il reste avec les siens. Qu’il garde par devers soi : il se méfie des paroles qui s’envolent. Il ne prend pas les mots pour des idées. Il sait que les tournures d’esprit ne font pas les mots d’auteur. C’est son secret de maître du désert. De maître secret du désert des pensées. Le vieil homme est un sage. Il vit près de son arbre. Un arbre-pilier qui grandit en sagesse. Et qui lui fait comprendre que les plus belles pousses s’épanouissent sur le terreau du silence…

 

Pierre PELLE LE CROISA, ch. 21 de « La parole est au silence ! Le signe du secret »,

éd. du Cosmogone, Lyon, 2009)

La Franc-maçonnerie : Exemplarité ? Valeurs ? « Grands initiés » ?

Exemplarité, valeurs, « grands initiés » ?… Pourquoi la Franc-maçonnerie y fait-elle référence ? Et à quel titre ? Pour l’éclaircir, disons tout de suite ce qu’elle est et ce qu’elle n’est pas ; en commençant par ce qu’elle n’est pas : Elle n’est ni une confraternité religieuse, ni une société philosophique, ni un parti politique, ni une organisation sociale, ni une association d’entraide.

Qu’est-elle, alors ? Elle est un peu tout cela – et plus encore ; car si elle n’est ni religieuse, ni philosophique, ni politique, ni sociale, ni humanitaire, elle incite chacun de ses membres à prendre position et à s’engager personnellement dans le monde profane… mais à titre individuel, en tant qu’homme ou femme et non en qualité affichée de Franc-maçon ou Franc-maçonne.

En effet, si dans le temple, le Franc-maçon ne doit parler ni de religion ni de politique, au-dehors il a le droit – et même le devoir – de s’engager pour sa foi en l’homme et pour tout ce qui dans la cité fait progresser l’humanité. L’initiation est un commencement : la mort à la vie profane met un terme à une voie sans issue et ouvre un chemin de vie pour l’initié ; un chemin qu’il va défricher, pas à pas, jour après jour sur les traces de ses modèles, pour tenter de les retrouver et de devenir exemplaire, comme eux. En fait, ce n’est pas l’homme qui fait le maçon ; c’est au contraire le maçon qui doit refaire l’homme. Il faut donc rechercher pour soi, dans les œuvres des autres, l’enseignement qui œuvre dans sa vie, s’en instruire, s’en déduire et s’en construire. La vérité que recherche l’initié n’est pas dans le savoir des choses ; elle est dans la connaissance, dans le vécu des êtres. La quête de soi est requête de l’autre, elle prend le chemin de l’altérité.

Quand elle regroupe ses idées-forces autour de la « Déclaration de principes du Convent de Lausanne » (1875), la Franc-maçonnerie demande à ses membres, différents par leurs origines, par leurs conditions, par leurs langues et par leurs cultures, de se rassembler en hommes et en femmes de bonne volonté pour travailler en commun au perfectionnement de chacun et chacune et à l’amélioration intellectuelle et morale de tous, dans un esprit de fraternité. Rejetant les clivages, elle cherche à faire « régner l’amour, l’harmonie et la concorde » (chapitre I de la « Constitution » de la « Grande Loge de France ») et « à étendre à tous les membres de l’humanité les liens fraternels qui unissent les Francs-maçons sur toute la surface du globe » (article II de la « Constitution »). Les dissemblances font la richesse de son alliance. Elle est un ordre initiatique et traditionnel qui « recommande à ses adeptes la propagande par l’exemple, la parole et les écrits, sous réserve de l’observation du secret maçonnique[1] » (article II de la « Constitution » du « Grand Orient de France »).

Ceci étant rappelé, sur quoi s’appuie la démarche initiatique ? Elle se fonde :

–          sur des connaissances progressives (appropriation des savoirs sous forme de vécu) plutôt que sur une somme de savoirs (accumulation de données, érudition) ;

–          sur des mythes (porteurs de messages culturels) ;

–          sur des rites[2] qui font vivre ses messages (en les rendant actifs dans des cérémonies) ;

–          sur un triple langage (rationnel ou logique, symbolique ou analogique, gestuel ou kinesthésique) ;

–          sur des outils (matériels ou opératifs autrefois, intellectuels ou spéculatifs aujourd’hui).

Cet appareillage est l’équipage qui va accompagner le Franc-maçon tout au long de son parcours de vie.

 

Pierre PELLE LE CROISA, le 27 avril 2015

[1] Voir l’article « Sacré secret ! » publié par les « Illustrissimes Blogueurs » dans la rubrique « La Franc-maçonnerie actuelle et de demain éclairée par celle d’hier ».

[2] Voir l’article « Pourquoi faire appel à des rites ? » dans la rubrique « Le champ des rites ».

Le sexe des mots : un chemin vers l’égalité De Claudie Baudino

L’auteure, ou autrice, puisqu’aussi bien l’un et l’autre, l’un ou l’autre se dit ou se disent, poursuit dans son nouvel ouvrage paru dans la collection « Egale à égal » de Belin, son combat pour la féminisation du langage quand il s’agit des femmes. Reprenant les arguments que certains et hélas certaines ne veulent toujours pas entendre, la politologue rappelle en cinq courts chapitres une vision de la question du sexe des mots que l’on peut ainsi résumer : la langue est sexiste ; elle est façonnée par et pour les hommes ; il convient de mettre les mots au service de l’égalité ; un combat à langue armée est nécessaire pour vaincre les résistances qui constituent une violence faite aux femmes et à la mixité et il existe des chemins vers l’égalité.

