Du 19 novembre 2025 au 25 mai 2026, le Musée de l’Homme consacre une grande exposition aux momies. Loin des clichés de films d’aventure, ce parcours interroge notre rapport à la mort, à la mémoire des disparus et au désir d’éternité qui traverse l’humanité depuis des millénaires.
Au seul mot de « momie », surgissent aussitôt des images de sarcophages dorés, de bandelettes défaites, de tombeaux égyptiens hantés par quelque malédiction. L’exposition « Momies » entreprend précisément de fissurer cet imaginaire, sans le renier, pour montrer combien la momification déborde largement le Nil et les pyramides. Des Andes péruviennes aux cryptes baroques de Sicile, des îles Canaries aux campagnes françaises du XIXᵉ siècle, le corps momifié apparaît comme un fil rouge qui relie des cultures éloignées dans le temps et dans l’espace, mais habitées par une même question : comment faire durer le lien entre les vivants et leurs morts ?
Le parcours s’organise en quatre grands temps
D’abord, « À la rencontre des défunts momifiés » propose de quitter la figure anonyme de « la momie » pour retrouver des personnes singulières. Chacun des neuf corps présentés – parmi la soixantaine conservée dans les réserves du Muséum – redevient un individu, avec une histoire, une appartenance culturelle, une place dans sa communauté. La momification n’est plus un décor exotique, mais un acte social : elle implique des familles, des spécialistes du funéraire, des rituels, une théologie du corps et de l’au-delà. À côté de l’Égypte, l’exposition évoque les Tojara d’Indonésie, la Sicile baroque, la France du XIXᵉ siècle, jusqu’aux « momies politiques » des temps modernes, ces corps de dirigeants – Lénine, Mao et d’autres – autour desquels s’organise un culte d’État.
Dans « Techniques et rites de momification », le visiteur découvre ensuite l’incroyable variété des savoir-faire mis en œuvre pour vaincre, au moins en apparence, la corruption du corps. Certaines momifications sont fortuites, nées de conditions particulières de sol, de température ou d’humidité. Mais le cœur du propos réside dans les momifications intentionnelles : cinq « chaînes opératoires » sont détaillées, de la culture Chancay du Pérou préhispanique, qui enveloppe les défunts dans des fardos de tissu, à l’Égypte ptolémaïque, en passant par la « reine » guanche des Canaries, momifiée par boucanage, ou encore les pratiques temporaires des îles Marquises. L’exposition rappelle enfin que la thanatopraxie occidentale contemporaine, qui prépare nos morts avant inhumation ou crémation, s’inscrit elle aussi dans cette longue histoire des corps préservés.
Pour un lecteur de 450.fm, impossible de ne pas entendre derrière ces gestes la question du corps comme temple. Travailler le corps du défunt, le préparer, le vêtir, l’exposer, c’est toujours lui reconnaître une dignité qui dépasse sa matérialité. Comme dans un rituel initiatique, le corps devient support de passage : ce qui se joue là n’est pas seulement de l’ordre de la technique, mais d’une mise en forme symbolique du lien entre visible et invisible, entre temps humain et désir d’éternité.
La troisième partie, « Patrimonialisation des défunts momifiés, la constitution des collections », revient sur l’essor de l’archéologie à partir du XVIIIᵉ siècle et sur la manière dont les corps momifiés sont entrés dans les musées occidentaux. Prélevés principalement en Égypte et en Amérique du Sud, transportés dans les bagages des savants, des militaires ou des collectionneurs, ils alimentent un commerce si florissant que de fausses momies sont fabriquées pour satisfaire la demande européenne. Aujourd’hui, la loi interdit la possession et le commerce de restes humains ; les musées travaillent sur les provenances, les demandes de retour, les attentes des pays d’origine, et interrogent la légitimité même d’exposer des défunts. L’exposition montre combien l’éthique a évolué : chaque momie est présentée dans une vitrine individuelle, protégée par un voilage pour éviter l’effet de choc, accompagnée d’une fiche d’identité la plus complète possible, où sont aussi mentionnées les zones d’ombre et les irrégularités suspectées.
On touche là à un débat qui résonne fortement avec la conscience maçonnique : comment concilier soif de connaissance, devoir de mémoire et respect inconditionnel de la dignité humaine ? Montrer un corps, ce n’est pas seulement exposer un objet d’étude ; c’est rendre présent un mort, donc s’obliger à une attitude intérieure faite de retenue, de discrétion, presque de recueillement. Le Musée de l’Homme prend le parti de ne pas esquiver ces tensions : un dispositif final invite les visiteurs à déposer leur ressenti, pour nourrir une réflexion au long cours sur la manière d’exposer les restes humains.
La dernière section, « L’étude des défunts momifiés, une enquête sur la vie », déploie tout l’arsenal des sciences contemporaines : imagerie médicale, analyses biochimiques, datations, génétique. À partir d’un corps, les chercheurs reconstituent toute une existence : alimentation, pathologies, gestes professionnels, déplacements, pratiques esthétiques, rites funéraires. Le défunt devient un témoin privilégié de sa société. En filigrane, l’exposition rappelle que connaître le passé n’est jamais neutre : faire parler ces corps silencieux, c’est interroger nos propres peurs, notre rapport au temps, notre manière de traiter les morts d’hier comme ceux d’aujourd’hui.
Pour éviter que le regard ne se fige…
Le parcours est ponctué d’œuvres contemporaines, comme les troublantes photographies de Sophie Zénon dans la crypte des Capucins de Palerme, où les momies, presque théâtrales, semblent suspendues entre effroi et douceur. L’exposition rappelle également que la fameuse momie chachapoya, présentée à Paris dès 1878, inspira à Edvard Munch l’une des figures les plus emblématiques de l’art moderne, Le Cri : signe que ces corps « éternels » continuent de travailler notre imaginaire, jusque dans ses expressions les plus audacieuses.
Clin d’œil à la culture populaire
Un dispositif interactif développé avec Ubisoft permet, grâce au jeu Assassin’s Creed Origins et à son mode éducatif Discovery Tour : Ancient Egypt, de suivre en neuf minutes la chaîne opératoire de la momification égyptienne. Capsules vidéo, reconstitution historique, gestes précis : la médiation passe ici par le langage du jeu vidéo, familier à toute une génération de visiteurs. On y voit comment un univers souvent réduit au divertissement peut devenir vecteur de transmission d’un savoir rigoureux, sans renoncer à l’immersion.
Organisée par le Musée de l’Homme, site du Muséum national d’Histoire naturelle, à l’occasion des dix ans de la réouverture du lieu, l’exposition est placée sous le commissariat scientifique d’Éloïse Quétel, responsable des collections médicales au sein du Pôle Collections scientifiques et Patrimoine de Sorbonne Université, et de Pascal Sellier, directeur de recherche émérite au CNRS et enseignant à Paris 1 au sein de l’UMR 7206 Éco-anthropologie. Le commissariat muséographique réunit Nala Aloudat, responsable du pôle des expositions, Ève Bouzeret, cheffe de projet expositions, et Berivan Ozcan, chargée de conception et de production, qui orchestrent la mise en espace de ces corps d’éternité avec une sobriété respectueuse.
Autour du Musée de l’Homme, un réseau de partenaires accompagne et relaie l’événement : la RATP et SNCF Connect pour la mobilité, Connaissance des Arts, Okapi, Ça m’intéresse, France Culture et France Télévisions pour les médias, tandis qu’Ubisoft apporte son expertise immersive pour le dispositif interactif. La Société des Amis du Musée de l’Homme soutient par ailleurs la programmation scientifique et culturelle liée à l’exposition, prolongeant le dialogue entre recherche, publics et mémoire des défunts.
Éloïse Quetel DR
Pour prolonger la visite
Un beau livre, Momies, mémoires révélées, paraîtra le 7 novembre 2025 aux éditions du Muséum national d’Histoire naturelle. Dirigé par Éloïse Quétel et Pascal Sellier, commissaires scientifiques de l’exposition, il propose une vaste traversée des pratiques de momification, des premières sépultures à la thanatopraxie contemporaine, et met en scène un face-à-face saisissant avec plusieurs des défunts présentés au Musée de l’Homme.
En sortant de cette exposition, difficile de regarder une « momie » comme avant. Derrière le mot, il y a des vies singulières, des sociétés, des rites, des croyances, des violences parfois, des réparations toujours tentées. Le Musée de l’Homme nous invite à ce déplacement du regard : quitter le cliché de la créature de cinéma pour rencontrer des morts qui, à leur manière, nous interrogent sur ce que nous faisons de la nôtre. Il ne s’agit pas d’aimer la mort, mais de mieux comprendre comment les humains, depuis des millénaires, ont essayé de lui donner sens.
Exposition « Momies » au Musée de l’Homme (Muséum national d’Histoire naturelle), 17, place du Trocadéro, 75016 Paris, au 2ᵉ étage du musée, sur 650 m². Du 19 novembre 2025 au 25 mai 2026, tous les jours de 11 h à 19 h, sauf le mardi, ainsi que les 25 décembre, 1ᵉʳ janvier, 1ᵉʳ mai et 14 juillet. Dernière entrée à 18 h 15. Tarif plein : 15 €, tarif réduit : 12 €, gratuit pour les moins de 26 ans ; le billet donne accès à toutes les expositions, permanentes et temporaires, du Musée de l’Homme. Plus de détails sur info-tarifs .
Visite conseillée à partir de 8 ans. Des visites guidées, ateliers familiaux (« Mais qui est cette momie ? », « Archéo Momias »), animations (« Momies en scène », « Une momie presque parfaite ») et conférences viennent rythmer toute la durée de l’exposition. Une belle occasion, pour les lectrices et lecteurs de 450.fm, de confronter leur regard d’initiés à ces corps d’éternité qui continuent, silencieusement, à nous parler.
Remerciements à M. Frederic PILLIER et Mme Laurence VAUGEOIS pour les visuels Illustrations
« Nulle part ne ferme les grandes routes, il y a des sentiers divers, ceux qui franchissent cet obstacle parcourent librement l’univers »
Mumon-kan
Les habitants de la Somme avaient d’abord considéré le petit bonhomme souriant avec défiance. Pas méchamment, mais à la manière des paysans qui savent qu’il n’y a rien à attendre de bon de ce qui vient d’au-delà de l’horizon cerné ou deviné par le regard.
Puis, peu à peu, ils l’avaient intégré dans leur paysage mental, ne prêtant plus attention à ce qui avait soulevé leur inquiétude. Personne ne disait plus : « tiens, j’ai vu « l’english » traîner du côté du cimetière ». Dans le fond, il avait bien le droit de s’intéresser aux cimetières, même si le bistrot semble un lieu plus fréquentable !
Un jour, le petit bonhomme si soigné de sa personne, dans un moment d’abandon, d’égarement ou de dépression, leur a dit qu’il n’avait aucune affection particulière pour les cimetières, mais qu’il était à la recherche du lieu où son fils avait été enterré, victime de la plus abominable guerre civile européenne en « 14-18 », comme on dit. Dans sa recherche vaine, il venait de prendre conscience que « le livre de la jungle » était celui des tranchées et non ce monde merveilleux où les animaux et Mowgli cohabitaient harmonieusement. Son fils était bien mort, tué sans doute par un autre enfant qui aurait pu lire la traduction de ses nouvelles ou de kim en allemand. L’absurdité absolue à l’état brut !
« Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie, Et sans dire un mot, te mettre à rebâtir, Ou perdre d’un seul coup le gain de cent parties, Sans un geste et sans un soupir, Tu seras un homme mon fils ».
Paradoxe insensé où il donne des conseils à ce fils mort dans la Somme en 1915, tout en pensant aussi à sa fille aînée décédée aux États-Unis durant l’hiver 1899. Rudyard Kipling est un homme entouré de fantômes et de culpabilité. En effet, son fils ayant des problèmes visuels, il va faire jouer ses nombreuses connaissances pour que, pistonné, il puisse participer à la guerre ! Au-delà de l’apparence légère et amicale, c’est à une véritable traversée de « la nuit obscure » d’un st. Jean de la croix que Kipling affrontera jusqu’à la fin de sa vie. Bien que d’une tradition religieuse
différente, nous pouvons en effet rapprocher les expériences, quand Jean de la croix écrit : « c’est ce que l’âme dont il s’agit ici, rend par cette expression d’angoisses d’amour enflammé. En tout ce qui se présente, que ce soient des pensées qui l’assaillent, des affaires qui le reclassent, des devoirs quelconques qui l’appellent, elle aime avec ardeur, elle désire douloureusement. En tout temps, en tout lieu, ce désir de torture, il ne lui laisse aucun repos. Sans relâche, elle souffre de cette blessure, elle éprouve ce désir embrasé, tourment que le saint homme job exprimait en ces termes : « le cerf soupire après les ombrages comme le mercenaire attend la fin de son travail, ainsi j’ai compté des mois vides de repos et des nuits pleines de tourments. Si je dors, je demande « quand me lèverai-je ? ». Puis de nouveau j’attends le soir et je serai rempli de douleurs jusqu’aux ténèbres » (Job 7, 2-4) ». Tout paraît resserré à cette âme qui ne tient plus à elle-même et qui a perdu toute espérance de retour à la lumière et aux biens spirituels.
