J’étais en Loge hier soir, et avec la chaleur montante, je pensais aux factures d’électricité des utilisateurs de climatiseurs. Ce qui m’a amené immédiatement à penser à la manière dont nous utilisons l’énergie, pensées que ma bonne éducation m’empêche de reproduire telles quelles.
Afin de clarifier mon propos, je vous propose de faire l’approximation suivante (dérivée la relativité générale) : énergie et matière sont la même chose. Par extension, l’énergie est un bien. Avec ce prisme, on peut analyser différemment la situation, notamment de l’énergie électrique. Il existe différentes manières de produire de l’énergie électrique : nucléaire, fossile ou renouvelable. La production doit répondre à un objectif : approvisionner le réseau électrique avec une quantité d’énergie constante, voire croissante, étant donné que nos besoins en énergie croissent avec l’utilisation des nouvelles technologies de l’information. Ben oui, jouer à Fortnite, consulter Facebook ou poster une série de selfies sur Instagram , ça consomme de l’énergie. Beaucoup. Par rapport à nos voisins européens, nous avons la chance d’avoir un système de production qui nous offre de l’énergie à bon prix, en l’occurrence 27 réacteurs nucléaires de production d’énergie, installés dans les années 60-70. Je ne reviendrai pas sur les polémiques du nucléaires, ni sur les craintes que cette énergie peut susciter. Le problème que je vois est la libéralisation du marché de l’énergie. Celle-ci nous est présentée comme un progrès depuis plus de 20 ans : fixation automatique des prix par la « main invisible du marché », avantage pour le consommateur qui se verra proposer le meilleur prix grâce à la concurrence libre et non faussée, etc. Sauf que cet argumentaire est une vaste fumisterie et dissimule une réalité moins glorieuse.
En fait, le nucléaire rend le coût de la production d’énergie électrique faible. Si faible que les fournisseurs d’énergie ne peuvent pas rivaliser avec l’opérateur historique. Il a donc régulièrement été demandé au fournisseur d’énergie d’augmenter artificiellement ses prix pour que les concurrents puissent adapter leurs prix (et donc augmenter le profit). Autrement dit, on augmente artificiellement le prix d’un bien commun, dans un appareil de production créé par les investissements de l’Etat, donc de l’ensemble de la nation (autrement dit, nous tous depuis quelques générations) afin de permettre à quelques compagnies d’engranger les retours sur investissement. Profits pour quelques-uns financés par la communauté, qui n’en verra pas une miette. Je rappelle au passage que la théorie du ruissellement n’a aucun sens en physique et encore moins en sciences économiques…
A l’heure de l’écriture de ces lignes, il se déroule une affaire similaire, liée à la recherche française en génie génétique. Celle-là même qui est financée par les dons du Téléthon de l’Association Française contre les Myopathies. Après des années de travaux, une équipe française a trouvé un traitement susceptible de neutraliser les processus dégénératifs de l’amyotrophie spinale infantile (ou syndrome de Werdnig-Hoffman). Le problème est que pour d’obscures raisons de revente et d’achats de brevets, ce médicament a été racheté par une grande firme pharmaceutique qui va le vendre très cher aux patients. Cette firme va donc faire une plus-value très importante sans avoir investi le moindre sou dans la recherche. Le profit l’emporte sur l’intérêt public.
Peut-être que je me trompe, mais pour moi, ce sont des braquages.
