ven 19 avril 2024 - 07:04

« Le nomade des noms » extrait de « La parole est au silence ! Le signe du secret »

« Le nomade des noms » de Pierre Pelle Le Croisa, extrait de « La parole est au silence ! Le signe du secret » (ch. 21), éd. du Cosmogone, Lyon, 2009)

 Le nomade des noms

L’homme a donné des noms aux êtres et aux choses. Et les noms ont fait ce qu’il est : un nom-ade. De « nomas », voyageur. De « nomen », mot. Un voyageur de mots. Un nom-ade de noms.

Dans sa tête, les mots se bousculent. Ils font grand bruit. Ils soupirent, ils gémissent, ils vocifèrent. C’est la foire, c’est le bazar, c’est le souk dans sa cervelle ! Il y a là, disposé sur des présentoirs, tout un lot de propos épicés, d’herbes et de verbes aux aromates, de locutions poivrées, de substantifs poudrés de muscade et de safran, des termes aux senteurs d’anis et de vanille, des noms parfumés à la cannelle et au gingembre. Et puis, servis sur des plateaux de phrases ciselées, il y a tout un assortiment de mots sucrés et de mots-gâteaux dont les lèvres goûtent les saveurs avant d’en croquer les douces paroles : mots-pâtisseries aux dattes, aux amandes, aux noix, aux pistaches ; mots feuilletés au sésame, à la cardamome, aux raisins secs ; mots confits au miel, à la cannelle, au sucre glacé ; mots-délices à l’anis vert, au thym sauvage, à la fleur d’oranger…

Le nomade baguenaude entre les échoppes ouvertes sur l’extérieur et les étals dressés en plein vent. Il soupèse les étoffes, compare les text(es)iles, apprécie leur valeur au poids des mots. Les commerçants l’interpellent : marchands d’éloquence, jaseurs de phrases, camelots d’idées, tous cherchent à l’attirer. Mais il a l’œil. Il ne se laisse pas séduire. Il garde ses distances. Il marchande. Il négocie le prix de ses achats : tissés de tournures, draperies d’aphorismes, festons d’adages, soieries d’exposés, parures de principes, toiles de lois et de codes, draps de formules et de clichés, cuirs gaufrés d’expressions, rubans incrustés de signes – guillemets, tirets, virgules, parenthèses -. Il acquiert aussi quelques tapis brodés de phrases et des coussins ornés de figures de style et d’hyperboles.

Les mots de la mémoire

Il s’approche d’une boutique de joaillerie. Dans des écrins de bois peint s’entasse tout un bric-à-brac de bimbeloterie : bagues d’o, boucles de l, colliers de voyelles, bracelets de consonnes, verroterie de lettres, pacotille de syllabes, babioles de mots. Les bijoux colorés étincellent dans ses yeux. Captivé par leur brillance, il s’en procure de grandes quantités. En les recédant, il en tirera de bonnes marges.

Il s’approvisionne en armes, aussi, pour les bretteurs des joutes oratoires et des fantasias du verbe : mots de guerre, mots de razzia, mots-épées, mots-poignards, mot-mousquets, mots qui blessent et mots qui tuent.

Il fait encore des provisions pour la route : mots de bouche, mots-lards qui tiennent au corps, mots-fèves qui sustentent, mots fumés, mots boucanés qui se conservent, mots-thés qui désaltèrent, mots-figues, mots-pruneaux, mots-raisins, fruits secs de la pensée…

Il ramène ses emplettes et son viatique au camp. Là, il rassemble ce qu’il va emporter. Pour le voyage. Dans le désert. Le désert des pensées. Il remplit ses jarres et ses corbeilles de tout ce qu’il resserre déjà, sous la tente : les mots de la mémoire. Mots-souvenirs. Mots-images. Il les étale devant lui, sur le sol : grouillement de mots, mots épars, mots en vrac, mots agglutinés, mots liés, entremêlement de mots, mots-pelote, mots déchirés, mots rapiécés, mots raccommodés, mots tressés, bulles de mots, mots diserts, murmures de mots, mots haletants, mots qui respirent, mots qui vivent, mots-plaisir, mots doux, mots tendres, mots merveilleux d’amour, mots qui s’unissent, mots qui naissent, cris de vie, mots d’enfant, cacophonie, mots-parents, mots familiers, éty-mot-logie. Et puis, il enferme dans un coffret les mots prisés par ses clients les plus riches : mots précieux de myrrhe, d’or et d’encens ; mots de lumière, mots de lampe et d’arc-en-ciel ; mots de couleurs et de parfums. Enfin, il regroupe en un tas compact tous les mots qui restent, le tout-venant, les mots ordinaires qui ne s’apparient à rien et qu’il écoulera aux plus pauvres : les mots usés, les mots-épaves, les mots creux, les mots exsangues, les mots rachitiques, les bouts de mots, les mots d’humeur, les mots-rebelles, les mots-pièges, les mots-prisons, les mots condamnés. Dans ses sacoches il enfourne ses bibelots de rêves, ses fleurs de rhétorique séchées, ses bouquets d’images et toutes ses vieilles ficelles de la pensée. Pour se distraire pendant le trajet, il prévoit d’emporter des jeux de mots, des mots-fantaisies, ses mots sous-entendus. Son barda est prêt.

Le souffle de l’esprit

Le nomade rejoint la caravane des orateurs. Avec ses paquets. Ses mots, ses phrases et son texte. Il prend sa place dans la file. Il attend que le cortège se mette en marche, au fil des mots. Que leur guide, le premier rhéteur, démarre. Les autres, après, suivront. Mais vient son tour. Ça y est, il part. Il fait un pas, il dit une parole ; puis une autre. Maintenant, il trouve son rythme. Le balancement des phrases, le ronron des sons donnent la cadence.