On retiendra de cette lecture que rien ne sert d’espérer dans la naissance d’un neutre ou la promotion de l’épicène. Il faut appeler un chien un chien et une chienne une chienne, comme diraient les chattes de garde. A propos de langue armée, Claudie Baudino propose de s’emparer du caractère performatif de la langue pour ne pas hésiter à répéter les nécessaires féminisations et faisant fi des ricanements basés sur les connotations en retournant d’un humour léger le gras des blague salaces. Elle nous  offre un bel exemple : Il faut employer l’expression « femme publique » pour désigner toutes celles qui consacrent leur vie au bien de la société, louer leur vertu et leur engagement au lieu de commenter leur situation familiale ou leur tenue vestimentaire ».

Dont acte, allons-y, ne baissons pas les bras, cessons de penser que les hommes publics font le tapin et signalons dans cette collection de poche une quinzaine d’autres textes consacrés depuis 2014 à cette problématique, vendus 6,5 euros. N’hésitons pas à les offrir à celles et ceux que l’on n’ose appeler des résistants, à cause de connotations, vous comprenez. Ce Sexe des mots recèle comme il se doit une petite bibliographie et même un quiz, avec dix questions qui permettent de regarder en s’amusant où l’on en est de sa culture féministe.

Pour qui voudrait approfondir la question, Claudie Baudino qui fit jadis sa thèse sur une comparaison entre la situation française et belge (Politique de la langue et différence sexuelle, la politisation du genre des noms de métier, l’Harmattan, 2001) a également publié : « Le travail social au défi de la mixité », L’année de l’action sociale 2015 : Objectif autonomie, Dunod, 2014 ; « De la féminisation des noms à la parité : réflexion sur l’enjeu politique d’un usage linguistique », Ela. Études de linguistique appliquée 2006/2, no 142 ;  « Du « genre » dans le débat public ou comment continuer la guerre des sexes par d’autres moyens ? », Travail, genre et sociétés 2006/2, n°16 ; « La cause des femmes à l’épreuve de son institutionnalisation »,  Politix 2000/3, n° 51.  J. Scott, La citoyenne paradoxale. Les féministes françaises et les droits de l’homme, Politix 1998/3, n° 43.

La question de l’évolution du langage, parallèlement à celle de la société est donc de moins en moins marginale, Gaudeamus igitur ! Nos lecteurs liront dans le numéro 11 de la revue Critica masonica, paru il y a quelques semaines, l’entrevue que nous avons réalisée avec Eliane Viennot, autre spécialiste de la cause sous le titre : « Et la  modernité fut masculine ». Pour ce qui est de Claudie Baudino, elle  s’exprime également en  ligne sur www.laboratoiredelegalie.org

Le sexe des mots : un chemin vers l’égalité – De Claudie Baudino

Jean-Pierre Bacot

Première parution

Blog Critica masonica 14 mars 2018

Notre frère Georges Thill

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Ce fut l’une des plus belles voix de l’histoire de l’art lyrique français et sans conteste un des plus beaux timbres.  Ce fut un ténor dit de demi-caractère, expression qui n’a rien de péjoratif. Georges Thill est né le 14 décembre 1897 et est décédé à Draguignan le 17 octobre 1984.

S’il a été reçu au Grand orient de France à la loge Rénovation, sans que l’affaire soit bien documentée, on peut supposer s’il fut plus souvent présent dans sa loge de salle de spectacle que dans sa loge maçonnique

Quoi qu’il en ait été, sa voix si chaleureuse aura ravi plusieurs générations de lyricomanes, puisque sa carrière dura trente ans, dont la moitié au firmament. Il est possible, grâce à son abondante discographie, d’écouter aujourd’hui en disque compact ou en vinyle, et bien évidemment sur YouTube, du Puccini, du Mozart ou du Wagner chanté en français. On peut se poser paradoxalement comme défenseur des versions originales et apprécier ces transpositions en allant rechercher l’argument du diable : on comprend dès lors ce qu’il chante, et ce d’autant mieux qu’il  était doté de la plus belle articulation qui fût et d’un phrasé que l’on a parfois qualifié de dandy. Dans sa carrière internationale, Thill a également chanté en italien et en allemand, sans jamais transposer  les pires difficultés, eu égard à son contre-ut impeccable, comme en a témoigné, entre autres exemples, son interprétation de l’air célébrissime « Que  cette main en froide (che gelida manina) » de la Bohème de Puccini.

Quant à l’opéra français qui demeura sa prédilection, il en a parcouru tout le répertoire qu’il a partiellement illustré au cinéma. Les  afficionados pourront ainsi le retrouver dans Aux portes de Paris de Jacques de Baroncelli et Charles Barrois (1934), Chansons de Paris de Jacques de Baroncelli (1934) et Louise (1939) d’Abel Gance, à partir de l’opéra de Gustave Charpentier.

Pourquoi faire usage du cadre en Franc-maçonnerie ?

Le cadre, qu’est ce que c’est au juste?

Commençons par définir le sens du mot Cadre. Il apparaît au 13ème siècle dans le langage militaire. Il nous vient du latin quadrum « carré ». Nous sommes donc au delà du nombre 3 et de la spiritualité. Nous entrons pleinement dans le monde du 4, celui la matière. Nous connaissons tous de très nombreuses déclinaisons de ce mot : Cadre de la porte, Cadre sur Internet (appelé aussi frame), Cadre champêtre, Cadre en Marine (qui est un lit), cadre doré du tableau, Le cadre de feu, (un supplice des sauvages des USA), Cadre du vélo, Cadre de vie, Statut de cadre d’entreprise, Loi cadre, Cadre noir d’équitation…, il en existe encore de très nombreux.

