Interview réalisé par Ursula Gauthier – journalise au Nouvel Observateur
Bernard Glassman est un enseignant zen américain. Personnage atypique méconnu en Europe, premier successeur de Taizan Maezumi rôshi (1931-1995), Glassman ne conçoit la compassion bouddhiste que dans le cadre d’un engagement social.
À la fin des années 80, il avait ainsi conçu des programmes sociaux pour les populations défavorisées de New York. Dans un souci d’adaptation du bouddhisme et d’élargissement de son travail, Bernard Glassman a, par la suite, créé la Peacemaker Community, une communauté interreligieuse dont les membres s’engagent à œuvrer pour la paix, qu’elle soit intérieure ou… globale. Bernie Glassmann est d’origine juive polonaise, né en 1939 aux Etats-Unis. Il décide à 30 ans de devenir moine bouddhiste.
Ursula Gauthier : Quel sens a pour vous le bouddhisme engagé ?
Bernard Glassman : Je ne suis pas sûr d’aimer l’expression. Elle impliquerait des bouddhismes qui ne seraient pas engagés. Plutôt que de parler de bouddhisme engagé, je préfère dire “spiritualité engagée”, ou “action sociale bouddhiste”. L’expression est assez étrange pour moi. S’exercer dans la pratique de l’éveil ou dans celle de “l’élargissement” de son être, n’est-ce pas également de l’engagement ?
Question : Parlons donc de spiritualité engagée. On n’a pas l’habitude de voir la spiritualité orientale comme engagée…
Bernard Glassman : Je ne suis pas un Oriental. Mon maître était japonais [1]. Il m’a demandé de réaliser et d’actualiser l’essence du bouddhisme zen et de l’exprimer comme je suis. Il disait que c’était la seule façon de le pratiquer. On ne doit pas essayer de copier, ou de reproduire. Même lorsqu’on dit qu’en Orient la spiritualité n’est pas engagée, tout dépend de qui il s’agit. Voyez Gandhi, et je peux en citer plusieurs comme lui dans le zen. Bien sûr, il y a ceux qui méditent dans les grottes. Mais les monastères bouddhistes, à l’origine, en Asie, étaient les seuls endroits où il y avait des écoles, des hôpitaux ou des asiles pour les vieillards. Mais il y a une question qui ne m’intéresse pas, c’est de savoir si les asiatiques sont capables d’être engagés…
Question : Ce n’est pas ma question. Ma question est : Comment aujourd’hui, aux États-Unis, conciliez-vous spiritualité et action sociale ?
Bernard Glassman : L’intérêt est énorme. Quand le bouddhisme est arrivé en Occident, d’abord aux États-Unis puis quelques années après en Europe, l’intérêt des gens s’est d’abord porté sur comment être plus éveillé ou comment expérimenter la vie bouddhiste. C’est toujours comme ça, les gens sont d’abord intéressés par eux-mêmes. Quelques années plus tard, lorsque le bouddhisme a trouvé son assise, l’action sociale, le travail au sein de la société, dans le monde au sens large, deviennent une chose naturelle, un développement normal.
Question : Cette spiritualité engagée a-t-elle à voir avec l’importante tradition sociale des communautés religieuses américaines ?
Bernard Glassman : Si vous pratiquez le bouddhisme, que vous pénétrez dans l’Unité de la vie, vous ferez naturellement attention à ce travail. Quand vous pensez à vous-même comme vous-même, vous êtes Ursula, vous pensez à Ursula comme étant Ursula, vous êtes intéressée à rendre les choses meilleures pour vous. Mais au fur et à mesure qu’Ursula grandit, qu’elle apprend l’unité de la vie, elle se voit elle-même comme sa famille. Elle s’intéresse et travaille pour sa famille. Elle approfondit encore, et Ursula se voit elle-même comme sa communauté. Ursula ne cesse pas de faire des choses pour elle-même, mais son idée d’elle-même a grandi. Maintenant, elle les fait pour sa communauté, puis elle les fera pour son pays, puis pour le monde…
Question : Ca rappelle assez le mysticisme…
Bernard Glassman : Si vous appelez mysticisme la réalisation du soi comme corps unique… Le bouddhisme consiste à être soi-même comme une partie du grand corps unique de la vie, et de ne rien voir comme différent de soi.
Question : En France, l’engagement revêt un aspect de lutte politique. Cela découle d’une vision du monde qui sépare les opprimés et les oppresseurs. Y a-t-il un aspect politique dans votre approche ?
Bernard Glassman : Bien sûr. Il n’y a rien qu’on puisse laisser de côté. En me voyant comme un seul corps, pour lutter contre les divisions, je peux avoir recours à tous les moyens : l’art, la politique, l’économie, la médecine. D’un point de vue bouddhiste, je dois utiliser toutes ces choses dans une perspective libérée de l’ego. Nous disons que tout est poison lorsqu’on est centré sur l’ego. Et que tout est vertu, si l’on agit sans ego.