Rudyard Kipling, un maçon, un vrai!
Pourtant Kipling avait comme on dit « tout pour être heureux » : fils d’un artiste devenu conservateur du musée de Lahore et d’une mère alliée à l’intelligentsia de son temps, il naît avec des fées autour de son berceau. A cela, il fallait ajouter l’environnement : né à Bombay, il découvre la vie à-travers la diversité d’un monde de couleurs, de sons et d’odeurs. Il en sera marqué à jamais : il sera un anglo-indien pour l’éternité. Mais à six ans il est éloigné du paradis : on l’envoie recevoir des rudiments d’éducation (plus sociale que pédagogique) dans un pays étrange qu’on appelle Grande-Bretagne ! Les onze ans de séparation avec l’Inde qui suivirent, marquèrent Rudyard d’une façon terrible, moralement, effectivement et physiquement. On en retrouve trace dans certains romans comme « the light that failed » (la lumière qui s’éteint). Ses études furent courtes et il n’entra dans nulle université. Mais à 17 ans, ô bonheur ! Il retourne aux Indes et devient journaliste à la « civil and military gazette » de Lahore. Plus tard, il deviendra rédacteur en chef-adjoint au « pioneer » d’allahabad et le restera jusqu’à son retour en europe en 1888. Durant six ans, il accumule l’immense trésor de légendes qu’il traduira dans ses œuvres, pour notre joie.
Après 1888, Kipling voyage beaucoup et se fixe en Amérique du nord durant plusieurs années. Il est marié et a des enfants. C’est alors qu’il produit ses chefs-d’oeuvres : le premier et le second « livre de la jungle ». En 1896, il regagne l’europe et s’installe définitivement en Angleterre, dans le surrey, qu’il ne quittera plus que pour des courts voyages en amérique et en Afrique du sud, où l’épopée des boers le fascine. Il y rencontrera un certain Baden Powell : maçonnerie et scoutisme vont se découvrir des affinités et un idéal commun !
Mahatma Gandhi
Dans un monde qui change, il ne reconnaît plus sa chère « mother india », lui qui fut pourtant par le passé le chantre de la présence coloniale britannique (le fameux « fardeau de l’homme blanc » !), mais dont le cynisme et l’impérialisme brutal, méprisant à l’égard des « natives », qui s’affiche désormais le révulse, lui qui était paternaliste et qui sent, à juste titre, que les combats pour l’indépendance couvent sous la braise. L’Inde va bientôt se reconnaître dans la révolte pacifique de Gandhi, avant un durcissement de la lutte. Kipling exprime son inquiétude dans son célèbre poème « recessional ». Incompris, il continue à vivre pour les jeunes et se replie, se recroqueville, dans le monde magique de l’enfance, plus la folie des hommes croît. Juste avant sa mort, il publie une discrète autobiographie : « something of myself » (« quelque chose de moi-même »), où il fait un bilan courageux et clairvoyant d’une existence qui ne fut marquée que par des drames familiaux et ce qu’il considérait comme des échecs, par exemple d’être plus journaliste qu’écrivain, comme il disait « the story before the point » (« l’histoire avant la signification »). On le comparera parfois à aAbert Camus et à sa nostalgie de l’Algérie perdue. Pourtant Kipling obtient le prix nobel de littérature en 1907 alors qu’il est très jeune pour cet honneur. Il devient une légende qui porte sa gloire comme un fardeau. Quelques temps avant sa mort, il fera un discours à la « royal society » (berceau de la franc-maçonnerie) où il expliquera qu’un écrivain n’a aucun droit de regard sur l’avenir de son œuvre. Il dira : « le mieux qu’un écrivain puisse espérer, c’est qu’il survive de son œuvre une part assez bonne pour qu’on y puise plus tard, pour soutenir ou embellir la ré-affirmation de quelque antique vérité ou la résurrection de quelque vieille joie »…
En fait, l’enchanteur de notre jeunesse était un homme revenu de tout, à deux doigts du désespoir en permanence, chroniquement dépressif, à la recherche éperdue d’un impossible idéal ou d’un lieu ou reposer sa tête… c’est sans doute la maçonnerie qui sauvera Rudyard Kipling du pire. Elle va devenir pour lui le lieu de son ressourcement, de sa survie, de son retour au rêve et à l’idéal de la tolérance et de la fraternité. C’est le 5 avril 1886 que Kipling recevra la lumière dans la loge « hope and perseverance » n° 782 à l’orient de Lahore. Dès lors, certaines de ses œuvres porteront le sceau des fils de la lumière : « l’homme qui voulut être roi » (1888), « the rout of the white hussard » (1888) et « with the main guard » (1890). Son poème « my-new-cut-ashlar » (1891), « ma pierre cubique », est une véritable prière d’un artisan maçon :
« Quand ma pierre cubique à l’instant ciselée, Transmet franche lumière aux vitraux dérobés, Par ce travail mien, quand revient la nuit, Vers toi, l’omnivoyant, ma prière s’enfuit ».
Mais c’est dans son recueil « the seven seas » (1896) que l’on va trouver son plus beau poème : « the mother lodge ». Est-ce réellement un poème ? Nous pouvons dire que ce texte est la « prière » de la maçonnerie, une ode à tout ce qu’elle propose : la tolérance, la fraternité, l’aspiration à un monde sans frontières de races ou de cultures, à une pensée libre. Tel le tapis de prière de nos frères musulmans, la « loge mère » est la « uma », la mère symbolique et la communauté où l’on s’isole, où l’on recrée le sacré, où l’extérieur et le profane n’ont pas accès. Ce poème de Kipling devient une sorte d’icône que nous pouvons contempler quand nous doutons de la maçonnerie, quand le monde profane se fait dur, quand nos certitudes vacillent, quand nos plus fidèles attaches se relâchent, quand notre corps même se délite. Alors, tel un psaume, nous prononçons les vers du frère Kipling, jusqu’à l’émotion :
« Quand je jette un regard en arrière, Cette pensée souvent me vient à l’esprit, Au fond il n’y a pas d’incrédules, Si ce n’est peut-être nous-mêmes ! »
La nostalgie est aussi du voyage :
« et me retrouver parfait maçon, Une fois encore dans ma loge d’autrefois. Dehors on se disait : « sergent, monsieur, salut, salam ». Dedans c’était « mon frère », et c’était bien ainsi.Nous nous rencontrions sur le niveau et nous nous quittions sur l’équerre.Moi, j’étais second diacre dans ma loge mère, la-bas ! ».
Etrange influence ce poème exerce sur nous ! Comme s’il nous parlait d’un monde lointain, d’une chaleur maternelle, d’un lieu au-delà des lieux, d’un paradis avant la chute, d’un lieu où il y aurait coïncidence entre le sujet et ce qu’il cherche, d’un lieu loin d’un réel qui n’est que la puissance du démenti, d’un lieu foetal enfin où régnerait l’illusion de l’absence d’altérité. Que faire pour créer ce lieu nous demande Kipling ? Il nous dit que c’est par le maillage de la mémoire instituée comme un tissage :
« il y avait Rundle, le chef de station, Beazeley, des voies et travaux, Ackman de l’intendance, Donkin de la prison, Et Blacke, le sergent instructeur, Il fut deux fois notre vénérable, Et aussi le vieux Franjee Edulgee, Qui tenait le magasin « aux denrées européennes »… »
Le tissage de la mémoire nous joue parfois des tours : se souvenir de nos loges, c’est souvent l’image des disparus qui nous apparaît. Ils font partie intégrante de notre « travail de mémoire » et sont présents dans la « chaîne d’union » qui nous relie à eux. Cela nous donne, contre vents et marées, un sens à notre faiblesse et notre soif d’absolu.
La maçonnerie, dans le fond, c’est un peu comme ces vieux pulls élimés, parfois troués, mais qu’on se refuse à abandonner pour porter quelque chose de neuf !
Conférence de Francesco d’Errico (Université de Bordeaux / Université de Bergen)
Il y a quelques années encore, raconter l’histoire du symbole humain tenait en une phrase simple : « Tout a commencé il y a 40 000 ans en Europe, avec l’arrivée d’Homo sapiens et l’explosion de l’art des cavernes. » Aujourd’hui, cette phrase est morte. Enterrée sous des dizaines de découvertes qui nous obligent à réécrire complètement le scénario.
Ce que nous pensions savoir (et qui s’est effondré)
Jusqu’aux années 2000, le dogme était clair :
L’art pariétal de Chauvet (36 000 ans), les statuettes du Jura souabe (40 000 ans) et les bijoux aurignaciens étaient les premiers témoins incontestables de la pensée symbolique.
Avant cela : rien. Surtout pas chez Néandertal, considéré comme un « grand singe intelligent » mais incapable de symbole.
Explication : une révolution cognitive brutale, peut-être une mutation génétique, avait doté Homo sapiens d’un « paquet cadeau » : langage complexe, imagination, symbolisme.
Ce récit s’est écroulé pour trois raisons :
L’art figuratif n’est plus européen ni récent En 2019, on découvre en Indonésie (Sulawesi) des peintures datées de 43 000 à 44 000 ans : scènes de chasse avec des thérianthropes (mi-hommes mi-animaux). 8 000 ans avant Chauvet. En Afrique, les plaquettes peintes d’Apollo XI (Namibie) sont plus jeunes (28 000 ans), mais les plus anciennes traces de pigment remontent à… 500 000 ans.
Le corps, pas la grotte, est le premier support symbolique Toutes les sociétés humaines, sans exception, transforment leur corps : scarifications, tatouages, peintures, vêtements, parures. C’est le média le plus universel, le plus ancien et le plus efficace pour dire : « Je suis moi, je suis du groupe X, je suis un homme/une femme, j’ai tel statut. » Sans cette capacité, pas de religion, pas de rituel, pas d’écriture, pas d’ordinateur, pas de monde numérique.
Néandertal faisait exactement la même chose Pigments (380 000 ans à Nice), parures en griffes d’aigle, gravures abstraites, structures en stalagmites (Bruniquel), peintures sur parois (64 000 ans en Espagne), sépultures… Tout ce qu’on croyait « exclusivement sapiens » existe aussi chez Néandertal, parfois plus tôt.
Un nouveau récit : l’accumulation lente et multirégionale
Depuis 2017 (workshop d’Oxford dirigé par Eleanor Scerri), la communauté scientifique propose un modèle radicalement différent :
Pas d’épicentre unique en Afrique suivi d’une « sortie » triomphale.
Entre 300 000 et 100 000 ans, plusieurs populations africaines (certaines anatomiquement modernes, d’autres archaïques) échangent des gènes et des idées dans un réseau de « vases communicants ».
Les innovations symboliques (pigments, parures, gravures) apparaissent de façon asynchrone, dans deux corridors principaux : le Rift + Afrique du Sud, et le Maroc.
Ailleurs en Afrique, des Homo sapiens anatomiquement modernes… ne font rien de symbolique. Preuve que la morphologie ne commande pas la culture.
Les grandes étapes de la « culturalisation du corps »
500 000 – 300 000 ans Première utilisation massive d’ocres (86 sites connus). Deux pics d’augmentation : 320 000 et 160 000 ans. L’ocre n’est pas seulement un écran solaire : on le chauffe délibérément (Qesem, Israël, 110 000 ans) pour changer sa couleur (jaune → rouge).300 000 – 100 000 ans
Premières pointes bifaciales chauffées, harpons, mastics, outils osseux.
Blombos (Afrique du Sud, 100 000 ans) : « kit de peinture » dans des coquillages d’abalone, avec recette complexe (ocre + quartz + os broyé + liquide).
Premières perles en coquillages perforés (140 000 ans au Maroc, 100 000 ans en Afrique du Sud), systématiquement enduites d’ocre.
100 000 – 70 000 ans
Premiers poinçons et aiguilles à chas (Siberia, Blombos).
Perles en œuf d’autruche, gravures abstraites sur ocre et sur œufs.
70 000 – 40 000 ans Disparition temporaire de certaines traditions (perles de coquillages) puis explosion de diversité en Asie et en Europe : perles en ivoire, pendeloques, statuettes, art pariétal.
Pourquoi certains groupes symbolisent et d’autres non ?
Ce n’est plus une question biologique (« qui est sapiens ? ») mais écologique et sociale :
Densité démographique : plus on est nombreux, plus on a besoin de signaux d’appartenance (sociétés « anonymes »).
Variabilité climatique : les périodes de stress (glaciaire/interglaciaire) forcent l’innovation technologique et symbolique pour élargir ou défendre sa niche écologique.
Réseaux d’échange : une innovation ne devient durable que si le groupe a la taille et la connectivité nécessaires pour la transmettre.
Conclusion : le symbole n’est pas un « don » génétique, c’est une co-évolution
Le propre de l’humain n’est pas d’avoir inventé le symbole un beau matin, mais d’avoir su le fixer, le transmettre et le complexifier au fil des générations.
Le corps reste le premier et le plus puissant des médias : tatouages, vêtements, bijoux, maquillages, chirurgie esthétique… nous continuons aujourd’hui, avec des matériaux synthétiques, la même histoire commencée il y a un demi-million d’années.