En règle générale, le cadre est une limite. Il permet de constituer une distinction, une séparation entre deux espaces. En maçonnerie, le plus connu de nos cadres est le Temple, ce lieu dans lequel la Loge se réuni. D’ailleurs, la séparation entre l’intérieur et l’extérieur de ce cadre de travail porte un nom. Au dedans on trouve le sacré, au dehors on retourne au profane. Profane qui veut justement dire pro-fanum : « devant le Temple ». Ce cadre permet de considérer deux espaces distincts et séparés. Le Septentrion et le Midi sont eux aussi des cadres. Le travail nous conduit donc du profane qui se trouve à l’extérieur du cadre, vers le sacré à l’intérieur. On part de l’occident dans un premier temps, avec la porte du Temple, puis le Nord et enfin on se dirige vers le Sud. On forme ainsi un autre cadre non visible, en forme d’équerre, encore un cadre.

La loge: un cadre sacré et réaliste.

Les officiers dans la Loge répondent eux aussi au cadre Il se nomme hiérarchie. Justement, ce mot est constitué de hieros « sacré », auquel est ajouté arkos, qui signifie « rectitude ». Nous sommes toujours dans ce rapport du sacré dedans et du profane dehors. Pour beaucoup d’entre nous, son contraire se nomme Anarchie, Ce n’est pas exact, il se nomme en réalité Anomie. Anarchie voulant dire refus d’une autorité unique, alors qu’anomie vient du grec anomia qui signifie « A » privatif et nomos, « loi, ordre, structure ». Nous observons ainsi une dualité entre le cadre du sacré en opposition avec l’absence d’ordre.

Dirigeons-nous maintenant vers les SS:. & FF:. sur les colonnes. Ils pratiquent un rituel. Ils ont tous prêté un serment. Cette codification de gestes, de formes et d’esprit, n’est-elle pas un cadre elle aussi ? Continuons encore un peu, la Loge et ses membres, toute cette organisation n’est-elle pas un autre cadre ? L’Obédience qui se trouve au dessus, ne le serait-elle pas elle aussi, puisqu’elle encadre ?

Résumons-nous, le maçon semble évoluer dans un ensemble de cadres. Tous les outils, les gestes, les déplacements, les paroles, les structures humaines, les locaux. Tout est cadre. Certains cadres ont des formes triangulaires, d’autres sont carrés ou rondes.

Cette prise de conscience doit en conduire certains à nous poser une question :

« Avec autant de cadres, comment peut-on être Freemason > Maçon Libre ? »

Car être libre n’est-ce pas de se débarrasser de ses chaînes ? Or le cadre représente souvent une contrainte. Comment résoudre ce paradoxe ?

Tout le monde sera d’accord pour affirmer que la liberté est au centre des préoccupations maçonniques, voire profanes. Pourtant, notre monde contemporain n’a jamais été aussi structuré, aussi protégé, aussi connecté… autant de cadres pour notre bien-être. Cela est vain, car nous vivons dans une peur croissante. Nous réclamons toujours plus de cadres. Ils prennent plusieurs formes : le cadre policier, le cadre législatif, le cadre médical, le cadre familial... mais cela ne fonctionne pas. La peur et son corolaire : l’agressivité, sont les contrepoids de ces cadres vides de sens et surtout, ces similis cadres déconnectés de la réalité humaine car ils sont vides de désir ou de conscience, ils ne sont que force et violence pour s’opposer à la violence.

La Rochefoucault nous le dit dans ses pensées : « La peur n’est pas dans le danger, la peur est en toi ». Elle est le fruit de la prise de contrôle de notre être par notre mental. Nos peurs prennent le pouvoir et plus aucun contrôle par la raison n’est alors possible. Le point du centre est perdu et nous sombrons dans l’itinérance. Lorsque l’Humain n’est pas intégralement rempli de lui même, de toutes ses forces d’amour, de toutes ses richesses créatives, il délègue, il se trouve des Maîtres de substitution, il s’agentise. Il devient l’agent d’une force supérieure qui le rassure. C’est le prix qu’il paie pour s’acquitter de sa dette de peur.

Celle-ci peut prendre mille formes. Elle est parfois, l’entreprise multinationale qui l’embauche et qui lui donne l’illusion d’une valorisation supérieure. Cela doit être vrai puisque l’employé de Google ou d’IBM va être payé 2 à 3 fois plus cher que l’employé de l’entreprise Dupond, Durant ou Martin à Sarcelles. Elle peut être aussi la nationalité qui au final divise les êtres plutôt que de les rassembler. J’en veux pour preuve qu’en cas d’accident d’avion, la famille d’un ressortissant américain victime d’un crash aérien touchera 16 fois le dédommagement perçu par la famille d’un européen. Vous ne me croyez pas ? Je vais vous donner le montant exact financé par AXA pour le Rio / Paris – d’Air France en 2009 : Pour un Américain, les assurances ont payé 4 millions de dollars, pour un Brésilien 750 000 dollars, et seulement 250 000 dollars pour un Européen.

