Diverses obédiences françaises se réclament du Rite Ecossais Ancien et Accepté. Nul ne saurait, cela va de soi, leur disputer cette appartenance. Pourtant, avec le temps et les volontés de quelques-uns de laisser leur trace dans les pratiques, diverses altérations ont été proposées, sans que soient remis en cause les fondamentaux,… Ainsi, l’indépendance des grades « symboliques » d’Apprenti, Compagnon et Maitre et de ce qu’il est convenu d’appeler les hauts grades, du 4e au 33e, n’a pas toujours été aussi clairement établie qu’à l’heure actuelle.
C’est en particulier le cas lorsque les loges symboliques pratiquent le Rite Ecossais Ancien et Accepté dès le premier degré, notamment en France et en Belgique. Les rituels de certains hauts grades mentionnent encore l’existence de « prérogatives » remontant à leur origine, donc antérieures à la constitution du Rite Écossais Ancien et Accepté.
Le nom même du Rite a parfois légèrement varié. On sait ainsi que la Juridiction Nord des États-Unis utilisant le plus souvent l’expression « Ancient Accepted Scottish Rite ».
Dans de nombreuses juridictions, il existe également des particularités, généralement minimes, mais parfois plus importantes, s’agissant surtout des degrés qui sont réellement pratiqués. Dans la plupart des obédiences, et comme cela était en général l’usage au 18ème siècle, les autres degrés ne sont pas réellement pratiqués et ne sont transmis que « par communication ».

On notera au demeurant qu’aux États-Unis, le système est beaucoup plus rapide que dans d’autres pays, notamment en Europe, puisqu’il permet d’atteindre le 32e degré en très peu d’années alors que chez nous et en Amérique du Sud, une telle progression requiert au bas mot une vingtaine d’années. On comprend alors pourquoi plusieurs juridictions européennes et sud-américaines ne reconnaissent pas automatiquement les grades élevés reçus par leurs membres à l’occasion d’un séjour aux États-Unis !
Revenons à l’histoire…
Les Hauts Grades ont rapidement prospéré en France. Dès 1732, une loge anglaise, nommée L’Anglaise, a été fondée à Bordeaux. Elle existe encore de nos jours.
À cette époque, les deux principales villes maçonniques en France étaient Bordeaux et Paris. Cela explique que ce soit dans cette dernière ville que le 27 août 1761, la Grande Loge française –dont le titre complet était Grande et Souveraine Loge de Saint-Jean de Jérusalem- forte de son instance des degrés supérieurs, le Conseil des Empereurs d’Orient et d’Occident, Souveraine Loge Mère Écossaise, eût le souci d ‘étendre le rayonnement de ce rite au-delà de la France métropolitaine.
Les origines du REAA
Dès 1733, existe à Londres une loge de Temple Bar, qui confère à certains membres le degré de « Maître écossais ». Ce degré a été également conféré en 1735 dans une loge de Bath et en 1736 dans la loge « française » St George de l’Observance no 49 de Covent Garden.

Mais rien de comparable à ce que va créer le Français Étienne Morin, nommé par le Conseil des Empereurs d’Orient et d’Occident, Sublime Prince du Royal Secret, 25ème et plus haut degré du Rite alors pratiqué, le Rite du Royal Secret.
Le 27 août 1761, à Paris, Morin reçut une patente signée des officiers de la Grande Loge le nommant « Grand Inspecteur pour toutes les parties du Monde ». L’original de cette parente n’existe plus, mais différentes copies sont conservées ici ou là. Peut-être ont-elles été embellies par Morin lui-même, afin de mieux assurer sa prééminence sur les loges de hauts grades des Antilles. Morin avait en effet fondé une loge écossaise au Cap Français, au nord de la colonie de Saint-Domingue. Quoi qu’il en soit, Morin retourne à Saint Domingue en 1762 ou 1763 et, grâce à sa patente, constitue progressivement des loges de tous grades à travers les Antilles et l’Amérique du Nord.
Une loge, Parfaits d’Écosse, avait été créée le 12 avril 1764 à la Nouvelle Orléans. Ce fut le premier atelier de hauts grades sur le continent nord-américain. Son existence fut brève car le Traité de Paris avait cédé en 1763 la Nouvelle Orléans à l’Espagne catholique et hostile à la Franc-maçonnerie : toute activité maçonnique semblera cesser à la Nouvelle Orléans et ne reprendra guère avant les années 1790. Mais dès 1770, Morin avait créé un « Grand Chapitre » de son rite à Kingston, en Jamaïque.
C’est dans cette ville qu’il mourra en 1771, laissant son adjoint Henry Andrew Francken, un Hollandais naturalisé anglais, créer des corps maçonniques au Rite du Royal Secret dans tout le Nouveau Monde, y compris aux États-Unis. Francken exerça diverses fonctions à la cour de la vice-amirauté avant d’être nommé en 1765 interprète pour le néerlandais et l’anglais puis d’être envoyé deux ans en Amérique du Nord. Morin avait nommé Francken « Député Grand Inspecteur Général » dès son retour aux Antilles, et ils travaillèrent en étroite collaboration. Francken s’installe à New York en 1767 où il reçoit une patente, datée du 26 décembre 1767, pour la formation d’une loge de Perfection à Albany, ce qui lui permet de conférer les degrés de perfection (du 4e au 14e) pour la première fois dans les treize colonies britanniques.