On nous cite souvent en exemple les golden boys de la Silicon Valley : Steve Jobs, Mark Zuckerberg ou les fondateurs de Google. On nous raconte toujours la même histoire : une idée de génie qui a germé au fond d’un garage et qui a permis à son auteur de fonder un empire. Certes. Mais sans les investissements des Etats dans la recherche fondamentale qui ont amené cette teknè que nous glorifions, ces gens-là auraient-ils pu bâtir leurs empires ? Je n’en suis pas si sûr. Ces réussites individuelles n’ont pu être possibles que par les investissements collectifs réalisés quelques décennies avant. Il est ainsi regrettable que les tenants les plus extrêmes du néolibéralisme, celles et ceux en France qui sont passés par les universités et établissements publics, ont fait fortune (souvent grâce à héritage ou à défaut, un appui familial) soient les premiers à cracher sur les services publics, ou à refuser de les financer en utilisant l’optimisation, voire la fraude fiscale. Ceux-là ont oublié cette valeur fondamentale de la société du XXe siècle qu’est le solidarismei.
Le plus dramatique, c’est que les tenants du néolibéralisme disposent de tribunes ou d’outils de lobbying pour faire passer leurs idées. En fait, j’ai l’impression quand je lis la presse de relire l’histoire du prêtre ascétique de Nietzscheii, celui qui est minoritaire mais persuadé de détenir la vérité et qui va tenter de l’imposer par la force pour faire de son comportement individuel la norme. Je me demande si au fond, tous les idéologues du néolibéralisme, ceux qui nous polluent l’esprit avec leur alerte à la dette ou à la lourdeur des services publics (dont ils bénéficient pourtant des largesses) croient réellement à ce qu’ils clament. Et je me demande aussi, s’ils n’ont pas conscience de l’inanité ou du danger que représentent les idées qu’ils défendent et s’ils ne cherchent pas, par leurs think tanks à justifier leur occupation. Je me contenterai de regarder ça avec dédain si je ne me sentais pas un peu complice.
En fait, j’ai fait partie d’un think tank maçonnique, où je dirigeais un groupe de travail relatif à l’éthique et à l’économie. On m’a imposé de recevoir des invités médiatiques (e.g un enseignant d’HEC, un membre du cercle Jean-Baptiste Say, des représentants d’organisation patronales) qui présentaient un point commun : l’apologie du néolibéralisme et du profit.
Pour faire bonne mesure, j’avais pensé inviter d’autres représentants d’autres courants pour enrichir notre pensée mais je me suis fait opposer une fin de non-recevoir. Des membres du groupe et moi-même avions alors rédigé un recueil d’idées basées sur nos valeurs, mais il nous a été expliqué que nous devions nous contenter d’être les vecteurs des « experts » que nous recevions. Ce cahier est tombé dans l’oubli d’une corbeille à papier. Mon orgueil, le fait que je ne voulais pas faire la promotion d’idées que je combats (et qui vont à l’encontre de mes valeurs) et aussi le découragement et le manque de temps m’ont poussé à démissionner. J’ai pris le temps de réfléchir et je me suis rendu à l’évidence : le néolibéralisme et le national-libéralisme ne sont en rien des valeurs maçonniques, ni même humanistes. Je crois même que ce sont des valeurs profondément anti-maçonniques, en ce qu’elles sont réductrices de liberté en instaurant une nouvelle féodalité, factrices d’inégalités en accentuant les extrêmes riches et pauvres, et factrices de destruction de liens de fraternité en détruisant les institutions publiques, ou plus largement ce qui fait lien au-delà des marchés. Je ne reviendrai pas sur le racket et le vol induits par l’accaparation des ressources communes évoquée supra.
Plus largement, je pense que nous faire complices de la propagation des idées néolibérales est une trahison de ce que nous représentons, voire une trahison de nos valeurs fondamentales de liberté, d’égalité et de fraternité. Trahison d’autant plus perverse que le terme néolibéralisme désignerait plutôt la mainmise sur le bien commun par une oligarchie d’entreprises, qui reconstituent elles-même un ordre féodal. Un processus linguistique très orwellien. En fait, Proudhon n’a jamais eu autant raison : « la propriété, c’est le vol ».
J’ai dit.
i Un très bon billet, écrit par une personne très douée est disponible à cette adresse : https://blog.onvarentrer.fr/index.php/2018/12/26/du-solidarisme/
ii Généalogie de la Morale