A cette étape, la question qui nous taraude tous est :

« Le cadre est-il une bonne chose ou pas ? »

Je ne répondrai évidement que pour moi-même. Lorsque nous cheminons sur une montagne, le chemin, les panneaux, le sommet, les guides qui m’accompagnent et même mes chaussures qui sont une autre forme de cadre, sont acceptés ou refusés par ma conscience. Si mon voyage n’a pour seul but de me valoriser aux yeux de mes amis, car mon guide est l’ancien champion du monde de la spécialité, alors ma conscience à abandonné son rôle au profit de l’orgueil. Si mes chaussures sont les plus chères du marché et que mon trek n’a d’autre but que de me comparer aux autres, alors je suis esclave de mes vices et mes passions. L’atteinte du sommet ne me nourrira jamais car le chemin était vide. Il me faudra d’autre sommet, d’autres challenges pour remplir ce vide sidéral.

Les cadres qui nous accompagnent ou qui bloquent notre route ne sont que des outils ou des épreuves qui nous permettent justement de sortir de la dualité Sacré / Profane pour nous élever vers notre centre. Si notre conscience est entièrement convoquée pour conduire et animer notre vie, il n’est plus besoin de s’enfermer dans un espace dit sacré, puisque de fait, tout devient sacré. Il n’est plus utile d’être plus de ceci, ou moins de cela, puisque nous sommes toujours à la juste place. Les notions absurdes issues de nos religions manichéennes avec le bien et le mal se transforment aussitôt en juste ou en chaos créateur qui sont deux états transitoires et alternatifs de la vie. Le bien et le mal étant pour leur part des notions morales comparatives. J’en veux pour preuve que le militaire qui tue son voisin ennemi est décoré, la femme qui tue son mari après des années de violence est qualifiée de criminelle.

Souvenons-nous un instant de cet homme qui avait commis 200 actes terroristes dans sa jeunesse et qui fut condamné à la prison à vie. Après 27 ans de détention, il ressort et le cadre de sa cellule est devenu son support de travail, son véhicule de sagesse. Il devient ensuite Président d’Afrique du Sud, puis Prix Nobel de Paix. L’univers carcéral fut pour lui, le cadre nécessaire pour gravir sa montagne et grimper jusqu’aux tréfonds de son cœur, de son être, pour se connecter à son humanité la plus profonde et nous toucher tous, puisqu’il est devenu un symbole de paix.

Pour se libérer de ses chaînes, le maçon qui croit recevoir la Lumière lorsque le bandeau lui est retiré, commet une grave erreur d’appréciation. Ses yeux sont des menteurs. En réalité, il retourne à cet instant précis à la porte du Temple, au profanum, puisqu’il retourne à l’extérieur par la vue. Il quitte le sacré de son intériorité. Ce bandeau qui constituait un cadre de cécité, l’obligeait durant toute sa cérémonie à imprimer en lui les épreuves, à sentir, à vivre sans savoir, à être le docile pénitent qui accepte la vie dans le doute de l’action mais la foi de ses futurs Frères et Sœurs. On veut tout savoir, pourtant en langue des oiseaux « savoir, c’est voir ça ». Or voir, c’est déjà chercher à se rassurer afin de positionner après coup la cible au centre de la flèche. Ce bandeau est un outil béni du GADLU, il oblige le candidat à faire un travail introspectif. Il impose à l’impétrant la confiance dans l’Expert qui le guide, dans les FF :. & SS :. qui le taquinent de leurs épées lors du premier voyage accompagné. Ce bandeau est une bénédiction pour le futur maçon, car tout le génie de notre Art se trouve concentré dans ce moment. Le futur maçon fait confiance, il se met en mouvement, il est dans le silence et il s’imprègne docilement de ce que l’amour fraternel lui réserve durant ce moment trop bref des 3 voyages en Loge.

Combien d’entre nous avons gardé ce souvenir inoubliable de cet autre cadre dont je vais vous parler ? La chaîne d’union, lorsque les yeux bandés, nous passions de mains en mains sans savoir qui nous prenait et nous transmettait au voisin bienveillant. Certains en avaient même les larmes aux yeux. Avez-vous déjà vu un candidat négocier son serment ou nous demander de lui épargner l’épreuve du dernier élément sous prétexte qu’il est sensible au feu ou à la piqure ?

Et pourtant, nous avons tous courbé l’échine devant la porte basse, sans broncher nous nous sommes soumis au cadre qui nous était imposé. Ah mes Sœurs et mes Frères, je dois vous confesser qu’il m’arrive parfois de sourire en écoutant certains maçons remplis de certitudes. Je les imagine le genou à terre avec leur bandeau sur les yeux, inquiets comme nous l’avons tous été. Je me demande ce qui pousse l’humain à trop vite oublier ces moments de doute qui engendre l’humilité, pour se réfugier dans l’univers de la peur, de la comparaison ou de la compétition ?

Je n’ai pas de réponse définitive à cette question, juste une proposition. Je me demande si le fait d’être connecté à l’amour de soi, je parle du réel amour, l’inconditionnel, ne serait pas l’antidote de la peur, de la comparaison et de la compétition. Ce virus qui engendre la maladie du pouvoir et de l’orgueil. Si une équation pouvait être dégagée de cette réflexion ne pourrait-elle pas être la suivante : « Plus je m’aime, plus j’aime les autres – Moins je m’aime, plus je me coupe des autres. »

Les deux termes de « vices et les vertus » qui ont constitués la base de la création de la Franc-maçonnerie ne seraient alors plus un cadre moral nécessaire à notre pratique. La nouvelle référence deviendrait: « La conscience ». Comme le rappelle d’ailleurs notre Rituel, c’est par sa conscience que le maçon est relié au Divin. Lorsque je cite la conscience, je ne parle évidement pas des émotions qui nous travestissent trop souvent la réalité, je parle de l’action juste au moment opportun.

