J’étais en Loge hier soir, quand mes Frères et moi avons appris le drame de l’incendie de Notre-Dame de Paris. Comme beaucoup, j’étais sidéré, mais aussi fasciné par la soirée d’apocalypse que nous avons vécue. Mais malgré la sidération, nous avons travaillé. Certes, le cœur n’y était pas, loin de là. Nous avons tenu le coup, même si nous n’étions pas très chauds. La vraie force de la Maçonnerie, c’est de continuer le travail, quelles que soient les circonstances. Le secret des Loges et l’application du rituel nous permettent de nous protéger de l’agitation du monde profane, du moins en principe. Nous pouvons alors nous ressourcer et appréhender le monde de manière plus sereine, en contenant le bouillonnement de nos passions. Ca n’empêche pas d’être choqué, mais le choc passe plus vite.
On dit que Notre-Dame de Paris a en elle des secrets alchimiques. Cela me rappelle cette maxime alchimique, I.N.R.I, qui n’est pas le Titulus Cruci dont le sens est Ieschoua Nazaretum Rex Iudeorum (le parchemin sur la croix de Christ), mais bien Igne Natura Renovatur Integra, qu’on traduit ainsi « Par le feu, la nature se renouvelle entièrement ».
J’ai déjà vu (de loin) des feux de forêt dans le sud de la France. Des hectares de forêts de résineux réduites à l’état de cendres. Et pourtant, quelques années plus tard, ces forêts se sont relevées, plus radieuses que jamais, telles le Phénix renaissant de ses cendres. Tiens, encore un symbole alchimique !
Oui, la cathédrale a été dévastée. Oui, la toiture s’est effondrée. Oui, des œuvres d’art ont été irrémédiablement perdues. Oui, la flèche érigée par Viollet-Leduc s’est effondrée. Oui, la reconstruction sera difficile. Oui, la structure en pierre a souffert d’un chaud beffroi1. Oui, on peut (et c’est normal) pleurer la perte de ce monument. Mais on doit pouvoir se relever et se mettre au travail pour reconstruire ce qui a été détruit. La tâche sera ardue, car les techniques ont changé, les matériaux aussi.
Mais la France a toujours été un peuple d’ingénieurs et de techniciens. Nul doute que la cathédrale sera reconstruite, certes différente de celle qu’on a connue, mais reconstruite. Ce sera peut-être le chantier symbolique de notre génération : l’érection de la 3e flèche de Notre-Dame de Paris.
Il reste à espérer que la reconstruction sera dirigée par un architecte compétent, un nouveau Le Vau ou un nouveau Viollet-Leduc mais surtout pas un Jacques Pollaert 2. La complexité du monde, la création de normes parfois absurdes a engendré des experts dans des domaines variés : réseaux électriques, mécanique des solides, réseaux gaz, isolation, etc. La complexité juridique a engendré tout un secteur de bureaux d’études d’assistances divers, structures qui ont une forme parasitaire3, dont les avis souvent discordants ralentissent la bonne marche des travaux pour les maîtres d’ouvrage et les maîtres d’oeuvre, chacun prêchant pour sa paroisse. Les responsabilités sont tellement diluées qu’en chantier, il devient très difficile d’avoir une décision claire et lisible. Les choses se passaient-elles mieux au Moyen-Âge ? À l’époque des maçons opératifs, le Vénérable Maître dirigeait les travaux, les Surveillants surveillaient les Apprentis et Compagnons, et les secrets de métier se transmettaient dans le secret des loges et des cayennes. Et les bâtiments de pierre taillée sont toujours debout à travers les siècles, comme Notre-Dame de Paris. Pourra-t-on en dire autant des immeubles de bureaux qu’on élève un peu partout ?
Actuellement, les secrets de métier sont plus ou moins bien gardés, la Révolution française puis l’industrialisation du XXe siècle ayant enclenché un processus de normalisation, qui a contribué à sonner le glas des corporations et communautés de métiers. Certaines techniques, certains savoir-faire, comme l’établissement d’une charpente complexe peuvent avoir été perdus, mais peut-être qu’un ouvrage oublié dans une obscure bibliothèque contient des fragments de ces secrets perdus…
Ce que nous enseigne la destruction de Notre-Dame, c’est que rien n’est immuable. Absolument rien. Nous nous croyons immortels, nous pensons que notre œuvre nous survivra. Freud avait déjà relevé cette tension, entre la croyance entre notre immortalité et la conscience refoulée de notre mortalité. Cet incendie nous a rappelé que nous étions mortels, que notre œuvre sera un jour réduite en cendres ou en poussière. Cette idée nous est certes insupportable. Néanmoins, en tant qu’Initiés, nous savons et comprenons que nous sommes mortels. « Philosopher, c’est apprendre à mourir », nous dit Montaigne. L’Initiation étant une forme de philosophie, elle nous enseigne, par les mystères mais aussi les mistères4, que la vie a un commencement et une fin parfois brutale. Nous ne sommes que des hommes, donc limités. La vraie sagesse, c’est l’acceptation de ces limites, les nôtres et celles de nos œuvres.
Paradoxalement, la catastrophe du 15 avril constitue un « merveilleux malheur », pour reprendre l’expression du neuro-psychiatre Boris Cyrulnik. Nous avons perdu un joyau du passé. On peut se lamenter sur la perte subie, qui n’est que matérielle, puisqu’il n’y a eu, ô miracle, aucune victime. Mais on peut aussi se relever les manches et commencer à construire un joyau pour le futur. En psychiatrie, on parle de résilience. A nous d’être résilients et d’aider le Phénix à renaître de ses cendres.
Igne Natura Renovatur Integra.
J’ai dit.
1 Mauvais jeu de mot parfaitement assumé. Redde Caesari quae sunt Caesari, il s’agit aussi du titre d’une aventure de Léo Loden, écrite par Christophe Arleston.
2 Jacques Pollaert était l’architecte du Palais de Justice de Bruxelles. Les travaux qu’il a entrepris au XIXe siècle pour ériger cet édifice ont dévasté la commune de Marolles. Le ressentiment de la population fut tel qu’en patois bruxellois, le mot « architecte » est devenu une insulte, désignant une personne particulièrement incompétente, fate et arrogante.
3 Au sens étymologique du terme, para situm, qui se traduit par « manger à côté ». Il s’agit de structures qui profitent de marchés pour assister la maîtrise d’ouvrage, légalement considérée comme incompétente et non sachante.
4 Non, ce n’est pas une coquille ! Le mistère est un genre théâtral de l’époque médiévale.