Le symbole n’est pas né dans les grottes. Il est né sur la peau.
Francesco d’Errico Directeur de recherche CNRS – Université de Bordeaux (Transcription et synthèse fidèle de la conférence donnée en novembre 2025)
De manière concertée j’assimilerai dans cette présentation les Anciens Devoirs au texte « les Anciennes Obligations des Maçons Francs et Acceptés » présenté dans la monographie de la Grande Loge Nationale des Rites Maçonniques intitulée « Constitution et Règlements Généraux ». Je montrerai que ce texte contient en puissance les grands arcanes de la Voie Initiatique au sens large du terme la présentant sous l’aspect spécifique de l’Art de construire, celui de l’Architecture.
Le texte des Anciennes Obligations possède au-delà d’une lecture littérale, un caractère ésotérique voire gnostique indéniables et nous adresse un message essentiel pour nous Francs-maçons Ecossais.
La Voie Initiatique et ses archétypes universels.
Il faut savoir que toutes les voies initiatiques traditionnelles obéissent à des critères universels.
Qu’est-ce qu’une voie initiatique ?
En premier lieu, la voie se doit d’être authentique c’est-à-dire reconnue par la Tradition, porteuse de l’influence spirituelle, du pneuma, du souffle du Vivant, aboutissant à la perception de l’Unité immuable et essentielle. La Voie Initiatique est celle de la métamorphose intérieure, capable de transformer l’initié vers la Connaissance de l’Etre. Elle repose sur des textes fondateurs pour notre tradition sur le Volume de la Loi Sacrée. Il est possible de décrire des critères immuables et invariants et des phases structurantes que nous retrouverons dans toute voie initiatique sans aucune exception (l’initiation maçonnique du REAA les possède). Ces éléments sont les suivants :
Le rattachement au Principe, à l’Unité Primordiale, à ce qui EST, que les diverses traditions appellent Dieu, la Lumière, le Nom Ineffable, l’Etre mais qui est impossible à définir de manière positive par des mots étant de l’ordre du vécu du ressenti, de la saveur intérieure
– l’intemporalité de la Voie.
– l’authenticité de la Voie et sa transmission : voilà pour la Voie.
La suite concerne l’individu lui-même :
– l’appel intérieur, la soif d’être, la sincérité, étape primordiale à toute démarche spirituelle.
– la rencontre avec la Voie et le Maître spirituel.
– la prise du pacte initiatique et la cérémonie d’initiation (commencement).
– le travail spirituel et ses diverses techniques: l’orientation, le souvenir et la pratique de la méditation sur des symboles, la démarche adogmatique.
– le franchissement des degrés et la progression initiatique.
– la réalisation personnelle et la station spirituelle atteinte par l’adepte : c’est celle de la liberté, du détachement sans indifférence, de l’amour et de l’action juste et équitable.
– l’action de l’initié dans le monde.
Reprenons ces critères…
L’intemporalité de la Voie : la voie initiatique possède un caractère intemporel : on en retrouve les structures de base dans toutes les traditions à travers l’espace et le temps. Son appartenance à la Tradition signe son authenticité ainsi que son caractère transmissible et son aspect adogmatique. Elle transmet à l’adepte des outils spécifiques, différents selon chaque voie, nécessaires à sa propre réalisation spirituelle : ce préambule permet d’écarter d’emblée tout mouvement sectaire et dogmatique, le but de la Voie étant d’obtenir la libération de l’être, l’accession à la Connaissance, à la Gnose. Il s’agit de transmettre la Sofia Perennis, la Sagesse Universelle. Une des finalités est l’action dans le monde. Enfin la Voie initiatique n’a rien à voir avec une démarche mystique ni avec une démarche psychologique, psychanalytique ou relative à un quelconque développement personnel tant à la mode de nos jours. Confondre une Loge Maçonnique avec un cabinet médical de psychiatre ou de psychanalyste est une grave méprise.
L’appel intérieur : le désir de la Voie est la conséquence de la présence au plus profond de nous de ce que j’appelle l’état d’extrême nécessité : cette condition capitale fait ressentir la nostalgie de l’être, sensation de manque, d’incomplétude et d’insatisfaction face à notre propre mode de vie. Cela se produit (ou pas) pour chacun d’entre nous à un moment particulier de notre existence que nous ne maîtrisons pas. Tout se passe comme si à un moment donné la soif d’être nous place en condition de recevoir ce que nous désirons : mystère des coïncidences !
« Le vent souffle où il veut et tu entends sa voix mais tu ne sais pas d’où il vient et où il va » (Jean, 3,8). Tu ne choisis pas la Voie, c’est elle qui te choisit car comme le dit un adage oriental « quand l’élève est prêt, le Maître arrive ».C’est ainsi que l’on fait la rencontre avec la Voie souvent quand on s’y attend le moins. En fait nous avons tout devant les yeux mais nous ne le voyons pas toujours : pour cela il faut être prêt.
La prise de ce que j’appelle le pacte initiatique est en fait l’engagement dans la Voie, l’équivalent du Serment. Nous devons ici évoquer la notion capitale de chaîne initiatique : le secret de la renaissance initiatique se transmet de Maître à élève, de bouche à oreille, en fait de cœur à cœur : transmission du Souffle du Vivant de la Tradition.
L’initiation marque l’entrée dans la Voie par une cérémonie au cours de laquelle des secrets sont transmis sous des formes diverses, secrets qui ont la capacité de transformer profondément celui qui les reçoit.
L’entrée dans la Voie nécessite fidélité à celle-ci, respect et considération mais aussi travail et volonté de progresser sur le chemin spirituel. S’y ajoute le sens du Devoir. L’oubli, la négligence, la dispersion vers les futilités et illusions mondaines seront combattues par le souvenir, l’orientation et le rappel de la Voie par diverses techniques propres à chaque voie.
Les étapes de la Voie sont bien structurées et immuables quelles que soient les traditions. Le travail initiatique et l’ascèse intérieure sont des impératifs. Aucune école, aucun programme ne peuvent enseigner ce qui relève de l’expérience et du travail personnel. Certes nous sommes accompagnés sur la Voie mais le chemin est unique pour chacun d’entre nous et personne ne peut le parcourir à notre place.
Les résultats du travail initiatique tiennent en trois mots : Connaissance, Amour et Action.
Enfin signalons que la Voie Initiatique peut se décliner en occident selon trois modalités, trois modes d’expression mais qui si on y réfléchit bien possèdent des correspondances entre elles :
La voie sacerdotale
La voie chevaleresque
La voie artisanale : c’est cette dernière qui nous intéresse plus particulièrement aujourd’hui avec les Anciens Devoirs.
Ces explications préliminaires étaient nécessaires afin de bien comprendre que les Anciens Devoirs contiennent en puissance tout ce qui a été dit plus haut ce qui est strictement dans l’ordre des choses puisque comme le dit une tradition « l’eau est une et les fleurs sont multiples ».
Les Anciens Devoirs et leurs valeurs font partie intégrante de la Tradition.
Retrouve-t-on dans les textes des Anciens Devoirs les critères de toute voie initiatique et donc de la Tradition tels que ceux énumérés ci-dessus ? Nous allons le démontrer mais pour cela il est capital de lire ces Anciens Devoirs avec un certain regard, celui de l’initié car nous devons garder à l’esprit que ce texte codifie et fige une tradition orale et il faut savoir décrypter le sens caché des messages qu’ils contiennent. C’est à cette seule condition qu’il est possible d’en percevoir l’ésotérisme. C’est tout un enseignement secret qui nous est transmis.
Quel est-il ?
Les Anciens Devoirs se rattachent à la voie artisanale celle des constructeurs et bâtisseurs dont l’origine remonte à la nuit des temps et pour ce qui concerne notre civilisation à l’Egypte antique. Il serait trop long de développer cet aspect mais nous renvoyons le lecteur aux divers ouvrages traitant de cette question et qui démontrent tous le bien fondé de nos allégations. Pour que cette voie spécifique de l’Art de bâtir se rattache bien à la Tradition elle doit en posséder les critères énumérés plus haut. Reprenons-les.
1/ Le rattachement au Principe, l’authenticité de la Voie et son adhésion à la Tradition sont annoncés dès le premier chapitre qui commence par traiter de « Dieu et de la Religion ».
D’entrée les jalons sont posés mais il est nécessaire de bien réfléchir sur la signification des mots employés en évitant tout anachronisme. Les mots sont des symboles dont nous devons rechercher l’idée sous-jacente.
L’étymologie du mot Dieu est instructive : d’origine indo européenne, sa racine signifie lumière, brillance, clarté, jour par opposition à la nuit, aux ténèbres. Le symbolisme de la Lumière est universel, il évoque un concept indéfinissable, celui du Principe, de l’essence de l’Etre, de ce qui EST de toute éternité, immuable s’opposant au courant des formes et aux aspects impermanents et illusoires de la manifestation. La Tradition se rattache à ce Principe, véritable point d’ancrage et pôle essentiel. Les différentes révélations divines apparues dans l’histoire et qui sont à la base des diverses religions s’excluent les unes des autres quand on ne considère que leurs contours formels et non leur Essence divine qui est Une.
L’initié sait que tout est symbole et il est évident que c’est à ce Principe primordial et essentiel auquel se rattachent les Anciens Devoirs car il faut savoir que les confréries initiatiques artisanales se sont toujours placées au-dessus des particularismes religieux sans s’y opposer de manière frontale pour des raisons évidentes de survie et de sécurité. Elles faisaient toujours passer des messages essentiels destinés à ceux qui avaient les yeux pour voir. Je ne citerai qu’un exemple celui de la présence du « verdoyant » sur les chapiteaux romans. (il y en a beaucoup d’autres : animaux fantastiques, figures grotesques, érotiques etc.). En vérité c’est la transmission de principes métaphysiques ainsi qu’un Art de vivre qui signent l’authenticité de la voie et que les bâtisseurs montraient.
2/ L’appel intérieur.
Nous l’avons évoqué plus haut : prise de conscience de l’incomplétude de la condition humaine, de ce que le monde présente deux aspects : l’un physique, l’autre immatériel et l’extrême nécessité de répondre aux trois questions fondamentales que se pose l’être humain : d’où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Ou allons-nous ? Je renvoie ici à la lecture du merveilleux livre de Vincenot sur les étoiles de Compostelle et à la vie de ce jeune-homme subjugué par le travail des bâtisseurs et qui comprend que la vraie vie est ailleurs.
3/ La rencontre avec la voie et le Maître est suivie de l’entrée dans la confrérie, la prise du pacte initiatique et les serments.
Les Anciens Devoirs décrivent de manière très discrète les modalités d’entrée dans la confrérie ; ces dernières possèdent les critères inhérents à toute voie authentique à savoir la transmission d’une légende fondatrice, des secrets de reconnaissance (mots attouchements etc…) et du métier, la prestation d’un serment de fidélité et de garder le secret, le tout marquant une rupture pour l’adepte avec le monde d’avant. La confrérie devient une nouvelle famille et des liens indissolubles relient les Frères entre eux. L’adepte quitte les contraintes du monde profane pour entrer dans une voie de libération car elle va lui permettre de réaliser toutes ses potentialités.
4/ Le message spirituel spécifique à l’art de la construction.
Ici nous devons évoquer la spécificité de l’Art de construire et de l’Architecture Sacrée voie spécifique suivie par les Anciens Devoirs.
L’Art de la construction du Temple est sacré et parce qu’il est sacré il a sa racine dans l’Eternel, le sacré n’étant rien d’autre que la manifestation de l’Eternel dans le temporel. Il est hors du temps car traditionnel. Il est dit que le visible est le reflet de ce qui est invisible (Zohar). Ainsi le Maître d’œuvre, par son parcours initiatique, a acquis une compréhension métaphysique de la nature du réel. Les formes de l’art traditionnel et sacré reflètent les archétypes informels des réalités métaphysiques. L’art de construire devient une théophanie, une manifestation du Réel sans forme qui nécessite un savoir traditionnel et qui remonte à la nuit des temps en particulier pour nous en occident à l’ancienne Egypte et aux civilisations gréco-romaine. Les Maîtres d’œuvre de la période du moyen-âge rattachés à la tradition judéo-chrétienne ont recueilli ce dépôt. C’est ce trésor qui était transmis dans les Loges opératives, trésor de l’art traditionnel manifestant le Vrai et le Beau car selon la vision spirituelle du monde, la beauté d’une chose n’est rien d’autre que la transparence de ses enveloppes existentielles.
5/Ces artistes se groupaient en confréries de bâtisseurs qui possédaient leur propre organisation, structure interne, méthodes de travail et résultats.
L’architecture est mère de toute civilisation : elle nécessite la connaissance des mathématiques, de la géométrie et la science des matériaux. La structure opérative portait le nom de Loge de maçons et son organisation était de type ternaire. Ces Loges étaient autonomes mais l’histoire nous montre qu’elles se sont regroupées d’une part afin de confronter et d’échanger leurs spécificités et d’autre part dans le but de rechercher une unification et de matérialiser une codification de leurs pratiques.