Question : Alors il faut lutter, mais sans ego ?
Bernard Glassman : Si j’enlève l’ego, je ne lutte pas. J’agis. Si j’enlève l’ego, ce ne sera pas une lutte. La colère aura disparu…
Question : Votre action à la Greyston Foundation [4] a été couronnée de succès. Maintenant, je crois comprendre que vous voulez élargir votre action. Ai-je raison ?
Bernard Glassman : Oui, ce qui m’intéresse, c’est d’avancer, indépendamment du fait que ça marche ou non. Je ne suis pas un optimiste, je ne pense pas qu’il suffit de croire à ce qu’on fait pour que ça marche. Est-ce que la situation est mûre ? Ça, c’est avancer.
Question : Comment définiriez-vous votre action après avoir arrêté l’expérience de Greyston ?
Bernard Glassman : C’est comme de tisser une toile, un réseau. Je tisse des liens entre des groupes comme celui de Greyston. Je sais qu’il en existe partout dans le monde, des gens merveilleux qui sont isolés. On ne connaît pas leur histoire, ils ne se connaissent pas entre eux. Je suis en train de créer un espace afin que les gens puissent partager leurs expériences.
Question : En utilisant votre notoriété ?
Bernard Glassman : En utilisant de nouveaux moyens. Nous créons des rencontres, maintenant un journal [5]. Le premier numéro est prévu pour cet automne. Nous créons des événements comme celui d’Auschwitz [6]. Nous réunissons des gens qui viennent de partout. Notre travail à Auschwitz est devenu un modèle. C’est un lieu qui contient une énorme énergie négative. Et pourtant nous y amenons tant de gens différents : des survivants, des tziganes, des enfants d’officiers SS, des gens de tous les pays, de toutes les religions. Il est difficile de se comprendre, tous ces gens sont si différents. Mais à la fin de la retraite, ils ne font plus qu’Un, malgré toutes leurs différences. En s’écoutant, en partageant dans des groupes de paroles, en témoignant de l’horreur d’Auschwitz, d’une certaine façon ils forment une seule communauté (One People).
Question : Est-ce un modèle pour les autres actions que vous voulez mener ?
Bernard Glassman : Je le pense. Peacemaker en hébreu, c’est oseh shalom. Oseh signifie “faire”, et shalom, “la paix”. Shalom provient de shalem, qui signifie intégralité, unicité. Dire oseh shalom, c’est dire “devenir Un”. Dans presque toutes les traditions mystiques, le travail du religieux consiste à devenir Un, prendre les morceaux et les faire Un. C’est ce que nous voulons faire : unifier tous les morceaux. Beaucoup de ces morceaux sont des groupes merveilleux qui travaillent de par le monde. Nous voulons qu’ils se rencontrent, ou tout au moins faire savoir qu’ils existent, qu’ils comprennent mutuellement leurs méthodes, et qu’ils partagent leurs expériences. En ce moment, ce sont des Allemands et des Polonais qui organisent la prochaine retraite d’Auschwitz. Nous réunissons des gens différents qui resteraient normalement éloignés et nous essayons de trouver un moyen afin qu’ils travaillent ensemble.
Question : Comment le monde juif traditionnel réagit-il aux retraites interreligieuses que vous organisez à Auschwitz ?
Bernard Glassman : La Peacemaker Community est constituée d’un ordre bouddhiste mais aussi d’un ordre interreligieux. Je suis proche d’un rabbin bien connu aux États-Unis, Zalman Schachter, le fondateur du Mouvement du Renouveau Juif (Jewish Renewal Movement). Il est d’origine polonaise et il a perdu beaucoup de ses proches à Auschwitz. Quand j’ai décidé de faire ce travail dans le camp, je suis d’abord allé le voir. Il m’a dit que c’était une chose qu’il voulait faire depuis longtemps, mais comme il est âgé, et il m’a demandé de le faire. C’est l’un des doyens du Peacemaker Interfaith Order. Les leaders du mouvement juif polonais sont venus, et nous ont apporté leur soutien.
Question : Il s’agit de guérir les blessures de tous ces gens ?
Bernard Glassman : Oui, c’est le travail des peacemakers. Auschwitz a été un tel succès que c’est devenu une sorte de modèle. On envisage de semblables rencontres en Irlande. On nous appelle pour faire le même genre de chose dans beaucoup d’endroits, mais nous n’avons pas assez de ressources. Ce n’est pas simplement une réunion. Quand j’ai fait la première retraite à Auschwitz, j’ai travaillé deux ans et demi à rapprocher des groupes très différents, de telle façon qu’ils puissent continuer ce travail après notre départ. C’est ce que nous commençons à faire en Irlande. On a déjà fait une retraite l’année dernière à Belfast. C’est l’un de mes disciples de dharma (je n’ai pas donné la transmission du dharma qu’à des bouddhistes), un jésuite, le père Robert Kennedy, qui l’a dirigée. Aux États-Unis, on nous a demandé de faire la même chose avec des Indiens, et avec des Japonais qui ont été internés pendant la seconde guerre mondiale.