En conclusion le cadre serait pour le Maçon, un moyen pour définir le dedans du dehors avec sa ligne de démarcation, bienvenu dans la dualité. Puis dans un second temps, affranchi des excès de ses émotions et de ses passions par le travail intérieur, il trouve son juste centre, porteur de sagesse. Une fois aligné en ce centre, il laisse les choses se faire sans aucun laisser aller, il observe sans réagir. Il « est » sans être obligé de faire, son écoute et sa parole deviennent justes. Bienvenu dans le monde ternaire. Il est désormais habité par la conscience.

Après ce long chemin, le Maçon peut enfin  quitter son tablier, son Temple et ses Rituels car où qu’il soit, il est porteur de cette essence qui contient le sacré et le profane. Vous êtes arrivée, nous espérons que vous avez fait un bon voyage ? Espérant vous revoir prochainement sur nos Colonnes.

J’ai dit VM

Gloire au Travail? Mon oeil (III)

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J’étais en Loge hier soir et j’avoue m’être endormi comme une masse lors de la présentation de son travail par le Frère conférencier. Planche soporifique, me direz-vous ? Non, même pas. Le problème ne venait pas de la planche ni de l’ambiance, ni du confort relatif de mon siège mais bien de moi. En fait, il m’arrive ce qui arrive à tout le monde : je suis fatigué. Non pas d’une fatigue normale de fin de journée, mais d’une fatigue installée, une forme d’usure, en fait. Comme beaucoup de franciliens, je me déplace en transports en commun, ce qui est assez usant : bus, métros ou trains bondés, quand ils fonctionnent, ce qui n’est pas toujours évident. Je ne devrai pas me plaindre, je vis et travaille à Paris intra muros, ce qui limite un peu les ennuis de transport. Il est vrai que je n’ai que 70 minutes quotidiennes de transport, ce qui est un peu moins que la moyenne francilienne (84 minutes).
Comme les rares privilégiés à avoir encore un emploi stable, je travaille de 7 à 9 heures par jour. Il m’est même arrivé, dans ma jeunesse de travailler plus de 10 heures par jour. Là, je me limite un peu. Une journée ne faisant que 24 heures, si plus d’un tiers de la journée est consacré à l’emploi en comptant le temps passé en transport, on peut légitiment penser que l’employeur commet un vol de temps du salarié, ce dernier étant obligé de sacrifier du temps de repos ou de loisir. Il y a certes des contingences matérielles, comme la concentration des bureaux en des lieux pas forcément bien desservis et le prix du logement, inversement proportionnel à la proximité. Et bien évidemment, en ces temps de déconstruction du droit du travail, inclure le temps de trajet dans le temps de l’emploi n’est pas envisageable.

Outre le fait que les journées d’un travailleur, salarié ou noni, sont longues, notre société nous offre le mirage de l’illimité : cartes de transport au nombre de trajets illimité, cartes de cinémas dites illimitées, cartes d’amis des musées offrant un accès illimité, offre audio-visuelle sur le réseau Netflix, jeux en ligne en accès illimité. Ce qui est gênant, c’est que notre monde est limité : on estime que le nombre total d’atomes dans l’univers est limité à 10100. L’être humain est lui-même limité, et c’est la limitation de l’expression de ses désirs et pulsions qui le constitue. Dans ces conditions, quel est le sens de se créer des accès illimités, certes moins onéreux que l’achat à l’acte, mais qui nécessitent une fidélisation ou un usage régulier pour être viable pour un ménageii ?

Histoire de me remettre de mon coup de fatigue, je suis resté sur mon canapé et j’ai lu un ouvrage très intéressant, d’un philosophe contemporain allemand, un certain Byun-Chul Han. Byun-Chul Han est un ingénieur coréen, qui suite à un long séjour en Allemagne, s’est intéressé à la philosophie, qu’il enseigne désormais à Berlin, après avoir repris ses études. On commence, et c’est heureux, à découvrir son travail en France. J’ai donc lu son premier ouvrage traduit dans notre beau pays, la société de la fatigueiii. Il y décrit sa vision de la société occidentale, en parallèle de son pays natal, la Corée du Sud et émet l’hypothèse que nous vivons une maladie, la maladie de la positivité. En fait, certaines maladies ou troubles cardio-vascuaires sont liés à notre mode de vie, avec l’offre de la possibilité de s’alimenter tout le temps. « Je peux manger, donc je mange », peut-on résumer. Il en est de même avec le travail ou l’offre de loisir : « je peux le faire, donc je le fais ». Les pathologies du travail, notamment le burn-out sont liées à cet état d’esprit, instauré par le management incitatif ou non. Le problème qui se pose est que nos ressources internes sont limitées, et que cette positivité est en fait une destructivité, imposée par une perversion de l’incitation : « tu peux le faire, donc fais-le, au détriment de ta santé car si tu ne le fais pas, ça montrera que tu ne vaux rien ». Cet état d’esprit est une aubaine pour le capitalisme, qui nous pousse à nous donner toujours plus à qui nous emploie, sans réel retour. Nous-mêmes, Francs-maçons avons un Surveillant qui « appelle de la Récréation au Travail et du Travail à la Récréation ». Je pense donc qu’il faut s’avoir s’arrêter et que le repos est un droit, même si « de longs et pénibles efforts nous attendent ».

Et c’est un effet de cette positivité que j’ai vécu ce soir où je me suis endormi en Loge : j’ai eu du travail, que je pouvais faire, donc je l’ai fait. J’avais la possibilité d’aller au théâtre et au cinéma dans la semaine, je l’ai fait. La possibilité de lire un passionnant ouvrage, que j’ai lu au détriment de mon temps de sommeil. Puis la possibilité d’aller en Loge, chose que j’ai faite aussi.