Les conditions d’admission sont bien claires : il faut avoir l’âge de la maturité d’esprit et de la prudence, être libre, être un homme, être en bonne santé, ne pas avoir de comportement immoral et jouir d’une bonne réputation.
Ces Loges sont structurées selon un ternaire :
Il y a ceux qui viennent du monde profane qui arrivent et qui apprennent le métier, ceux qui sont capables d’exécuter sur ordre une œuvre à la perfection et ceux qui la conçoivent et la dirigent autrement dit les apprentis, les compagnons et les maîtres. Les Anciens Devoirs adoptent cette structure ternaire.
La méthode consiste à intégrer les secrets relatifs aux gestes pratiqués et au maniement des outils. La transmission des secrets de l’art se fait par des rites initiatiques connus depuis la plus haute antiquité. Chaque Loge possède un règlement interne et spécifique à celle-ci auquel doivent se soumettre tous ses membres. Des serments de garder le secret, de fidélité et d’assiduité y sont portés. Des conditions particulières de prudence sont présentées aux postulants, conditions « d’un travail initiatique efficace » recommandant l’adoption de la religion pratiquée dans le pays d’origine et le respect du « Magistrat civil suprême et subordonné ».
En effet, les voies initiatiques se placent toutes sans aucune exception au-dessus des particularismes religieux et politiques.) C’est, de manière évidente et au premier abord une question de sécurité et donc de survie comme nous le verrons mais en fait il faut aller plus loin : de par leur raison d’être profonde elles se situent par essence au-delà des contingences du monde illusoire du monde des formes, celui de la manifestation.)
C’est la raison pour laquelle les Anciens Devoirs demandent à l’adepte d’adopter la religion de leur pays respectif et de rester un sujet pacifique vis-à-vis des lois du pays de leur résidence. Si l’on peut dire on cherchait à adopter l’attitude suivante : une sobriété extérieure et une ivresse intérieure. A cette époque mieux valait respecter les croyances et lois en vigueur sous peine de persécution. Ainsi, le maçon était un sujet paisible, jamais mêlé aux complots et conspirations contre la paix et le bien être de la nation, et qui jamais ne manquait à ses devoirs envers les magistrats. Toutefois se contenter d’une telle interprétation au premier degré me semble insuffisant. Elle recèle en réalité un aspect beaucoup plus profond, caché, ésotérique : celle d’être le dépositaire de profondes vérités et de transmettre un message universel : celui de percevoir la Connaissance entendue comme se situant dans le domaine de la Métaphysique (au-dessus du monde physique),de participer à une mission œcuménique et de transmettre un message de Fraternité Universelle. Le silence et le secret était la condition d’une ascèse intérieure. Le refus de s’attacher à des formes illusoires leur permettait de se fondre « dans la masse » afin de poursuivre leur œuvre mais surtout leur ouvrait des fenêtres vers l’incommunicable le Secret des secrets, celui de l’Etre Divin.
6/Les fruits de la progression initiatique.
Quelles sont les conséquences du travail opératif et spirituel ? Elles sont considérables concernant l’initié lui-même et le rôle joué par la confrérie dépositaire d’un trésor traditionnel destiné à l’humanité toute entière.
a/ La progression du maçon au sein de la Loge.
L’influence spirituelle transmise par la voie, l’assiduité, le travail personnel, le contact avec les autres Frères, le respect dû au Maître et à l’institution vont transformer profondément celui qui s’y soumet : cette transformation se traduit par : la purification des passions de l’âme par l’œuvre au noir, le revêtement des nobles qualités par l’œuvre au blanc, l’acquisition et le maintien dans la station de l’excellence du comportement par l’œuvre au rouge. Les Anciens Devoirs insistent beaucoup sur le fait que la progression de chacun est indépendante de l’ancienneté et qu’elle dépend du mérite. Il s’agit ici d’un respect élémentaire d’une forme de justice et d’équité pour le bon équilibre de l’ensemble. Mais cela a une portée beaucoup plus profonde qui est la suivante : il est inutile de faire gravir des degrés à ceux qui ne sont pas prêts : ils n’en tireront aucun bénéfice pour eux-mêmes mais de plus cette façon de faire risque de mettre en péril la Loge : les Anciens Devoirs insistent sur ce point : il ne s’agit pas de faire plaisir à un tel ou à un autre parce qu’il est un ami ou qu’il est ancien : c’est inutile, dangereux et sans valeur : seul le mérite au travail, le service rendu et le respect des principes de l’Ordre entrent en ligne de compte. Et c’est le Maître de la Loge et les Surveillants qui décident et personne d’autre. Les serviteurs de l’Art ne laissaient en général aucune signature ce qui traduit une profonde humilité et un sens du Devoir évident.
Donc progression fondée sur la valeur réelle et le mérite dans l’intérêt du maçon, de la Loge et de sa réputation de la confrérie dans le monde profane. Ainsi par son travail Le maçon acquiert des qualités, des vertus : pas seulement celle de posséder le Métier et ses arcanes mais aussi celles de l’art de la parole acquis par la méditation, l’ascèse et le silence : ne pas mentir, dire la vérité, ne pas médire, ne pas se mettre en colère, réprimer les sentiments d’envie et de jalousie(ne pas murmurer) : on comprend ici toute la portée du silence et de la modération dans la prise de parole. Bien d’autres vertus sont mises en exergue par les AD : citons rapidement : le respect de la hiérarchie au sein de l’Ordre, l’honnêteté et le sens de l’honneur, du travail bien fait. Les Anciens Devoirs insistent beaucoup sur les concepts de Fraternité et d’exemplarité du comportement au sein de la Loge mais aussi dans le monde extérieur.
L’idée de Fraternité revient en effet comme un leitmotiv au sein des Anciens Devoirs. Cela se comprend aisément dans l’histoire des hommes malheureusement faite de guerres et de conflits mais recèle en vérité une signification très profonde. Toutes les voies initiatiques sans aucune exception en font avec les concepts de Connaissance et de Justice un pilier essentiel, celui de l’Amour, clé de voûte de la réalisation spirituelle.
C’est ainsi que par son travail l’initié comprend qu’il n’y a pas de domaine profane et de domaine sacré : il n’y a que des points de vue profane et sacré : tout se tient et le visible est le reflet de ce qui est invisible. L’adepte dans l’Art du Métier a acquis un nouveau mode d’être par une métanoia personnelle : il s’est virtuellement transfiguré, est devenu un homme libre et a acquis la conscience qu’il est le serviteur du Très Haut au service d’une cause qui le dépasse immensément. Il sait qu’il construit un Temple dont la finalité est bien précise. Voilà pour l’idéal.
On peut toutefois se poser la question de savoir si les artisans ouvriers des chantiers étaient-ils tous bien conscients de la portée et de la signification profonde de leurs gestes ? Les Maîtres probablement quant aux autres il semble difficile de l’affirmer. Chacun œuvrait à sa place et à son office connaissant les applications circonscrites par les règles de son métier. Ce qu’il faut retenir c’est que la pratique d’un art sacré élève l’âme de celui qui l’exerce : Sagesse, Force et Beauté y sont contenues : pourquoi ? Tout simplement parce que chacun à sa place et à son ouvrage est persuadé que c’est le Divin qui s’exprime à travers son œuvre si bien que la réalisation de celle-ci transcende l’égo faible et illusoire. C’est de cette manière que l’artisan se réalise en renouant avec son essence profonde, chacun s’intégrant dans une œuvre collective et anonyme. Dans ces conditions, l’art sacré parachève et magnifie l’œuvre divine par la beauté de la réalisation.
b/les répercussions dans le monde profane.
Les Maîtres bâtisseurs avaient pour la plupart une vision eschatologique :celle de faire descendre sur terre la Jérusalem Céleste, celle de l’Apocalypse de Jean qui apportera la Justice et la Paix et pour cela construire le Temple, archétype du Temple de Salomon, réceptacle de ce que les Hébreux appelaient la Séchinah, l’Esprit Saint pour les Chrétiens : mais nous savons que tout est symbole et que nous ne devons pas prendre les mots pour des idées :il s’agit en fait de la Lumière, celle la Sagesse de Salomon, du Logos de Jean, de la Gnose des initiés de tous les temps. C’est cette Lumière que les Maîtres Architectes possédaient et qu’ils ont transmise dans leurs œuvres de pierre. Ce très haut degré de réalisation spirituelle rejaillit de fait dans le monde extérieur.
Les Anciens Devoirs sont très clairs sur ce sujet : donner l’exemple par un comportement irréprochable. Ici encore ils insistent sur la notion de Fraternité étendue aux Frères reconnus comme tels et le devoir d’assistance envers ceux qui sont dans le besoin. Mais il est permis de penser que ces devoirs s’étendent aux non maçons c’est-à-dire à l’humanité entière. Respect de l’autre considéré comme son frère et de l’étranger. L’Amour fraternel Fondement et clé de voûte, Ciment et Gloire de l’Ancienne Fraternité doit s’étendre à l’Humanité entière : c’est le message que reprendra la maçonnerie dite spéculative au 18°siècle. Nous allons y revenir mais posons-nous la question du lien entre les Anciens Devoirs et la maçonnerie telle qu’elle existe de nos jours.
Quelles relations entre les Anciens Devoirs et le REAA ? (Rite écossais ancien et accepté)
Qu’en est-il aujourd’hui pour nous ?
Je suis profondément convaincu que la Tradition, Une et Universelle, celle des Grands Archétypes Métaphysiques perdure et s’exprime dans l’espace et le temps de l’Histoire telle une rivière souterraine qui de temps à autres et ici ou là remonte à la surface sous forme de sources ou de geysers. Les confréries de bâtisseurs ont été une de ses sources comme d’autres l’ont été avant ou d’autres le seront après. La maçonnerie dite spéculative est une d’entre elles. Elle est née à une époque déterminée de l’Histoire : son heure était venue et elle s’est exprimée par ses Textes fondateurs. Par la suite, il y eu deux courants : le premier préoccupé par des sujets socio-politiques et donc tourné vers le monde de la cité, le second plus versé dans le domaine initiatique et de la spiritualité, plus ésotérique. Ces deux courants ont, avec des méthodes différentes un but commun : celui de l’amélioration matérielle et morale de l’Humanité, son émancipation progressive et pacifique.
Nous nous situons au sein du second courant, celui de la maçonnerie des Anciens, celle du REAA. Ce dernier peut être considéré comme l’Arche de Noé de la Tradition. Je vous invite à relire les Textes Fondateurs de notre obédience, sa Constitution et en particulier la Déclaration de Principes du Convent de Lausanne lue au début de l’initiation et vous constaterez que les principes contenus dans les Anciens Devoirs s’y retrouvent. Ceci ne nous étonne pas après tout ce qui a été dit plus haut et doit nous faire prendre conscience de la qualité du trésor initiatique reçu et de la nécessité de ne pas le galvauder : cela signifie de respecter le Rite et les rituels, de prendre conscience de la nécessité de transmettre, de la prise en considération de nos Devoirs et de notre mission. Nous pouvons nous appuyer sur les Trois Grandes Lumières de la Franc-maçonnerie pour poursuivre l’œuvre tracée par les Anciens Devoirs. Souvenons-nous que dans l’expression VLS (Volume de la Loi Sacrée) c’est la Loi qui est sacrée, pas le volume. L’Evangile de Jean exprime la Loi, celle du GADLU (Grand Architecte de L’Univers) et nous guide pour avancer dans les voies qui nous sont tracées. Enfin, n’oublions pas que l’Ordre a une vocation humaniste, celle d’apporter sur terre la justice, la Paix et la Concorde Universelle. C’est à chacun se tracer sa voie, celle d’un mieux être pour un mieux faire au service de nos sœurs et de nos frères en humanité. Faisons notre la devise chevaleresque : « Fais ce que dois, advienne que pourra » tout en étant conscients que comme le dit une tradition, « il est plus facile de faire son devoir que de le connaitre » : soyons les transmetteurs d’une cause qui nous dépasse immensément nous ferons revivre par notre pratique de la Maçonnerie Ecossaise le message des Anciens Devoirs qui est d’Aimer et de Servir.
Conclusion.
Il existe de toute évidence un lien entre l’enseignement dispensé par les Anciens Devoirs et le message transmis par le REAA pratiqué par notre obédience spirituelle. Cela nous conforte dans l’idée que quelle que soit l’époque les Hommes ont toujours été à la recherche d’une plénitude d’être, d’une Sagesse et d’un art de la vie pour transcender leur finitude et franchir les portes de l’Orient Eternel avec sérénité.
Enfin une citation me permet de clore cette planche : elle est de François Rabelais, notre Frère : elle résume tout mais il est nécessaire de la comprendre dans son sens secret : je vous la livre : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme car Sapience n’entre point en âme malivole ». Alors mes SS et mes FF suivons le chemin tracé par les Anciens Devoirs, celui de la science célestielle et de la Beauté intérieure pour mieux rayonner dans ce monde qui a bien besoin de lumière. C’est à cette condition que nous serons en mesure de collaborer de manière consciente et effective à la réalisation du Plan du GADLU.