Question : Qui vous le demande ?
Bernard Glassman : Ça dépend. Parfois, ce sont des membres de notre organisation qui sont actifs dans ces communautés. Certains travaillent avec des Indiens. Ils leur ont parlé des retraites d’Auschwitz et ils leur ont proposé d’en faire une. Des anciens se sont réunis et ils nous ont demandé de les aider à en organiser une. Ils seraient bien entendu l’un des pôles actifs, cela aurait lieu dans une prison fédérale où est détenu l’un de leurs leaders. C’est lui qui l’a demandé. Pour que ça marche, il faut que ça vienne des gens eux-mêmes.
Question : Et en Israël ?
Bernard Glassman : J’en reviens. Nous avons été contactés par des militants pacifistes israéliens, qui avaient entendu parler de nous. Je vais d’abord faire un atelier sur notre méthode : comment écouter, comment inclure tout le monde. Ils sont très intéressés. Mon amie, Eve Marko, qui est aussi une enseignante zen, est née en Israël. Elle souhaite que son travail se fasse là-bas dans le rapprochement entre Israéliens et Palestiniens mais aussi dans le mouvement féministe. Les demandes n’arrêtent pas d’affluer. Mais on ne peut pas répondre à toutes les demandes. Nous espérons attirer l’attention sur des groupes qui font ce genre de travail, afin de les réunir. On a créé un programme d’études et de stages pour ceux qui veulent apprendre à travailler dans les prisons, ou avec les SDF ou à faire de la politique… Nous sommes en train de créer des liens entre les groupes qui partagent cette même philosophie.
Question : Comment êtes-vous passé à ce que vous faites maintenant ?
Bernard Glassman : Pour mon cinquante-cinquième anniversaire, je suis allé m’asseoir sur les marches du Capitole dans la neige. C’est comme ça que ça s’est passé
Question : Qu’attribuez-vous à votre origine juive ?
Bernard Glassman : Dans mon cas particulier, j’ai non seulement été élevé dans un milieu juif, mais dans un milieu socialiste juif. C’est probablement l’un des moteurs essentiels de mon investissement dans l’action sociale. Depuis que je suis enfant, j’ai baigné dans un environnement de lutte contre la discrimination, contre la pauvreté. Pas tant la pauvreté que l’injustice d’ailleurs. C’est comme ça que j’ai été élevé, c’était mon biberon. Bien sûr, j’ai également étudié le judaïsme.
Question : J’ai lu que vous aviez étudié le mysticisme juif.
Bernard Glassman : Oui, j’ai étudié toutes les traditions mystiques. Bien sûr, le judaïsme a été ce que j’ai étudié de plus, après le bouddhisme. Mais j’ai également étudié toutes sortes de traditions.
Question : Discutez-vous avec le Dalaï-Lama ?
Bernard Glassman : On s’est rencontré plusieurs fois. Je suis allé à Dharamsala, il a organisé une conférence d’une semaine à San Francisco sur le peacemaking. Sa Sainteté est en fait une sorte de porte-parole comme nous sommes une sorte d’exemple de ce genre de travail. Il n’y a pas beaucoup de groupes comme le nôtre dans le monde bouddhiste. Il voudrait qu’il y en ait plus. Lui-même ne peut le faire, avec tout ce qu’il a à faire pour le Tibet.
Question : Vous dites qu’il y a une spiritualité au-delà de toutes les religions particulières et que nous sommes en train d’avancer vers elle. Comment la définir ?
Bernard Glassman : Il y a des gens, et j’inclus le Dalaï-Lama parmi eux, qui ressentent l’univers entier comme un seul corps. Et que ce corps unique a beaucoup d’aspects. Toutes les religions doivent coexister. La spiritualité dont je parle est la vision du corps unique qui voit la nécessité de toutes les religions. Dans une telle spiritualité, il ne peut y avoir de guerre interreligieuse. Un célèbre rabbin, Rabbi Kook, le premier rabbin d’Israël, qui était très orthodoxe, l’a dit. On venait se plaindre à lui des athées et des musulmans en Israël. Et il a répondu : “Si vous les enlevez, nous mourrons tous. Nous sommes tous ces gens, ils font partie de nous.” Sa Sainteté ressent la même chose, et moi aussi, et je connais un groupe aux États-Unis qui essaie de former un United Religious Group. L’idée fait son chemin…
Question : Est-ce une conséquence de l’histoire récente ?