Gloire au travail ? J’en suis de moins en moins sûr. D’autant plus que le terme travail viendrait du latin trepalium, un instrument de torture pour les esclaves et que les autres étymologies possibles sont liées à une idée de torture et d’entrave.

Moralité : j’ai reçu une invitation pour une tenue, et le sujet de la planche est très prometteur… Comme je suis fatigué, je vais rester chez moi et visionner une série sur Netflix et ne pas me coucher trop tard…

J’ai dit.

i J’inclus les parents élevant leurs enfants dans la catégorie des travailleurs non salariés.

ii De là à penser que les services illimités ne sont qu’une occasion pour les représentants de l’offre de se constituer une rente, il n’y a qu’un pas que ma mauvaise foi me permet de franchir allègrement.

iii La société de la fatigue, éditions Circé (2014), disponible dans toutes les bonnes librairies. Pensez à votre libraire, commandez chez lui ! Contrairement à Jeff Bezos, il a besoin de vous !

La Voie maçonnique : 5 méthodes, 7 plénitudes, 5 croyances

Les cinq méthodes sont la présentation de ce que j’appelle « le bouquet de canaux »

« …la primauté d’un parcours équilibré entre démarche initiatique, pratique d’une méthode symbolique et engagement citoyen et social. » Déclaration des obédiences françaises 2002.

Postulat

La Franc-maçonnerie française tend à devenir de plus en plus une spiritualité pour agir.

Le voyage maçonnique devient Voie initiatique.

La raison réclame une adéquation entre les valeurs maçonniques déclarées et les comportements censés les mettre en œuvre.

            La question est posée par la préposition « pour ». Comment , en effet, transmettre aux Sœurs et aux Frères l’envie de mettre en œuvre les comportements engagés sur le forum, qui sont la traduction de leur changement spirituel, notamment acquis pendant les tenues ? La Franc-maçonnerie, de style français, devrait être de plus en plus, en effet, susciter l’engagement individuel des initié(e)s. A condition toutefois qu’ils y soient poussé(e)s par les Anciens de leur Loge, en particulier par les trois Maillets, le Vénérable et les Surveillant(e)s. Les dispositions rituelles n’y suffisent plus et nous avons l’impérieuse nécessité de revoir nos pratiques, en répondant à deux questions : Comment traduire ses avancées spirituelles en actions dans le monde profane ? Et comment les Anciens peuvent-ils motiver les Frères et Sœurs de leur Loge à s’engager comme citoyens ? Cette seconde interrogation, celle de la méthode, fait l’objet de ce texte. Passons en revue les cinq possibilités que nous avons à notre disposition et faisons brièvement le point, pour chacune, sur nos pratiques actuelles.

1) L’injonction consiste à donner un ordre, par exemple : « Soyez tolérants ! ». Elle est de mise, cette in jonction, dès l’initiation avec le serment où l’impétrant(e) promet de respecter notre corpus axiologique. C’est, sur le plan émotionnel, accepter la soumission au nom de valeurs altruistes. N’en rajoutons pas car cette manière a deux inconvénients : celui d’être peu suivie d’effets réels, autre que dans le discours et celui de la domination que l’autre, qui, dans notre humanisme, ne fait pas très bonne figure.

2) L’imitationest facile à comprendre puisque, dès notre plus jeune âge, nous nous sommes identifiés aux personnes qui nous entourent.. Il se fait que la toute récente psychologie mimétique (Jean-Michel Ourghoulian) observe que dans une relation , l’autre, s’il fait sens pour nous, peut revêtir, à nos yeux, trois rôles : celui d’un rival, celui d’un obstacle et celui d’un modèle, ce qui nous intéresse ici. La répartition du pouvoir, dans le groupe-loge pousse les plus jeunes à imiter des Anciens. On voit vite la limite : les Anciens seront imités dans la mesure où eux-mêmes sont concrètement engagés et le font savoir sans éclat. Je crois que nous pouvons affiner, en tenue et ailleurs, cette relation mimétique. L’identification est un des phénomènes les plus importants dans la construction de la personnalité. Et ce, dès le plus jeune âge ; un motif, parmi d’autres de fixer l’âge à 3,5 et 7 ans.

3) La persuasion quand, par exemple, le Vénérable commence une tirade sur les bienfaits que chacun(e) ressentira dans l’engagement sur le forum. Par exemple la satisfaction du devoir accompli, ; le sentiment de communier avec ses Frères, ses Sœurs ; la mise en cohérence de ce que je dis et ce que je fais…Les arguments ne manquent pas mais je trouve que la méthode est limitée. Ne ressemble-t-elle pas à une sorte d’argumentaire commercial, un peu dérangeant, dans notre univers. Pour autant ne jamais pratiquer la persuasion est regrettable. Certain(e)s d’entre nous pourraient bien s’y exercer.

4) L’introspection qui prend un tout autre chemin. On fait l’hypothèse qu’un initié qui descend assez profondément en lui(elle)-même balaie les justifications pour ne pas agir et retrouve l’empathie que la psychologie moderne répute être naturelle. Il suffit de l’animer, en la débarrassant des métaux de la rationalisation facile. Descendre en soi mène inévitablement à vouloir aider l’autre. L’introspection est-elle de bonne qualité dans ta Loge. De ta réponse dépendra l’engagement dans le monde extérieur.