La sorcière au bûcher de Robert Muchembled déploie une méditation implacable sur un continent qui a choisi, durant près de quatre siècles, de livrer ses femmes au feu. Quarante mille bûchers, quatre cinquièmes de victimes féminines, des enfants parfois, un pic de fureur entre 1580 et 1680. À partir de ces chiffres qui sont déjà des abîmes, Robert Muchembled construit moins une chronique des horreurs qu’une enquête sur la fabrication d’un délire collectif.
Nous découvrons pas à pas que cette folie n’a rien d’une tempête populaire surgie du néant. Elle naît d’une petite élite de clercs, d’inquisiteurs et de juges qui inventent un univers démonologique fermé sur lui-même, persuadé de détenir la vérité sur l’invasion du monde par une secte satanique féminine.
Le cœur du livre bat très près des villages. Robert Muchembled prête une attention infinie aux gestes minuscules du quotidien, ce qu’il nomme les magies de survie. Une herbe cueillie pour calmer une douleur, une parole murmurée sur un enfant malade, un voisin que l’on sollicite pour détourner le mauvais sort, un petit don que l’on remet à une guérisseuse. Cette culture de la médiation avec l’invisible, héritée de siècles de pauvreté et de fragilité, n’a rien de criminel. Elle participe d’un monde enchanté où les frontières entre nature et surnaturel restent poreuses. L’auteur suit ces pratiques avec une bienveillance presque fraternelle et montre comment elles tissent des solidarités villageoises, mais aussi des jalousies, des peurs, des rancœurs qui vont pouvoir être captées par le discours démonologique.
Sorcières cuisinant des enfants – tiré du Compendium maleficarum de Francesco Maria Guazzo, 1608
Le basculement ne vient pas des campagnes, il vient d’en haut. Une poignée de théologiens, souvent dominicains, convaincus que Satan recrute principalement parmi les femmes, élabore une doctrine où la sorcière devient l’ennemie absolue, l’hérésie féminine suprême. Robert Muchembled fait entendre leurs voix, celles de ces auteurs de manuels de chasse aux sorcières qui décrivent avec une minutie malsaine les sabbats, les relations sexuelles avec le diable, les complots nocturnes contre la chrétienté. Nous sentons à quel point cette littérature procède d’une obsession. Elle parle du corps féminin comme d’un territoire à conquérir, à surveiller, à punir. Le bûcher apparaît alors comme l’ultime contrôle de ce corps supposé poreux à la présence du démon.
Witches_apprehended…,_1613
La chasse ne se déploie pas partout avec la même intensité. Robert Muchembled dessine une véritable géographie de la terreur, ce qu’il appelle la route du diable, une ligne qui court des Alpes à la mer du Nord en passant par les terres du Saint-Empire, la Lorraine, certaines régions des Pays-Bas et de la Suisse. Les procès y atteignent une densité inouïe. Des bourgs entiers vivent au rythme des dénonciations, des interrogatoires, des confessions arrachées sous la torture. Ailleurs, en particulier dans une grande partie du royaume de France ou dans les pays méridionaux plus directement marqués par l’Inquisition, les flambées restent limitées. Cette asymétrie nourrit une réflexion profonde sur les formes du pouvoir en Europe et sur l’usage politique du religieux.
Les sorcières de Robert Muchembled ne sont jamais de simples silhouettes. Même lorsqu’il n’a que quelques lignes d’archives, il redonne chair à ces femmes affrontées au regard des juges et des voisins. Certaines sont des guérisseuses respectées qui voient soudain leur savoir retourné contre elles. D’autres incarnent les figures classiques de la marginalité, veuves, vagabondes, femmes trop libres, vieilles sans protection masculine. Une multitude d’épisodes précis, parfois infimes, rend perceptible la spirale de la violence. Nous voyons comment une rumeur née d’une vache morte ou d’une dispute de voisinage se mue en accusation de sabbat. Comment le questionnement se transforme en interrogatoire, puis en torture. Comment l’aveu, extorqué dans la douleur, devient la preuve irréfutable qui justifie le feu.
L’ouvrage montre avec force que cette machine infernale sert d’abord le pouvoir masculin. Derrière chaque grande chasse se profile un prince, un seigneur, un magistrat supérieur qui entend affirmer son autorité en purifiant son territoire. La démonologie apparaît alors comme une arme au service de la construction de l’État moderne. Elle permet de discipliner les populations, de contrôler les marges, de canaliser les angoisses religieuses nées des guerres de confession. Robert Muchembled insiste sur la figure du chef de meute viril. La puissance de celui-ci se mesure au nombre de bûchers qu’il parvient à allumer. Au centre de ce dispositif se dessine un antiféminisme radical qui ne relève pas seulement de la misogynie traditionnelle. Il sacralise la domination masculine, il fait de la destruction du féminin autonome une liturgie politique.
Robert-Muchembled-Les-Belles-Lettres
Pour un lecteur nourri de symbolisme maçonnique, le feu occupe une place vertigineuse. Robert Muchembled décrit le bûcher comme la culmination d’un processus où l’énergie de transformation se trouve captée par la haine. Le feu de la loge éclaire, purifie, transmue. Celui de la chasse consume le corps pour anéantir la parole, effacer jusqu’au nom de la condamnée. Cette inversion du symbolisme nous renvoie à la responsabilité des héritiers des Lumières. Nous comprenons que l’initiation authentique suppose la maîtrise de l’ardeur intérieure, alors que l’univers démonologique décrit par l’historien exalte un fanatisme qui prétend sauver les âmes en détruisant les êtres.
L’ésotériste discernera aussi dans ce livre la longue lutte entre deux régimes de rapport à l’invisible. D’un côté, une spiritualité de la peur qui diabolise toute médiation autre que celle des institutions. De l’autre, des pratiques populaires qui cherchent à négocier avec le destin, avec la maladie, avec l’injustice. Robert Muchembled n’idéalise jamais ces magies de survie. Il en montre les ambiguïtés, les rivalités, les dérives possibles. Pourtant la lecture laisse transparaître un respect profond pour ces formes de sagesse qui tentent d’habiter le monde avec un minimum de maîtrise symbolique. Le fanatisme religieux se manifeste alors comme un refus de l’initiation, une volonté de clore le champ des possibles, de soumettre toute expérience à une grille dogmatique.
Sorcières jetant un maléfice, tiré du Compendium maleficarum
L’ouvrage ouvre également une fenêtre vers la longue durée. La grande furie des bûchers se tasse à partir de la fin du XVIIe siècle, mais la culture magique ne disparaît pas. Robert Muchembled suit sa métamorphose. Les vieilles femmes guérisseuses laissent place à une nouvelle figure, souvent masculine, celle du magnétiseur, du désenvoûteur, du rebouteux. L’obsession de la sorcière s’éteint lentement, sans jamais effacer complètement l’imaginaire qui l’a portée. La société moderne, plus urbaine, plus alphabétisée, transforme ses peurs, mais conserve des réflexes de désignation de boucs émissaires. Le livre nous invite à reconnaître dans les campagnes du XIXe siècle et jusque dans nos discours contemporains les traces discrètes de cette vieille angoisse envers les forces que l’on ne comprend pas.
Un cahier central de huit pages, très richement illustré, traverse l’ouvrage comme une vision condensée. Gravures anciennes, scènes de sabbat, bûchers dressés sur des places publiques, portraits de magistrats, cartes et frontispices de traités démonologiques, tout un théâtre d’images se déploie et donne un visage à cette religion de la peur. Ces planches ne relèvent pas du simple décor. Elles participent de la démonstration. Elles font apparaître la chasse aux sorcières comme une dramaturgie soigneusement mise en scène, où les corps suppliciés d’un côté, les autorités en robe et en armure de l’autre, composent une liturgie du pouvoir.
La fin du volume prolonge ce regard en offrant une large vue d’ensemble. De grandes chasses sont répertoriées à travers l’Europe, du XVe au XVIIIe siècle. Une carte en double page restitue la topographie des foyers de persécution. Cette synthèse chronologique et géographique n’a rien de froid. Elle permet d’embrasser d’un seul regard la progression et la concentration des flammes. Elle confirme que la chasse aux sorcières ne fut pas un chaos indistinct, mais une entreprise située, dirigée, soutenue par des autorités bien identifiées. Pour nous, lecteurs engagés dans une démarche initiatique, cette vision du continent quadrillé par la peur agit comme une mise en garde. Elle montre combien une civilisation peut se croire chrétienne, civilisée, ordonnée, tout en organisant méthodiquement l’anéantissement d’une partie de ses membres.
Robert Muchembled, qui signe ici un nouvel opus après une œuvre considérable, n’est pas un témoin neutre. Historien des mentalités et de la violence, écrivain au style ample, professeur honoraire des universités de Paris, il a déjà exploré les chemins du diable, de la séduction et de la construction de l’homme moderne. Ses livres précédents, La Civilisation des odeurs, Le Fils secret du Vert-Galant, La Séduction. Une passion française, sans oublier de grands titres comme Une histoire du diable ou L’Invention de l’homme moderne, composent une constellation où se réfléchit la face nocturne de l’Occident. La sorcière au bûcher apparaît comme l’un des sommets de ce parcours. Tout ce qui l’a précédé vient nourrir cette réflexion sur l’alliance du fanatisme religieux et de l’antiféminisme, sur la façon dont une société peut faire de l’éradication du féminin libre le cœur même de son projet de salut.
Ce livre parle de sorcières, mais il parle aussi de nous. À travers les archives de torture, les sentences, les récits de sabbat, il dévoile un mécanisme qui demeure toujours possible. Il suffit qu’une minorité sûre d’elle manipule la peur, qu’elle invente un ennemi intérieur, qu’elle sacralise l’autorité masculine ou idéologique, pour que le feu change de forme et reprenne. La lecture de Robert Muchembled agit alors comme une épreuve initiatique. Elle contraint à regarder en face les zones d’ombre de notre histoire, à mesurer ce que la fraternité, l’égalité des sexes, la liberté de conscience doivent à celles qui ont brûlé. Nous sortons de cette traversée avec une conscience plus aiguë de ce que signifie faire vivre un espace de parole où nulle voix ne soit livrée à la flamme. Dans le silence intérieur qui suit les dernières pages, les noms perdus de ces femmes se dressent comme un chœur invisible. Leur mémoire devient pour nous une obligation.
La sorcière au bûcher – Fanatisme religieux et antiféminisme
Robert Muchembled– Les Belles Lettres, coll. Histoire, 2025, 416 pages, 26,50 €
Quiconque s’intéresse à la Franc-maçonnerie sait que l’Ordre propose une progression. Où conduit ce cheminement, vers quoi conduit-il, à quoi et à qui sert-il ?Même si cela peut sembler paradoxal, pour comprendre où nous allons, il faut savoir d’où nous venons.
Grâce aux travaux de nombreux chercheurs et historiens, nous connaissons assez bien l’évolution qui conduisit des guildes et corporations de maçons du Moyen Âge aux premières loges opératives.
Les Devoirs auxquels s’obligeaient les hommes de métier, tailleurs de pierre, charpentiers et autres bâtisseurs, tels que les décrivent les manuscrits Regius (vers 1390), Cooke (vers 1425) ou Schaw (1598), créaient entre eux une solidarité explicite. Les règles de construction, les savoir-faire qu’ils utilisaient pour concevoir et bâtir les édifices sacrés qu’on leur commandait formaient un ensemble de connaissances qu’ils faisaient remonter à l’Antiquité et qu’ils nommaient Art Royal. Les secrets de l’Art royal n’étaient transmis qu’à ceux qui en étaient jugés dignes, de manière progressive et sous le sceau du secret le plus absolu.
Lorsque des membres non professionnels, nobles ou notables locaux, vinrent à être acceptés dans ces Loges, ils furent à leur tour instruits de ces secrets en même temps que des devoirs qui s’imposaient aux membres. Peu à peu, se créèrent des Loges dont les hommes de métier étaient absents, mais leur héritage demeurait le ciment liant les membres acceptés, désormais entre eux, qu’il s’agisse des traditions et des usages, mais aussi des mots, signes et attouchements qui visaient à préserver la confidentialité et la régularité d’appartenance.
Dans le climat politique et religieux de la Grande Bretagne des premières années du 17ème siècle, la tolérance et la fraternité entre Francs-maçons acceptés de toutes origines et de toutes croyances fût sans doute un élément décisif dans l’expansion rapide de l’Institution. Ainsi en 1722, lorsque Jean-Théophile Désaguliers, pasteur huguenot ayant fui la France en 1687 à la suite de la révocation de l’édit de Nantes, membre de la Royal Society et collaborateur de Newton, confia au pasteur écossais James Anderson la rédaction des Constitutions de la toute nouvelle Grande Loge de Londres et de Westminster, publiées en 1723, il n’était encore question que d’une Fraternité, ou d’une Confrérie.
Progressivement, la notion d’Ordre va s’imposer. Si l’on en juge par les dictionnaires, le mot « ordre » a une pluralité de sens, qui procèdent d’une même idée fondamentale.