Bernard Glassman : Je ne sais pas, j’aimerais faire des recherches. Mais je pense que ça remonte à plus loin. Je crois que ceux qui partageaient cette conviction n’appartenaient pas tous à une même religion. Prenez Gandhi, il l’avait. Son successeur n’est pas forcément un Indien, c’est peut-être Martin Luther King. Je crois qu’on peut associer toutes ces personnes, comme le Dalaï-Lama. Il y a quelques années, j’ai vu une pièce de théâtre jouée par des comédiens d’une vingtaine d’années, des enfants de la guerre, qui avaient grandi dans un conflit. L’une des actrices était la propre fille de Martin Luther King, il y avait également des Cambodgiens. La pièce a été jouée à Dharamsala. C’est là que la fille de Martin Luther King a rencontré le Dalaï-Lama. Comme tout le monde, elle savait très peu de choses sur lui. Et quand elle l’a rencontré, elle a pleuré, et elle a pensé qu’elle rencontrait son père. À son retour, elle a appelé sa mère et lui a raconté cette chose incroyable : Le Dalaï-Lama, c’était son père. Sa Sainteté devait aller un mois après à la Bibliothèque du Mémorial Martin Luther King. Loretta King l’a vue. Elle a appelé sa fille et lui a dit : “Tu as raison. Je crois que la religion dont nous parlons existe déjà.” La transmission continue mais je ne sais pas à quand cela remonte.
Question : Pourquoi ne voulez-vous plus utiliser tous vos titres, abbé, rôshi, etc. ?
Bernard Glassman : Je suis né Bernie… Cela me semble plus confortable, intime. J’aime la familiarité. Je préfère que les gens m’appellent Bernie, plutôt que Bernard Glassman. Au maximum, rôshi Bernie.
Notes :
[1] Taizan Maezumi rôshi (1931-1995), fondateur du Zen Center of Los Angeles.
[2] “À House of One People” in Tikkun, Une vision juive de la société.
[3] Bernard Glassman & Rick Fields, Instructions for a Cook: A Zen master’s lessons in living a life that matters (1996).
[4] La Greyston Foundation est le nom de l’organisation sociale que développa Bernard Glassman à Yonkers, un quartier de New York
[5] Bearing Witness.
[6] Depuis 1996, Bernard Glassman et le Peacemaker Order organisent des retraites interreligieuses dans le camp d’Auschwitz-Birkenau en Pologne
[7] Niklaus Brantschen et Pia Gyger enseignent en Suisse à la Maison Lasalle (Lassalle-Haus) dans le canton de Zoug.
[8] Claude Thomas est un ancien vétéran du Viêt Nam, membre du Zen Peacemaker Order et fondateur de la Zaltho Foundation.
- Le bouddhisme engagé, un panorama du mouvement
Une rencontre avec Bernard Glassman, “clochard céleste”, un texte de Fabienne Delpy
Ils ont prié ensemble à Auschwitz, un témoignage d’Éric Rommeluère
Les trois purs préceptes et Bodhidharma, une causerie de Bernard GlassmanLe déni, un extrait de l’ouvrage de Bernard Glassman, L’Art de la paix
Cet homme représente pour moi une « compilation » des six paramitas dont nous parlons dans le bouddhisme, ce sont six perfections à atteindre, et il me semble que Bernie est déjà bien avancé dans les six.
L’enseignement des six paramita vient du bouddhisme Mahayana (le plus ancien) Paramita peut être traduit par « perfection » ou « réalisation parfaite »
Le caractère chinois pour paramita signifie « passer sur l’autre rive », la rive de la paix, de la non-peur et de la libération.
La pratique des paramita peut être la pratique de notre vie quotidienne. Nous sommes sur la rive de la souffrance, de la colère et de la dépression et nous voulons atteindre la rive du bien-être.
Pour traverser, il faut faire quelque chose et c’est précisément ce que l’on appelle paramita : traverser. Nous retournons à nous-mêmes et pratiquons la respiration consciente, le regard profond dans notre souffrance, notre colère et dans notre dépression et nous sourions.
Ce faisant, nous surmontons notre chagrin et passons sur l’autre rive. Chaque fois que vous marchez en pleine conscience, vous avez la possibilité de passer de la terre du malheur à celle de la joie.
Le Bouddha a dit « n’attendez pas que l’autre rive vienne à vous. Si vous voulez passer sur l’autre rive, la rive de la sécurité, du bien-être, de la non-peur et de la non-colère, il vous faudra nager ou ramer. Vous devrez faire un effort »
Cet effort est la pratique des six paramita » :
L’Ethique
La patience
L’effort enthousiaste
La concentration
La sagesse
La générosité
Je reviendrai sur ces six « traversées » dans de prochains articles.
Ida Radogowski
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