5) L’engagement, voici le levier le plus indiqué et puissant pour amener l’autre à changer. Dans notre contexte à faire de ce changement une action concrète au bénéfice de l’autre. Là nous nous trouvons devant la méthode la plus efficace mais aussi la plu pointue. La psychologie de l’engagement, bien acclimatée en France, révèle comment on peut amener les gens à faire librement ce que l’on attend d’eux. Sans que ce soit une manipulation. J’estime que la plupart d’entre nous, avons tout à apprendre de cette découverte pour les l’acclimater à notre spécificité. [1]

La voie spirituelle, maçonnique en particulier, provoque une ou plusieurs plénitudes,

            La Voie maçonnique peut être lue comme la jonction de deux ensembles spirituels : un rite de passage avec l’initiation et l’élévation, d’une part. D’autre part avec un parcours de sagesse, plus ou moins foulé tout au long des tenues. Ce parcours lui-même définit la spiritualité maçonnique en quatre phases, qui, dans la réalité, sont mêlées : le carré long du connais-toi toi-même, le delta métaphysique, l’étoile de la conscience et la voûte de la transcendance qui n’est pas du tout nécessairement divine[2].

L’étoile de la conscienceest une représentation du bonheur ressenti à parcourir la Voie. Elle additionne plusieurs éléments que nous vivons souvent en tenue : les bien être, le sens de la vie, l’idéal du Moi. L’enjeu, pour que ces éléments apportent le bonheur et soient effectifs, est qu’ils soient conscientisés. On sait désormais que la prise de conscience de ses états intérieurs (émotions et sensations) est un gage de bonheur.

Les plénitudes sont éveillées de ci de làau cours du voyage. Elles sont les habillages de la plus ancienne d’ente elles, la béatitude fœtale. Parfois des arcanes motivent leur apparition L’avenir pourrait privilégier leur prise de conscience, au-delà des émotions très vagues qu’elles procurent. J’en distingue sept. C’est une liste issue de mon expérience et de témoignages que j’ai recueillis. Aucune prétention scientifique.

  • La régression intra-utérine, ce « regressus ad uterum » » bien explorée depuis la Renaissance qui est nostalgie des doux balancements et de la tiédeur du ventre maternel. Otto Rank fut, pour l’aspect scientifique, un des premiers à évoquer cette nostalgie de la béatitude qui n’est plus guère remise en cause aujourd’hui. La dénomination de « loge-mère » laisse, en nous, planer cette nostalgie. Celle qu’éprouvent celles et ceux qui tendent vers le retour à la béatitude fœtale. Deux exemples de cette nostalgie ou/et de ce rêve du retour à la matrice. Le dessin tagué sur le sol des trottoirs de Paris qui représente le fœtus dans le ventre. Et l’irrésistible envie de dormir, dans le train des grandes lignes. Cette plénitude se devine sous l’arcane du Un/Tout, soit l’intégration du Soi. Le parcours spirituel maçonnique ne se prête pas à cette recherche ; il bloque, en effet, après l’avènement d’un premier Un, celui de l’androgynie, devant le roc du biologique, soit la conjonction des opposés.

2) la sécurité totale, c’est se sentir bien protégé, à l’abri des méfaits du monde extérieur. C’est une besoin fondamental de l’être humain[3]. Cette sécurité est fort bien évoquée dans notre symbolisme : « la Loge est protégée, les allées bien gardées » comme disent les Anciens Devoirs. C’est le Couvreur qui en est le symbole social et intime.

3) Laconjonction des opposés. Devient de plus en plus souvent convoqué aujourd’hui. Depuis la bisexualité originaire jusqu’aux débats actuels sur le genre.  L’Animus et l’Anima sont en passe de devenir des concepts usuels et pratiques pour signifier les « mélanges » de l’émissif et du réceptif. Loin de ce pavé mosaïque qui n’a pas fini de faire des hécatombes chez nous, à cause de la confusion, issue du dogme occidental, entre dualisme et dualité. Le Tuileur de Vuillaume, en 1830 dessinant le tableau d’Apprenti sans ce damier maléfique.

4) Le repos absolu qui a fait dire à Sigmund Freud que les pulsions de mort, opposables aux pulsions de vie, tendaient à nous délivrer de toute tension psychique et physique, le propre de la vie. C’est ici où gît le grand mystère. Nous approchons ce repos absolu dans les silences pendant la tenue. Ils sont trop rares et trop brefs.

Bruno Etienne[4]ne recommandait-il pas dix minutes de silence et d’immobilité en début de tenue. Sage prescription !

5) L’idéal du Moi ; c’est cette figure plus ou moins claire en nous vers laquelle nous tendons, sachant que nous ne l’atteindrons jamais. L’Idéal du Moi nous tire paradoxalement hors de nous-mêmes. Hiram est pour plusieurs un Idéal du Moi. Mais il revêt les formes multiples, le bâtisseur, le chevalier, le sacerdote…Je propose de l’appeler génériquement le Maître de Lumière.(non ! j’ai changé d’avis : le Maître de lumière est la somme des Moi conscients des sept personnages)

                                   6) Les paradis perdus sont formulés ainsi par les « junguiens ». Au cours de notre enfance, nous avons laissé derrière nous, hors de conscience, l’inconscient collectif dont le Soi est le centre ; puis plus tard , l’inconscient personnel qui fournit une partie du Moi.        Sont-ce les paradis perdus, ceux de la Genèse ? Je le crois volontiers. L’introspection maçonnique se prend, chez certain(e)s à rêver au Mot ineffable, la Parole perdue, sans cesse et encore. A moins que ce ne soit le Temple, toujours détruit et toujours à reconstruire.