Ordre désigne en effet d’une part la disposition des choses selon des rapports constants, un arrangement méthodique. C’est le sens de « mon bureau est en ordre » ou « le secrétaire fait l’appel par ordre d’ancienneté ». Ordre, c’est aussi le fonctionnement régulier d’une société, sa discipline, ses lois, comme dans des expressions telles que: « L’Ordre règne après les émeutes » ou « l’Ordre républicain » Mais on appelle également « ordre » une organisation établie ou encore un groupe d’individus suivant une même règle. On parle ainsi d’ordres de chevalerie ainsi que d’ordre religieux. Plus récemment, on a baptisé « Ordres » les organisations qui régissent et assurent la discipline des professions libérales, ordre des médecins ou des pharmaciens.
Quelle est la notion commune à ces deux définitions ? À l’évidence, celle d’organisation régulière. On peut aller un pas plus loin en évoquant ce qu’est un ordre en architecture, un système dont les parties principales sont proportionnées de manière à former un ensemble harmonieux.
Certains dictionnaires évoquent enfin, en tant que loi d’organisation fondamentale, l’ordre de l’univers.
Pour le Franc-maçon, en, particulier de Rite Écossais Ancien et Accepté, cette définition est essentielle. La devise du REAA est en effet Ordo ab Chao, l’Ordre issu du chaos.
Ordo renvoie à la loi qui régit l’univers en général et toute chose en particulier.
Dans le même temps, la Franc-maçonnerie écossaise est un Ordre, une organisation structurée et hiérarchisée. Les Francs-maçons ou Franc-maçonnes forment un groupe d’individus qui ont choisi librement de se lier à la structure qui les rassemble par serment. Chacun d’eux s’engage ainsi à respecter certaines règles non seulement le temps passé ensemble mais au-delà, dans la vie quotidienne, faisant preuve d’exemplarité au nom de principes et de valeurs qui se traduisent en une éthique sans compromis.
La notion de serment librement prêté est constitutive de la démarche du Franc-maçon écossais, homme ou femme. Sans liberté, pas de responsabilité. Sans responsabilité, pas de valeur morale aux pensées non plus qu’aux actions. Mais sans serment, pas d’engagement véritable. L’engagement est lui aussi constitutif de la responsabilité.
Pour autant qu’il reconnaisse dans le Grand Architecte le Principe créateur de l’Univers, dont la manifestation ne s’est pas limitée à l’hypothétique instant initial mais qui organise et régit l’Univers dans tous ses composants et dans leurs rapports entre eux, le Rite Écossais ne fait intervenir aucune révélation et ne fait référence à aucun au-delà qui s’imposerait à tous comme à chacun.
Soyons bien clairs : sans constituer une religion, sans se confondre avec une ou avec les religions, la voie maçonnique, au sens où l’entend le Rite Écossais Ancien et Accepté, est cependant bel et bien une voie spirituelle. Si elle laisse à chacun de ceux qui s’y engagent la liberté de ses conceptions métaphysiques ou religieuses, elle n’en est pas moins une invitation à se déterminer à progresser vers la Connaissance, vers la part d’universel et d’intemporel dont chaque élément de la Création, chaque être humain notamment, est porteur. Ainsi, le Rite défend la vision d’une spiritualité sans référence obligée au divin telle que le conçoivent les religions révélées. En cela, la voie que propose l’Ordre maçonnique n’est pas opposée à celle qu’offrent les religions mais se place au-delà de ces cadres de pensée, d’inspiration si élevée soient-ils.
Dès le milieu du 18ème siècle et tout au long du 19ème siècle, l’expression « Grand Architecte de l’Univers » fut alors de plus en plus volontiers utilisée, souvent en remplacement du mot « Dieu », car étant plus générale, elle convenait aussi bien aux déistes qu’aux théistes des différentes religions, sans plus la rattacher obligatoirement à une foi en un Dieu personnel et transcendant.
Elle ouvrait ainsi très clairement les portes de la Franc-maçonnerie aux déistes, Depuis le Convent de Lausanne en 1875, le REAA affirme dans une déclaration de principes toujours en vigueur sa croyance en un Principe créateur : « La Franc-maçonnerie proclame, comme elle a toujours proclamé, l’existence d’un Principe Créateur, sous le nom de Grand Architecte de l’Univers. […] » Faisant le choix de l’expression symbolique, qui transcende les particularismes des cultures et des époques, la spiritualité maçonnique repose sur la capacité de l’homme, qui pourtant n’est que finitude, à appréhender par l’esprit la notion d’infini, d’universel et d’éternel. Là où règne l’esprit, le temps et l’espace sont abolis, comme tout ce qui peut diviser ou faire obstacle à l’harmonie.
Pour parvenir à cette perception, à cette conscience, la méthode maçonnique rend nécessaires des étapes, même pour l’esprit le mieux disposé. Chaque étape doit être suffisamment développée pour que le point de vue qu’elle offre soit bien intégré. C’est pourquoi le terme initiation, qui désigne le mode de progression auquel se réfère la Franc-maçonnerie, doit être compris dans deux dimensions.
– La première est celle de la cérémonie d’initiation et des rituels qui la manifestent.
On sait que l’initiation est un processus essentiel des sociétés traditionnelles ; on en connaît le caractère sacré et secret ; on en perçoit bien la dimension intensément individuelle et nécessairement collective. La tradition initiatique repose sur des rites, qui mettent en œuvre et en scène des mythes et des symboles. Parce qu’elle s’affranchit du contingent, elle peut être authentiquement synthétique, permettant ainsi à un esprit humain, aux capacités limitées, d’appréhender des dimensions et des vérités qui le dépassent, c’est-à-dire d’appréhender la Vérité. L’initiation maçonnique est la démarche qui conduit progressivement à la compréhension de la condition humaine, considérée dans son ensemble, du point de vue de l’individu qu’est chaque initié, comme du point de vue de la société humaine et, au-delà, de l’univers tout entier.
– La deuxième dimension est que l’initiation telle que l’entend l’Écossisme est avant tout le début d’une une aventure intérieure à la recherche de soi-même et du Un-Tout.
C’est une mise en chemin qui ne cessera qu’avec le terme de la vie, souvent qualifié d’ultime initiation. Le Franc-Maçon ou la Franc-Maçonne, dès le premier degré d’Apprenti, est à la fois le matériau et l’ouvrier de cette œuvre dont le symbole est la pierre brute qu’il va dégrossir puis affiner. C’est pourquoi, elle exige une discipline, celle de triompher d’épreuves qui, pour être symboliques, n’en sont pas moins autant d’invitations à réfléchir et à se remettre en question. Non pas à douter de soi (encore que…, on n’insistera jamais assez sur les vertus de l’humilité !) mais à questionner ses certitudes, ses jugements et ses opinions.
Ainsi, chaque degré conféré est à la fois la reconnaissance du travail de recherche et d’élévation spirituelle accompli à chaque degré et une ouverture à travailler sur un plan plus élevé, à s’approcher encore un peu plus de ce qui est, du moins doit-on l’imaginer, la limite de ce que l’esprit humain peut percevoir du Principe, fondement de l’univers.
Le principe d’organisation qui vaut à l’institution son nom et sa qualité d’Ordre est une structuration en degrés de connaissance, auxquels on accède par initiations successives. Cette quête, qui permet de s’approcher graduellement de la Vérité, degré après degré, a pour caractéristique d’être individuelle – un travail sur soi-même, en soi-même et pour soi-même -, en même temps que collective – impossible à conduire hors du collectif que forme, à chaque degré, la Loge, hors notamment de ce qu’apportent les Frères ou les Sœurs déjà plus avancés -.
Sans être convenablement instruit, sans être initié aux outils qui, à chaque degré, permettent de mieux appréhender l’univers et soi-même, sans travail personnel pour véritablement intégrer ces outils, il n’est guère possible de progresser sur les voies de la Vérité et de la Connaissance.
Il faut insister ici sur ce que sont la Vérité et la Connaissance pour un Franc-maçon d’une obédience « traditionnelle ». La Vérité, ce n’est pas une vision du monde, de sa création ou de son organisation selon une révélation divine. La Connaissance, ce n’est pas non plus une somme de savoirs, une encyclopédie des sciences, des arts ou des lettres.
Aller vers la Vérité et la Connaissance signifie s’efforcer de percevoir, en nous-mêmes et dans l’univers qui nous entoure, la marque du Principe créateur que les obédiences traditionnelles nomment Grand Architecte de l’Univers. C’est de ce concept, auquel se réfère l’Écossisme, que découle toute la dimension spirituelle de leur démarche.
L’Ordre est ainsi organisé pour favoriser la transmission de la Connaissance, ou plutôt des moyens qui permettront d’y accéder. C’est aux rituels et à leur contenu symbolique qu’échoit d’abord cette fonction. De là découle leur caractère impérieux et, pour l’essentiel, intangible.
L’initiation d’un profane, puis chacune des initiations aux degrés successifs du Rite, va transformer, transmuter le récipiendaire en lui transmettant une énergie spirituelle propre à lui ouvrir l’accès à un nouveau plan de perception et de conscience, à un nouvel espace de progression. Il lui appartiendra alors de découvrir cet espace, de parcourir avec ardeur, méthode et patience le chemin qui, le jour venu, lui permettra d’être invité à franchir l’étape suivante.
Selon le rigoureux plan de progression prévu et organisé en trente trois degrés par le Rite et l’Ordre qui le met en pratique, le cherchant qu’est l’initié Écossais pourra ainsi découvrir et surtout vivre les étapes successives d’une démarche spiritualiste constituant un processus qui le transformera graduellement, engageant son existence toute entière. Pour lui, la spiritualité ne sera en effet pas seulement un champ de recherche ou d’expériences intérieures, mais au-delà la source vivante de valeurs éthiques, le fondement d’un humanisme authentique.
Arrêtons-nous un instant sur cette notion d’humanisme, car elle peut être interprétée de diverses manières. Pour certains, l’humanisme est un intérêt pour l’homme considéré du point de vue social, voire politique. Pour les Francs-maçons écossais, l’humanisme est, avant tout, fondé sur une véritable ouverture à l’autre, qui procède de la conscience au plus profond de soi d’une même filiation, d’une commune appartenance à la Création de l’Univers, dans sa multiplicité et son unicité.
C’est cette démarche, les règles qui l’organisent, les traditions qui la définissent, les liens qu’elle tisse entre ceux qui s’y engagent et s’y vouent, l’éthique de vie à laquelle elle invite, qui font que l’Ordre est qualifié d’initiatique. La Franc-maçonnerie écossaise conserve les objectifs que le Convent de Lausanne énonçait il y a 133 ans : « lutter contre l’ignorance sous toutes ses formes, inviter ses membres à obéir aux lois de leur pays, vivre selon l’honneur, pratiquer la justice, aimer son semblable, travailler sans relâche au bonheur de l’humanité et poursuivre son émancipation progressive et pacifique ».
Plus couramment, les Francs-Maçons écossais travaillent au perfectionnement intellectuel et moral de l’humanité.
Cela passe par le perfectionnement intellectuel et moral, mais aussi spirituel de chacun d’entre eux. Ce perfectionnement est donc à la fois individuel et collectif, intime et exemplaire.
Vouloir se perfectionner, c’est reconnaître que l’on est perfectible, c’est être animé d’une volonté qui suppose à la fois méthode et détermination. C’est ce que symbolisent le maillet et le ciseau, les deux premiers outils de l’Apprenti. Surtout, le perfectionnement du maçon ou de la maçonne est une démarche de tous les instants, très au-delà des moments partagés dans l’espace-temps sacré qu’est le Temple. C’est une démarche de chacune des 24 heures que symbolisent la règle graduée qui est le troisième outil de l’Apprenti Franc-maçon.
Enfin, cette progression déterminée et résolue est une démarche que symbolise bien un autre élément du Rituel, la marche de l’Apprenti : résolument, la tête haute, le regard haut devant, le corps exprimant à la fois droiture et rectitude, calmement, sans précipitation, pas après pas, degré après degré, vers la Lumière.
Dans les anciennes traditions, le sacrificateur était un prêtre ; pour les sacrifices à Dieu tout était bon y compris les enfants ! Aujourd’hui, le sacrificateur, c’est un général ! Lui aussi il veut sacrifier des enfants mais pas à Dieu ! Il veut les sacrifier à la Démocratie ! Enfin, c’est ce qu’il dit !
C’est ainsi que lors du dernier Congrès des maires de France, le général Fabien Mandon, chef d’état-major des armées françaises s’est exprimé :
« On a tout le savoir, toute la force économique et démographique pour dissuader le régime de Moscou (…). Ce qu’il nous manque, et c’est là où vous avez avec un rôle majeur, c’est la force d’âme pour accepter de nous faire mal pour protéger ce que l’on est. Si notre pays flanche parce qu’il n’est pas prêt à accepter de perdre ses enfants, parce qu’il faut dire les choses, de souffrir économiquement parce que les priorités iront à de la production défense, alors on est en risque. « Il faut en parler dans vos communes« . »
A l’entendre, la guerre serait inéluctable si on veut préserver les valeurs de la démocratie.
La démarche maçonnique ne peut accepter un tel cynisme !
Qu’un général ait besoin de « chair à canon », on peut le comprendre, mais qu’il nous dise que c’est pour sauver les valeurs démocratiques, qui peut le croire, aujourd’hui, après tant de siècles de « boucheries » inutiles !