Le temps s’écoule. Les heures passent. Le soleil de l’inspiration darde ses rayons. L’air devient chaud. Trop chaud ! Dans l’assemblée, des dunes de dos commencent à bouger. C’est le temps du sirocco. Des tourbillons secouent les bannes qui débordent. Tombent sur le sable, amortis, quelques mots perdus. Et les sons qui vont avec. Des sons inaudibles : ils bruissent dans le désert. Le souffle se lève. Le souffle de l’esprit. Il enfle sous la voûte. Il enfle sous son crâne. La tempête pousse les monticules. Ses rafales soulèvent des bouts de phrases. Ils s’échappent des couffins. Le sable de l’oubli les engloutit aussitôt.

Les nuages tourbillonnant, à présent, piquent ses yeux. Des grains de mots, soulevés par la bourrasque, voilent son regard. Le souffle de l’esprit change avec le sens du vent. Et le sens du vent  modifie le sens de ses pensées. Il s’abrite derrière ses mots. Il s’entoure dans son long manteau de certitudes, d’évidences, de truismes, de tautologies, de lapalissades, de phrases toutes faites, de citations passe-partout…

La tornade passe. Le calme revient. La nuit tombe. Il se lève. Sous la voûte étoilée de leurs rêves, les caravaniers font halte dans le désert des pensées. Ils se nourrissent de paroles. Ils échangent quelques mots. Ils rient, ils fraternisent. Ils se racontent des histoires. Les histoires de leurs vies. Les histoires de leurs voyages. Leurs épreuves. Leurs peines et leurs joies mêlées. Mots-images, mots-souvenirs qu’ils troquent pour un sourire, un regard, une écoute. Les pérégrins communiquent. Le dialogue les rapproche. Ils se transmettent leurs richesses : de la verroterie, de la pacotille, des breloques… tout ce qu’ils ont !

Les mots de passage

Le nomade est heureux. Assis devant le feu des réflexions qui crépitent, au milieu de ses compagnons de bivouac, il songe que demain, après avoir franchi le djebel, ils rejoindront la première oasis et le douar attenant. La marche sera difficile et pénible. Ils longeront les sables mouvants des idées creuses. Ils éviteront les éboulis des mots de pierre qui ralentissent la progression. Ils emprunteront la route du sel, dans les pages des livres qu’ils traverseront. Au soir, dans le tremblotement de l’air sur le couchant des pensées, ils  atteindront le campement : quelques tentes perdues dans le désert.

Là, les premiers, les enfants viendront à leur rencontre. Ils chercheront, dans les sacoches que transportent les caravaniers, les mots sucrés, les mots-friandises, les mots-pâtisseries, les mots-gâteaux dont ils se délectent.

Les femmes, à leur suite, s’approcheront pour venir tâter les étoffes de bons mots, les draps de formules et de clichés, les cuirs gaufrés d’expressions, les rubans incrustés de signes que les marchands dérouleront sous leurs yeux envieux. Elles essayeront les bagues d’o, les boucles de l, les colliers de voyelles, les bracelets de consonnes dans les bris de glace, les fragments de texte que leurs tendent les revendeurs.

Les guerriers, restés en arrière, après un temps d’observation, s’avanceront : ils chasseront avec impatience les commères et les marmots pour réclamer les armes. Ils voudront voir et tenir les mots-épées, les mots-poignards, les mot-mousquets, ceux avec lesquels ils lanceront leurs raids dans les écrits des autres.

Alors, quand ils seront partis, chargés de leurs prises et de leurs biens, la foule des badauds prendra son tour pour fouiner dans le grouillement des mots qui s’entremêlent, dans les mots épars, les mots en vrac, les mots agglutinés, les mots liés, les mots-pelote. Quelques curieux chineront dans les corbeilles d’osier le tout-venant des termes ordinaires : mots usés, mots-épaves, mots creux, mots exsangues, tous ces bouts de mots qui ne valent rien parce qu’ils ne font pas des phrases. Le nomade revendra ce qu’il a acheté, il transmettra ce qu’il a reçu. Et tout le monde y trouvera son content.

La nuit éteindra le manège des hommes : les voyageurs replieront leurs paniers et refermeront leurs mots-valises avant de se coucher dans leur couverture chaude et leurs coussins ornés de figures de style et d’hyperboles.

En retrait, sous un palmier, comme d’habitude ils remarqueront un vieil homme, assis sur une pierre, profiter de la fraîcheur du soir sur le miroir de l’eau. Toute l’année il est là, à chacun de leurs voyages, à les regarder aller et partir, sans un mot.

Les nomades des noms vont et viennent, vivent et meurent : ils ne colportent que des mots de passage ; lui, il reste avec les siens. Qu’il garde par devers soi : il se méfie des paroles qui s’envolent. Il ne prend pas les mots pour des idées. Il sait que les tournures d’esprit ne font pas les mots d’auteur. C’est son secret de maître du désert. De maître secret du désert des pensées. Le vieil homme est un sage. Il vit près de son arbre. Un arbre-pilier qui grandit en sagesse. Et qui lui fait comprendre que les plus belles pousses s’épanouissent sur le terreau du silence…

 

Pierre PELLE LE CROISA, ch. 21 de « La parole est au silence ! Le signe du secret »,

éd. du Cosmogone, Lyon, 2009)

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