7) L’ordre dans l’univers.Les germanistes ont de la chance. La langue allemande a forgé un mot qui signifie l’ordre dans l’univers, que l’esprit fomente à partir d’un certain âge : LaWeltanschauung, la vision d’un monde ordonné. Tout est à sa place, rien ne vient troubler la majesté de l’Ordre. La hiérarchie des éléments, fondatrice de la mise en ordre, est symbolisée par la hiérarchie des offices. Mais c’est un gros travail sur soi que de réunir ce qui est épars. Comment mieux dire que la devise du REAA : Ordo ab chao ?

Sept plénitudes ; avec la possibilité de changer, selon le temps et l’humeur mais s’en se le formuler clairement. L’âge est un amplificateur des plénitudes. Oui, la Voie maçonnique portera en elle, de plus en plus, tous ces beaux fruits qui murissent lentement dans les fonds de notre être.

Le progrès individuel et collectif est une croyance de base de la Franc-maçonnerie. C’est un trait culturel occidental. Aujourd’hui cette croyance est de l’ordre de la foi, moins de la raison.

            Ces cinq croyances sont l’énoncé de l’Éventail des croyances, une des parties de l’équipement du voyageur initié(e) Voir La grande synthèse.

            La foi dans le progrès a souvent cherché sa justification dans la raison : celle-ci n’observait-elle pas, depuis la Renaissance et René Descartes, que l’humanité se bonifiait avec les siècles, techniquement certainement mais aussi socialement. Loin de l’autre philosophie qui veut que nous soyons dans l’âge sombre, celui du Kali Yuga. Je la laisse ici de côté.

Le progrès, une conviction encore affermi par les Lumières dont nous descendons présente cinq caractéristiques. Pour placer notre belle Voie sous les lentilles du macroscope.[5]Et débusquer ce qui, trop souvent , en nous, fait figure de certitude.

1) Tout évolue sans cesse.Le changement permanent, c’est la vie. Linéaire pour les Chrétiens mais cycliques pour les Francs-maçons qui n’ont cesse de mourir pour renaître, jusqu’aux derniers degrés.  L’Apprenti(e), jeune initié(e) est invitée avec force à effectuer les premiers tours de l’hélice, tout comme le fait, à son niveau le Grand Commandeur.

2) Tout va de mieux en mieux. Les tenants du progrès, plus rares aujourd’hui qu’au XIXème siècle positiviste, sont persuadés que tout change, certes, mais dans le bon sens, à savoir une plus large ouverture, une meilleure porosité des gens et des peuples, qui vivent dans une plus grande sécurité, un plus grand confort, celui du corps mais aussi celui de l’esprit, aux relents dogmatiques parfois. L’influence de la religion n’est jamais bien loin. De plus en plus de Francs-maçons prennent la juste mesure historique des grands massacres des deux guerres mondiales et de l’atrocité extrême des camps de concentration. L’époque actuelle a beau être plus paisible que jamais, comme le démontrent les chiffres, nous ne pouvons nous exempter de ces horreurs. En tout cas la croyance dans le progrès a pris, avec ces massacres, bien du plomb dans l’aile. Je me rappelle un Grand Maître général qui, il y a environ 15, 20 ans, prônait le doute au rang d’une valeur maçonnique. Plus personne ne s’étonne d’ajouter ainsi une nouvelle couleur sur notre palette axiologique.

3) Cette amélioration constante supposée de l’humanité, même si elle est minime à l’échelle de la planète, tendrait sans cesse vers plus d’altruisme. Les récentes recherches en psychologie et en neurosciences l’établissent : notre espèce, elle n’est pas la seule, est spontanément tournée vers l’entraide. Pour sacrifier à la mode, on dira que l’empathie est naturelle d’une part ; et que, d’autre part, en sa forme native, elle se cultive. C’est une des plus forts enjeux de la fraternité.

4) Cette amélioration est, en outre, effective : nous progressons ou pourrions progresser, non point tant dans les attitudes seulement mais aussi dans les actes, les engagements citoyens. Les initié(e)s , et nous en particulier, ont sans cesse à remettre la tâche sur le métier. À dénoncer, sans faillir les métaux de l’Avoir, du Paraître et du Pouvoir. Ce que, symboliquement, nous faisons lors de l’entrée solennelle en Loge.

5) La croyance dans le progrès s’appuie nécessairement sur la notion de projet.La Voie maçonnique est celle du« ailleurs-plus tard ». Si elle est une philosophie du sujet, elle subordonne celui-ci à l’espoir d’une réalisation, grâce au projet qu’elle ne cesse de formuler. Projet pour l’individu qui est animé par une plénitude embrumée dans son inconscient. Projet également pour la société arrimée à plus de liberté, d’égalité, de laïcité.

Et pour finir, en affirmant et en réaffirmant sans cesse, que la clef des grandes portes du Temple reste encore et toujours la fraternité. N’est-elle pas le lit, le limon, le levain, le liant et la loi de la quête initiatique ?

[1]Psychologie de l’engagement. Consulter les deux ouvrages qui ouvrent des horizons de L. Beauvois et Joule.

[2]La psychologie positive affirme, sur expériences nombreuses, que les émotions et actes altruistes sont de puissantes transcendances.

[3]La sécurtié est le second besoin de la pyramide des besoins d’Abraham Maslow.

[4]Bruno Étienne, un Frère éminent qui avait son franc-parler. 1937-2009

[5]« Macroscope », beau néologisme forgé par Joël de Rosnay pour signifier les représentations, les algorithme qui rendent lisible la complexité.