Mon général, l’Histoire nous enseigne quand même un certain nombre de réalités !
A – La guerre est toujours un échec politique
Si on examine l’engagement de la Russie contre l’Ukraine, on ne peut s’empêcher de constater que les dirigeants occidentaux ont, pour le moins, « facilité » l’agression russe !
Plus généralement, n’est-ce pas Jacques Chirac qui déclara « La guerre, c’est toujours un ultime recours, c’est toujours un constat d’échec, c’est toujours la pire des solutions, parce qu’elle amène la mort et la misère. ».
La guerre naît lorsque la diplomatie, la prévention et la négociation ont été négligées.
Serait-ce à la jeunesse de payer l’échec des adultes gouvernants ?
B – Les dirigeants qui ne pensent qu’en termes de rapport de forces sont les premiers responsables des guerres !
On peut critiquer la mentalité stratégique dominante sans nier les réalités géopolitiques :
Penser uniquement en termes de rapport de force, c’est entretenir une spirale de peur.
Cela crée une économie de confrontation permanente.
Cela justifie des décisions politiques qui externalisent le coût humain sur… les jeunes.
Quand on ne conçoit plus la puissance autrement que par la violence, on fabrique automatiquement des conflits.
Plusieurs auteurs célèbres ont développé l’idée que La guerre n’est pas une fatalité biologique ; citons entre autres :
Johan Galtung – Peace by Peaceful Means: Peace and Conflict, Development and Civilization (1996) Une des grandes figures des peace studies. Il distingue violence directe, structurelle et culturelle, et montre que la paix se construit par transformation des conflits, pas par les armes.
Ronald Glossop – Confronting War Livre de référence qui passe en revue les arguments pour et contre la guerre, et montre qu’elle est un mauvais instrument pour résoudre les problèmes qu’elle prétend traiter.
C. La mission d’une société n’est pas de sacrifier sa jeunesse
Une nation se mesure à sa capacité à offrir un avenir à ses enfants, pas à les envoyer mourir pour compenser ses erreurs diplomatiques.
Dans l’histoire :
les sociétés qui sacrifient leurs jeunes s’effondrent à long terme ;
les sociétés qui les protègent prospèrent, innovent, pacifient.
L’héroïsme mis en scène est une technique de communication de masse pour cacher l’essentiel : l’armée a besoin de soldats. Rien ne prouve que la Paix ait besoin de morts !
D. Il existe de vraies manières de servir son pays sans mourir
Défendre son pays ne signifie pas mourir, mais le rendre suffisamment juste, solide et attractif pour qu’il n’ait pas besoin d’envoyer ses enfants mourir.
On a besoin de la jeunesse pour :
renforcer la cohésion sociale,
participer à la transition écologique,
s’engager dans le social, la santé, l’éducation,
renforcer la démocratie,
travailler pour l’innovation, la culture, la diplomatie, la médiation.
Un pays se défend d’abord par la qualité de sa société, pas par la quantité de ses morts.
Aujourd’hui, peu sont les responsables politiques qui mettent l’accent sur la nécessaire solidarité des peuples russe et ukrainien pour arrêter ce conflit.
Dans leur ouvrage de référence, « Why Civil Resistance Works: The Strategic Logic of Nonviolent Conflict » (Columbia Univ. Press, 2011), Erica Chenoweth & Maria Stephan font une analyse statistique de 323 campagnes (1900–2006). Résultat : les campagnes non violentes ont été environ deux fois plus efficaces que les campagnes armées pour obtenir changement de régime, indépendance ou fin d’occupation.
D. Il faut briser le cycle mental « conflit → sacrifice → héroïsme obligatoire »
Ce sont les gouvernants qui décident de rentrer en guerre et les peuples n »ont rien à dire ; ils doivent obéir !
Quelques exemples simples à donner :
La diplomatie active, la neutralité intelligente ou le refus d’entrer dans les logiques de blocs ont été des forces, pas des faiblesses.
La paix n’est pas naïve : c’est une stratégie de puissance longue durée.
E. Une société forte est celle qui s’oriente vers la coopération, pas l’affrontement
Les sciences sociales le montrent : les sociétés les plus résilientes sont celles qui investissent dans :
la coopération internationale,
la prévention des conflits,
la solidarité,
l’éducation,
la justice sociale.
En conclusion :
Je comprends mon général que vous fassiez « le job » en essayant de justifier l’injusticiable quitte à vous servir de mythes !
Mais l’histoire nous éclaire :
La guerre n’est pas naturelle ni “nécessaire”
La guerre est un instrument extrêmement inefficace
Les mobilisations citoyennes peuvent réellement changer le cours de l’histoire
Construire la paix est aussi “stratégique” que préparer la guerre
La paix n’est pas un rêve, c’est un travail stratégique, comme la guerre, mais elle ne demande pas de sacrifier ses enfants.
La seule déception que l’on peut avoir c’est de constater que la société civile semble « anesthésiée » ! Réveillez-vous, femmes et hommes qui voulez la Paix ! Si nos dirigeants sont dans l’échec, les peuples ont à dire !
Le 9 décembre 1905, l’Assemblée nationale votait la loi concernant la séparation des Églises et de l’État. Cent vingt ans plus tard, jour pour jour, Nantes célèbrera cet anniversaire fondateur de la République laïque par une soirée exceptionnelle ouverte à tous.Mercredi 10 décembre 2025 à 18 h 30, le Cercle Acacia – association culturelle de la Respectable Loge « Paix et Union Mars et les Arts Réunis » du Grand Orient de France – invite le public nantais à une conférence-débat gratuite (inscription obligatoire).
Au cœur de l’histoire républicaine et maçonnique nantaise
Autour de l’orateur et journaliste Pascal Massiot (Pop Média), quatre intervenants de premier plan croiseront leurs regards :
Yannick Guin, professeur d’histoire contemporaine, replacera le vote de la loi de 1905 dans le contexte nantais des années 1890-1910, époque de tensions et de conquêtes laïques.
Xavier Robion, arrière-petit-fils de Paul Griveaud (1847-1909), dernier maire de la commune indépendante de Chantenay-sur-Loire (annexée à Nantes en 1908), évoquera l’action de son aïeul : construction de la mairie de Chantenay, création des boulevards Liberté, Égalité, Fraternité et Solidarité, et choix symboliques des noms de rues qui dessinent encore aujourd’hui un véritable « cercle vertueux » républicain dans le quartier.
Paul Griveaud fut également Vénérable Maître de la loge « Paix et Union Mars et les Arts Réunis » de 1904 à 1906. C’est donc tout naturellement que cette conférence s’inscrit dans les préparatifs du 250e anniversaire de cette loge historique, qui sera célébré en 2026.
Jean-Michel Ducomte, président honoraire de la Ligue de l’Enseignement, éclairera l’évolution de la loi de 1905 à travers le prisme de la laïcité et de la sécularisation, et répondra aux interrogations contemporaines.
Une soirée pour comprendre et débattre
À l’heure où la laïcité est parfois mal comprise ou instrumentalisée, cette rencontre offrira un moment rare : revenir aux sources d’un texte qui garantit à la fois la liberté de conscience et la neutralité de l’État, tout en découvrant comment des élus et des citoyens – dont de nombreux francs-maçons nantais – l’ont mis en œuvre concrètement dans les rues de notre ville.
Paul Griveaud s’inscrit dans la longue lignée des républicains engagés de Nantes : Ange Guépin, Arsène Leloup, Désiré Colombe, Gabriel Guist’hau, Victor Mangin ou encore le général Émile Mellinet, Grand Maître du Grand Orient de France de 1865 à 1870.
Venez nombreux célébrer la loi qui a fait de la France une République laïque et fraternelle, et découvrir comment, à Nantes, la devise « Liberté, Égalité, Fraternité » s’est gravée dans le bitume autant que dans les esprits.
Il est des livres qui ne se contentent pas de raconter une histoire mais qui dessinent une architecture… À l’image d’un temple aux multiples degrés, Les musiciens et le pouvoir en France de Maryvonne de Saint-Pulgent nous invite à une lente montée vers la lumière, au rythme des siècles, des régimes politiques et des métamorphoses de la musique savante. Plus qu’un essai, c’est une fresque totale, érudite et vibrante, où l’on assiste à la lente construction d’un lien organique entre pouvoir et musique, entre État et compositeurs – un lien dont la France, singulièrement, a fait une quasi-institution.
Dix chapitres, vingt et un portraits, des dizaines d’anecdotes historiques et d’éclairages subtils : cette somme magistrale, traverse quatre siècles avec une tendresse de passeur et la rigueur d’un historien du sensible.
Tout commence avec Jean-Baptiste Lully, artisan du son royal, architecte du pouvoir musical sous Louis XIV. Arrivé en France en 1646, ce Florentin devient le Grand Prêtre du théâtre monarchique. Il ne se contente pas de composer : il institue une musique du pouvoir, ritualise la tragédie lyrique, fonde une Académie royale, orchestre l’apparat. Chaque note chez Lully est un acte politique ; chaque opéra une célébration de la majesté royale. À ses côtés, Michel-Richard Delalande prolonge cette ambition sacrée : la musique devient prière d’État, reflet terrestre de l’harmonie céleste, écho des lois divines transcrites dans les partitions. Dans la salle du trône comme dans la chapelle, c’est la même liturgie du pouvoir qui se fait entendre.
À l’autre extrémité de la fresque, Pierre Boulez apparaît comme l’écho contemporain de ce modèle monarchique, réinventé par la République. Lui aussi œuvre dans l’alliance intime de la création et de l’État. Son parcours est un rite d’institution : appelé par Pompidou, conforté par Giscard, célébré par Mitterrand, honoré par Sarkozy, il fonde l’IRCAM, la Cité de la musique, laisse son empreinte dans les murs et les sons. Mais là où Lully travaillait à la gloire du roi, Boulez, alchimiste du XXe siècle, cherche la transmutation du langage musical dans un sanctuaire d’avant-garde. Le Marteau sans maître, composé en 1954, est à lui seul un cabinet de travail initiatique. Par son exigence, son abstraction, il redonne à la musique savante un statut sacré, hors du commerce, hors du bruit du monde.
Jean-Philippe Rameau.
Portrait attribué à Joseph Aved (1702-1766)
Musée des beaux-arts de Dijon.
Entre ces deux figures-totems, le livre déploie un chœur d’initiés : Jean-Philippe Rameau (1683-1764), compositeur, organiste et théoricien de la musique, s’impose d’abord comme le musicien-philosophe du siècle des Lumières. Derrière les querelles stylistiques qu’il suscite – notamment face aux partisans de l’opéra italien – se jouent des débats bien plus profonds, d’ordre esthétique, scientifique et métaphysique. Dans ses traités comme dans ses opéras, Rameau cherche à révéler une architecture secrète du monde, à rendre audible, par les lois harmoniques, l’ordre naturel et divin. Sa musique, aussi savante que sensible, s’inscrit ainsi au cœur du projet encyclopédique : déchiffrer la nature, éclairer les esprits, bâtir une raison musicale qui épouse les lois de l’univers. À travers lui, la partition devient une forme de pensée, et la scène lyrique un espace spéculatif où l’humanité dialogue avec le cosmos.
François-Joseph Gossec (1734-1829), de son vrai nom Gossé, fut compositeur, violoniste, directeur d’opéra et pédagogue d’origine wallonne. Il servit les princes du sang – notamment le prince de Condé et le prince de Conti – avant de diriger l’École royale de Chant et de Déclamation, fondée en 1784 par Louis XVI. Cette institution, ancêtre du Conservatoire de musique créé entre 1792 et 1795, marque le passage d’une formation aristocratique à une organisation républicaine de l’enseignement musical. Gossec, membre du directoire de ce premier Conservatoire, joue un rôle décisif dans la mise en place d’une musique civique, à la fois festive et éducative, au service des nouveaux idéaux.
À ses côtés, André-Ernest-Modeste Grétry (1741-1813), surtout célèbre pour ses opéras-comiques, accompagne, lui aussi, ce tournant révolutionnaire. Tous deux incarnent le passage de l’art de cour à la musique de la Nation. Leurs œuvres s’inscrivent dans les cérémonies publiques, les fêtes civiques, les rituels laïcs : la République se forge un langage sonore, et la musique devient outil d’unification symbolique. Gossec, patriote rigoureux, engage son art dans une dynamique de transmission populaire. Grétry, plus lyrique et sentimental, incarne quant à lui le goût raffiné d’une monarchie finissante, soucieuse encore de plaire, de séduire et d’émouvoir. Ensemble, ils témoignent d’une mutation profonde : celle d’un art qui, quittant les palais, descend dans l’espace public pour parler au peuple en majesté.
Étienne-Nicolas Méhul, par Antoine-Jean Gros.
Musée Carnavalet Paris.
Avec Étienne Nicolas Méhul (1763 – 1817), un des fondateurs du Conservatoire de Paris et chantre officiel de la Révolution et de l’Empire, s’instaure un autre régime du rapport au pouvoir. Méhul, compositeur du « Chant du départ », incarne cette musique militante, virile, épique, au service d’un idéal collectif. Il préfigure ce que sera, au XIXe siècle, la récupération de la musique par l’appareil d’État, non plus pour célébrer le trône, mais pour éduquer, galvaniser, diriger les esprits.
