J’étais en Loge hier soir, bien content d’avoir pu y arriver en un seul morceau. Il est vrai qu’être piéton en ville devient plus dangereux que la traversée d’une jungle équatoriale en tongs et jogging. J’ai pu constater que l’arrêt au feu rouge devenait pour les automobilistes comme le latin pour les collégiens : une option. Et la priorité aux piétons semble avoir disparu au même titre que la courtoisie ou la galanterie. Pire, je me suis fait insulter pour avoir eu l’outrecuidance de traverser au passage piéton !
Je suis aussi obligé de faire attention aux deux-roues et aux trottinettes en tout genre qui ont décrété que le code de la route ne s’appliquait pas à eux. Rien que ce midi, j’ai failli être percuté par deux cyclistes qui ne s’estimaient pas concernés par le feu rouge…
Il sera important de noter qu’une fois sur deux, le cycliste est responsable de l’accident dans lequel il est impliqué. J’avoue avoir du mal à comprendre que l’on puisse traverser au feu rouge pour avoir l’illusion de gagner quelques secondes, et s’arrêter après au milieu du carrefour parce que la circulation est trop dangereuse…
J’ai pu aussi constater que des gens très bien au quotidien se transformaient en véritables barbares une fois au volant ! L’usage de la voiture semble visiblement cristalliser certaines de nos pulsions.
Dans la même veine, le passage des routes nationales de 90 km/h à 80 km/h a catalysé un certain nombre de frustrations. Une étude a montré une forte corrélation entre la participation au mouvement des gilets jaunes et les zones concernées par ce changement de vitesse. Au-delà de l’obligation mathématique de rallonger le temps quotidien de trajet, j’ai l’impression que cette réglementation est vécue comme une castration.
Plus largement, j’ai le sentiment que la voiture ou l’usage de la route devient le terrain d’expression d’un individualisme pathologique : « je suis important, donc au-dessus des lois et tant pis pour les autres ». Je vous dispense de ma blague habituelle (prise à Robin Williams dans Mrs. Doubtfire) : les hommes prennent de grosses voitures pour compenser la petitesse de leur sexe. Tout est là, en fait !
Freud expliquait dans son ouvragei Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci que le travail était « l’espace de sublimation de nos pulsions ». Il évoquait également un « report de l’énergie sexuelle sur la vie professionnelle ». A en juger par le comportement de mâle tout-puissant des usagers de la route, à en juger par le langage ordurier employé par certains, il semblerait que l’on puisse appliquer l’hypothèse de Freud à l’automobiliste moyen !
En allant plus, on pourrait construire un tout autre éclairage de l’irrespect du Code de la Route, que je vous propose. L’utilisation de la voiture est une métaphore de l’acte sexuel. Je ne reviendrai pas sur l’aspect phallique du levier de vitesse… Rouler en voiture devient alors comparable à une jouissance sexuelle, voire une jouissance sexuelle. Or, depuis la révolution de la libération sexuelle (un oxymore, selon Jacques Lacan), nous vivons dans un paradigme de « jouissance sans entrave » qui entraîne une sensation de toute puissance. Pour le chauffard moyen, il n’est donc pas concevable de se voir ainsi limité par des règles extérieures telles que le Code de la Route, qui sont autant d’obstacles à sa jouissance, à l’instar d’une autorité paternelle.
D’où la transgression du tabou ainsi créé et les comportements déviants au volant qui en découlent. Le petit problème qui se pose, c’est que l’instauration du tabou et de la limitation de la jouissance sont des éléments nécessaires participant de la construction de la civilisation, ce fameux « vivre ensemble », par création du refoulement pulsionnel. On l’oublie, mais la jouissance, le principe de plaisir ne sont pas forcément compatibles avec la vie en société. Refuser ou combattre les limitations imposées par le Code de la Route, c’est refuser la civilisation au nom d’un égoïsme et d’un égocentrisme déplacés, indécents, et meurtriers. Pour mémoire, très récemment, un enfant a été tué par un chauffardii à Rennes, une jeune fille a été fauchée par un chauffard à Schaerbeek (Bruxelles)…
Refuser les règles du Code de la Route, c’est tout simplement refuser de vivre ensemble, c’est refuser le refoulement pulsionnel nécessaire à la construction du sujet, c’est se ramener à une condition quasiment animale.
Petit rappel statistique issues du rapport de la Sécurité Routière: 61 224 accidents corporels et 3684 tués en 2017.
En Loge, nous avons un refoulement pulsionnel très puissant : le Rite, et son rituel. Les Rites maçonniques nous incitent à refouler nos pulsions (les fameux métaux, et les non moins fameux Mauvais Compagnons), ce qui doit nous amener à un plus haut degré de civilisation. Selon le vécu de chacun, le rituel peut être une forme de pulsion de mort (ici, dans le sens de l’attrait de l’inanimé) qui contrecarre une trop grande pulsion de vie, ou à l’inverse une pulsion de vie contrariée par la pulsion de mort que représentent la mise à l’ordre et le Signe Pénal (dont on connaît la signification). Il reste à savoir qui parmi nous, malgré cette construction culturelle puissante, parvient à rester civilisé au volant… Je crois utile de rappeler que nous travaillons avec les vertus de tempérance et de prudence. Peut-être devrait-on les appliquer au volant, voire partout dans l’espace public.
En attendant, histoire de laisser s’exprimer mes pulsions diverses en automobile, je m’en vais brancher ma console de jeux et jouer à un jeu de course futuriste que j’adore. Au moins, mon retour de refoulé et ma jouissance ne blesseront personne, à part la décence et la bonne éducation.
J’ai dit.
i Redde Caesari quae sunt Caesari, j’emprunte cette interprétation au journaliste Christophe Lacroix, du média en ligne Philonomist
ii L’individu, âgé de 20 ans, est mis en examen pour délit de fuite, conduite sans permis ni assurance, refus d’obtempérer et homicide et blessures involontaires aggravés.