En 1771, Francken rédige un manuscrit contenant les rituels du 15e au 25e degré. Il rédige au moins deux autres manuscrits, le premier en 1783 et le second vers 1786, qui contiennent tous les degrés du 4e au 25e[2].
Pendant son séjour à New York, Francken communique aussi ces degrés à un homme d’affaires, Moses Michael Hays, qu’il nomme « Inspecteur Général Adjoint » et qui ne tarda pas à nommer des adjoints, dont Isaac Da Costa Sr, Abraham Forst, Joseph M. Myers Barend et M. Spitzer.
En 1789, Alexandre François Auguste de Grasse-Tilly , officier français, fils de l’amiral de Grasse, débarque au Cap-Français (Saint-Domingue) pour recueillir l’héritage de son père. Il y rencontre puis fréquente les Frères de la Loge de Perfection Saint-Jean de Jérusalem Ecossaise, sur laquelle sont souchés les Conseils de Chevaliers d’Orient, de Princes de Jérusalem et sans doute de Princes du Royal Secret.

Mais en août 1791, les esclaves vont se révolter sur l’île. Avec son épouse, son fils nouveau-né et son beau-père Jean-Baptiste Delahogue, Grasse-Tilly est contraint de quitter l’île pour Charleston. Ils se font dépouiller de tous leurs biens par des corsaires mais finissent par arriver à destination le 14 août 1793.
Les Américains n’ont pas oublié l’Amiral de Grasse qui s’était illustré pendant la guerre d’indépendance et son fils Auguste de Grasse-Tilly ne pouvait qu’être bien accueilli à Charleston. Là, celui-ci consacre beaucoup de temps à la Franc-Maçonnerie. Il rencontre John Mitchell, Frédérick Dalcho, Isaac Auld, Barend Spitzer… Tous ces frères pratiquent le Rite de Perfection en 25 degrés.
En 1801, quelques membres de la loge travaillant donc dans cette ville au Rite de Perfection ou du Royal Secret (en 25 degrés) décidèrent de remodeler le Rite en y ajoutant 6 degrés nés en France depuis 1761. Ils adressèrent donc « aux deux hémisphères » une circulaire les informant de la création du Rite en 33 degrés, car ils firent culminer leur création par un 33ème degré, degré d’Inspection et d’encadrement.
Ils ont connus et honorés aujourd’hui comme les onze fondateurs du REAA.
Les onze fondateurs de Charleston