Sous Napoléon, les compositeurs italien Gaspare Luigi Pacifico Spontini (1774- 1851), et Jean-François Lesueur (1760 – 1837), qui eut pour élève Hector Berlioz, incarnent une nouvelle forme de subordination : le musicien devient fonctionnaire impérial. Spontini adapte son style aux attentes du pouvoir, compose pour le théâtre impérial et met sa virtuosité au service de la gloire militaire. Lesueur, révolutionnaire rallié, montre que l’Empire sait séduire ses anciens adversaires, les réintégrer dans une nouvelle liturgie de la puissance.
Puis vient « Le cas Berlioz », traité avec une grande subtilité dans l’ouvrage. Hector Berlioz (1803 – 1869), compositeur, chef d’orchestre, critique musical et écrivain, est le romantique par excellence, maudit, indocile, génial. Rejeté par l’institution académique, il trouve des soutiens dans les figures politiques (Liszt, des princes allemands), mais reste profondément inadapté au système français. Il illustre une tension permanente : entre reconnaissance et solitude, entre ambition nationale et rejet des normes. Son destin, tragique et flamboyant, devient paradigmatique du statut de l’artiste au XIXe siècle.
Jacques Offenbach (1819 – 1880),compositeur et violoncelliste allemand naturalisé français, et Camille Saint-Saëns (1835 – 1921), pianiste, organiste et compositeur, dans la seconde moitié du XIXe siècle, incarnent deux voies divergentes : Offenbach, d’abord raillé comme compositeur de divertissement, devient le bouc émissaire d’une époque frivole et inquiète, avant de s’imposer comme un génie populaire. Saint-Saëns, quant à lui, érige un classicisme militant contre Wagner, défend l’idée d’une musique française pure, structurée, patriote. Ces deux figures croisent les tensions de leur temps : entre académisme et modernité, entre identité nationale et cosmopolitisme.
Le chapitre consacré à Gabriel Fauré (1845 – 1924), compositeur, organiste, pianiste et pédagogue musical, et le compositeur et enseignant Vincent d’Indy (1851 – 1931) montre avec finesse la guerre des écoles entre la Schola Cantorum de Paris, empreinte de catholicisme et de monarchie, et le Conservatoire républicain. Fauré, avec sa grâce intérieure, son mysticisme discret, offre une voie médiane. D’Indy, fervent maurrassien, érige une forteresse musicale conservatrice, où la musique devient gardienne d’un ordre moral et politique.
ableau de Jacques-Émile Blanche, 1923.
Vient ensuite le Groupe des Six, aussi nommé « Les Six », que Jean Cocteau, en véritable initiateur, réunit autour d’un manifeste de liberté artistique. Entre 1916 et 1923, cette constellation de jeunes compositeurs – Georges Auric (1899-1983), Louis Durey (1888-1979), Arthur Honegger (1892-1955), Darius Milhaud (1892-1974), Francis Poulenc (1899-1963) et Germaine Tailleferre (1892-1983), seule femme et seule ressortissante suisse du groupe – incarne une rupture joyeuse avec les lourdeurs du passé. Ensemble, ils refusent Wagner, les dogmes académiques, les pompes officielles, pour chercher une musique libre, ludique, ancrée dans la vie moderne. Leurs œuvres résonnent avec les Années folles, l’effervescence du jazz, l’esprit dada, mais aussi avec les prémices d’une politique culturelle républicaine. Dès 1936, sous l’impulsion du Front populaire et de Léon Blum, s’esquisse une nouvelle alliance entre création artistique, idéal social et exigence démocratique : une tentative, encore fragile, de faire de l’art une composante essentielle du lien civique.
Enfin, le dernier chapitre nous conduit jusqu’à Marcel Landowski (1915-1999), nommé en 1966 « directeur de la musique » au ministère des Affaires culturelles. Figure contrastée, il donne une organisation nationale à l’enseignement de la musique et de la danse, structurant durablement les institutions culturelles françaises. Artisan d’une politique musicale volontariste, il incarne l’État-providence devenu mécène en chef, au service de la diffusion artistique sur l’ensemble du territoire. Mais cette ambition centralisatrice entre bientôt en tension avec Pierre Boulez, chantre d’une autonomie radicale de la création. Leur opposition, prolongée sur plusieurs décennies, cristallise l’ultime affrontement entre deux visions de la musique dans la cité : d’un côté, une pratique intégrée, pédagogique, démocratique ; de l’autre, une démarche élitaire, affranchie des codes, tournée vers l’expérimentation pure. Derrière cette querelle d’esthétique se dessine un véritable débat de société, presque initiatique : celui de la place de l’artiste dans la République, entre service public et temple intérieur.
Ainsi se referme cette traversée magistrale. Plus qu’un récit, Les musiciens et le pouvoir en France est une véritable loge de réflexion, où chaque compositeur est un maillon de la chaîne d’union reliant l’art au politique, la beauté à la puissance.
Maryvonne de Saint-Pulgent, nourrie aux clavecins de l’histoire, aux arcanes du droit et à la sagesse du Conseil d’État, nous transmet ici un legs précieux. Celui d’une musique qui ne se contente pas de plaire, mais qui pense, construit, élève, initie !
La Gloire de Notre-Dame
Avec La Gloire de Notre-Dame – La foi et le pouvoir (Gallimard, 2023), où sa plume avait su capturer l’âme sacrée des pierres gothiques, elle avait déjà révélé sa capacité à déchiffrer les symboles enfouis. Ce précédent ouvrage, couronné par le Prix littéraire de la Grande Loge de France 2025 portait en lui l’éclat d’une quête spirituelle pleinement reconnue.
Dans Les musiciens et le pouvoir en France – De Lully à Boulez, elle poursuit cette œuvre de révélation, en donnant à entendre, à travers les siècles, l’accord profond entre la musique et l’ordre du monde. Dans les silences de la République contemporaine, alors que l’on peine à retrouver l’alliance entre création et vision d’avenir, ce livre vient nous rappeler qu’il fut un temps – et peut-être reviendra-t-il – où l’État, le compositeur et le citoyen rêvaient ensemble, à l’unisson, d’une musique plus haute que le bruit du monde.
Les musiciens, le pouvoir en France – De Lully à Boulez
Maryvonne de Saint-Pulgent – Gallimard, coll. Bibliothèque illustrée des histoires, 2025, 544 pages, 35 €
Acte I – 2018 : « Petit manuel » (le titre contient déjà un aveu)
Imaginez la scène : un Belge masqué sous le pseudonyme fringant et avantageux de « Jiri Pragman» (parce que Philippe Allard, son vrai nom,sonnait sans doute un peu trop comme celui d’un gars qui gère le site poussif d’une association de troisième zone) décide, en 2018, de gratifier l’humanité d’un «petit manuel» pour organiser des salons du livre maçonnique. En voici la seconde édition : Organiser un salon du livre maçonnique, France, Independently Published, 2025,au prix de 25 euros en version « relié » !
100 pages. Oui, cent ! Pour expliquer où mettre les badges, quand servir le café et comment ne pas oublier les toilettes.
Organiser un salon du livre maçonnique, France, Independently Published, 2025
Cent pages où l’on apprend, médusé, que les maçons – ces prétendus dépositaires de la Sagesse universelle – sont apparemment incapables de trouver des lieux d’aisance, sans mode d’emploi. Le tout auto-édité chez « Books on Demand », c’est-à-dire au cimetière des manuscrits que même les éditeurs les plus nécessiteux n’oseraient pas toucher avec des pincettes de trois mètres de long. La preuve… sur Amazon son premier best-seller de la Franc-maçonnerie avait obtenu, au Classement des meilleures (…et des pires) ventes d’Amazon l’epsilonesque 277 992e place des ventes de livres (score véridique et vérifié) ; c’est dire à quel point ce sujet ne concerne que quelques amateurs forcenés.
Le ton ? Un mélange de pédanterie de premier surveillant tout ébouriffé de découvrir PowerPoint et de notes de bas de page citant à tire-larigot… son propre blog. Parce que rien ne fait plus « autorité », à ses yeux, que de renvoyer à sa propre personne comme si l’autoréférence pouvait lui donner la moindre caution académique.
On y trouve des perles du genre : « Il faut penser à la pause-café. » Merci, capitaine Robusta. « Les participants aiment les goodies. » Non, vraiment ? Les maçons aiment les stylos avec un compas dessus ? Ah, qui l’eût cru !
Bref, un pensum tellement fade et fastidieux qu’on pourrait y ranger trois tabliers, un maillet et un bonnet d’âne mais certainement pas une équerre…
Acte II – 2025 : « Guide » (le même, mais en plus gros, en plus cher… et en encore plus creux)
Sept ans plus tard, notre héros revient.
Le « petit manuel » est mort ? Qu’à cela ne tienne : on le gonfle, on le maquille, on lui colle une dédicace à Patrick Weslinck (parce que, dans le microcosme maçonnique, dédier son livre à quelqu’un qui t’a filé un prix en carton-pâte, c’est la classe ultime) et on le ressort sous le titre tellement plus ragoûtant de « Guide ».
Comme si changer l’étiquette faisait d’une serpillère un chef-d’œuvre. Toujours auto-édité, évidemment. Toujours chez le même imprimeur polonais low-cost. Mais, cette fois, on a ajouté des chapitres au clin d’œil super pro mais expéditifs comme : « La signalétique », « Le code vestimentaire », « Les hôtesses et stewards », « la restauration », « Le RGPD » (oui, parce qu’en 2025, découvrir le Règlement Général sur la Protection des Données, texte européen concernant le traitement des données à caractère personnel, c’est l’ultime estoc, n’est-ce pas ?).
On parle même de BarCamps, sortes de « non-conférences » qui se présentent sous forme de petits ateliers participatifs. C’est proprement vertigineux. Dans sa « Foire à la Farfouille », l’auteur ramasse à la va-vite tout ce qu’il peut pour se montrer à la pointe de la « sophistication ». Le résultat ? Un livre qui fait 50 % de pages en plus… et 100 % d’intérêt en moins car les réalités ne changent pas pour autant. On passe de « comment mettre trois tables dans une salle des fêtes » à « comment mettre trois tables dans une salle des fêtes, tout en respectant la parité homme-femme et la neutralité carbone ». Quel progrès… Entracte : le moment où l’on rit jaune. Entre les deux opus, qu’a donc appris notre Mozart de l’événementiel ? Rien. Absolument rien.
Les salons du livre maçonnique continuent de s’essouffler les uns après les autres, mais chut : surtout ne pas évoquer les échecs et encore moins se montrer capable d’en diagnostiquer les causes. Un petit tournis pour éviter de se regarder sans complaisance dans un miroir (un comble pour un Franc-maçon). Non, on préfère bomber le torse, se rêver en grand ordonnateur de la culture maçonnique, et espérer vendre 17 exemplaires (chiffre visiblement optimiste) à des frères qui achètent par pitié ou pour faire joli sur l’étagère, à côté du « Rite Écossais Expliqué à ma Belle-Sœur ».
Verdict final
Avec son nouveau petit manuel qui avait, au moins, sous son ancien titre, l’honnêteté d’annoncer qu’il n’était en rien intellectuel, Jiri Pragman, l’ancien journaliste et maçon en déshérence ou en repli lointain, prouve à l’envi qu’il n’est plus journaliste… mais surtout qu’il s’obstine à ne pas être auteur. Son ouvrage prétendument de commodité a moins pour objectif d’offrir à d’éventuels organisateurs les clés d’un improbable succès qu’à positionner le susdit comme référent dans un club quelque peu souffreteux et clairsemé mais, plus généralement, c’est un symptôme : le symptôme d’un microcosme qui se prend tellement au sérieux qu’il finit par pondre des livres pour expliquer comment organiser des buffets… sachant qu’ici, les petits fours préfigurent le grand four promis à ce banal opuscule.
Symptôme d’une Franc-maçonnerie qui, faute de pouvoir influer sur le cours des choses ni a fortiori changer le monde, se rabat sur de pseudo guides pompeusement voués à ordonnancer la disposition de quelques chaises en carré long.
Note : 0,5/10 (le demi-point pour l’encombrement typographique).
À laisser moisir sur une étagère, entre le règlement intérieur de la loge « L’Espérance Radieuse n° 666 » et le recueil des discours du frère Toastmaster 2012-2015. Quant à Jiri Pragman, qu’il continue d’écrire pour ses intimes ! Après tout, dans un monde où même les orgueilleux ont droit à l’autoédition, il y aura toujours une impression à la demande pour accueillir leurs fumigations dérisoires. Et cela, mes Sœurs et mes Frères, c’est peut-être la rançon de la tolérance : elle débouche parfois sur d’obscures voies de garage.
P. S. : Si jamais ça vous démange d’organiser un salon du livre voire une manifestation littéraire, sur quelque thème que ce soit, vous pouvez toujours vous inspirer gratuitement des recommandations en ligne suivantes (et économiser 25 euros pour les timbres) :