La description qui suit est donc largement empruntée aux sources américaines, en l’espèce au site du REAA (Southern Jurisdiction). Le colonel John Mitchell (1741-1816) a reçu un brevet le 2 avril 1795 de Barend Moses Spitzer, lui accordant l’autorité d’inspecteur général adjoint pour créer une loge de la perfection et plusieurs conseils et chapitres partout où de telles loges ou chapitres étaient nécessaires. Né en Irlande en 1741, il est arrivé aux États-Unis à un jeune âge, a été adjoint au quartier-maître général de l’armée continentale et premier Grand Commandeur du Conseil suprême.
Le Dr Frederick Dalcho (1770-1836) était médecin. Il a servi dans l’armée et, pendant un certain temps, a été stationné à Fort Johnson. En 1801, il s’est associé avec le Dr Isaac Auld. C’était un conférencier et un auteur exceptionnel. En 1807, il publie la première édition d’Ahiman Rezon. Il devient rédacteur en chef du Charleston Courier et quitte son cabinet médical pour entrer, en 1819, dans le ministère de l’Eglise épiscopale.
Le major Thomas Bartholomew Bowen (1742-1805) est né en Irlande et a émigré en Amérique avant la révolution. Il était major dans l’armée continentale, servant dans les unités de la Pennsylvanie. Il a ensuite déménagé à Charleston et est devenu imprimeur. Il a été élu Grand Maître de l’ancienne Grande Loge de la Caroline du Sud. Il a également servi comme Grand Maître de la Sublime Grande Loge de Perfection. Il est devenu le premier Grand Maître des Cérémonies du nouveau Suprême Conseil. Il est décédé quatre ans plus tard, devenant ainsi la première mort parmi les fondateurs.
Le rabbin Abraham Alexander (1743-1816) a été l’un des premiers grands inspecteurs généraux souverains. Il est né à Londres en 1743 et a immigré à Charleston en 1771 pour assumer un poste de rabbin – qu’il a conservé jusqu’à sa mort- pour la congrégation Beth Elohim. Il a été décrit comme « un calligraphe du premier ordre » et a été élu le premier Grand Secrétaire Général, probablement jusqu’à sa mort. Il a également été inscrit comme vérificateur de la Custom House dans les répertoires de la ville de Charleston de 1802 à 1813. Selon la tradition de sa famille, il était collecteur pour le port de Charleston au moment de son décès.
Emmanuel De La Motta (1760-1821), né dans les Antilles danoises d’origine juive, émigra à Charleston à la fin des années 1790. Il a reçu son 33° deux semaines après la création du Conseil suprême et a été le premier Grand Trésorier du Conseil suprême pendant une dizaine d’années. Il était également actif dans la congrégation de Beth Elohim et, avec David Nunez Cardozo, ils étaient des dirigeants de la communauté juive à une époque où Charleston était la plus grande communauté juive aux États-Unis. Emmanuel était marchand et commissaire-priseur. Il était membre de la Loge de l’Amitié et se consacrait à l’étude de la littérature juive et à l’étude maçonnique.
Le Dr Isaac Auld (1770-1826) est né en Pennsylvanie de jacobites écossais qui avaient fui en France, puis navigué vers l’Amérique. C’était un éminent médecin, associé dans la pratique médicale au Dr Dalcho et un congrégationaliste. Il avait servi comme Grand Secrétaire de la Sublime Grande Loge de Perfection. Il fut élu au Conseil suprême le 10 janvier 1802 et servit comme Surveillant Principal de la Loge de Perfection ainsi que comme Surveillant Junior du chapitre de Rose-Croix. Des années plus tard, il succédera au Dr Dalcho en tant que Grand Commandeur, contribuant ainsi à un sentiment de continuité à un moment délicat de l’histoire du Conseil.
Israel De Lieben (1740-1807) est né à Prague, en Bohême. Il est devenu maçon lors d’un séjour à Dublin, en Irlande, et a ensuite émigré en Pennsylvanie, à Philadelphie, à Savannah et finalement à Charleston où il a également été actif dans la congrégation Beth Elohim. En 1797, il rejoint la Loge d’Orange #4 et devient Hospitalier de la Grande Loge. Il a été Grand Trésorier du Grand Conseil et conservateur des sceaux et des archives du consistoire. Il est fait Souverain Grand Inspecteur Général.
Le comte Alexandre François Auguste de Grasse, marquis de Tilly (1765-1845) est le fils unique de l’amiral François Joseph Paul, comte de Grasse, dont la flotte française des Antilles et 3 000 soldats avaient aidé au siège américain et à la capitulation britannique à Yorktown en 1781. Une rivière du nord de New York a ensuite été nommée en l’honneur de l’amiral de Grasse. En 1793, Alexandre, son beau-père Jean Baptiste Marie Delahogue, et leurs familles, fuient Saint-Domingue pour Charleston. En 1796, de Grasse et Jean Baptiste Delahogue formèrent à Charleston une loge composée exclusivement de catholiques français. Il devient citoyen naturalisé en 1799. Le 21 février 1802, le Suprême Conseil nomme de Grasse Grand Inspecteur Général ainsi que Grand Commandeur des Antilles françaises, en même temps qu’il nomme Delahogue Grand Inspecteur Général et lieutenant Grand Commandeur des mêmes îles.
En 1804, le Suprême Conseil de France est établi à Paris et de Grasse en devient le Grand Commandeur.
Jean Baptiste Marie Delahogue (1744-1822) a été élevé à la Loge La Constance, à Paris, en France. Il était le beau-père d’Alexandre François Auguste de Grasse. Trois ans plus tard, il s’associa à de Grasse pour fonder la Loge La Candeur à Charleston. Il est nommé Lieutenant Grand Commandeur du Conseil suprême des Antilles. Il succéda finalement à de Grasse en tant que Grand Commandeur lorsque de Grasse retourna en France et devint Grand Commandeur du Nouveau Conseil suprême de France. Delahogue devient un citoyen naturalisé des États-Unis à la Nouvelle-Orléans en 1804. La ville a été acquise dans le cadre de l’achat de la Louisiane en 1803.
Moïse Clava Lévy (1749-1839) est né à Cracovie, en Pologne. C’était un marchand prospère, dévoué à sa ville et à son pays d’adoption. Il est ajouté au Conseil suprême le 9 mai 1802.
Le Dr James Moultrie (1766-1836) était le seul natif de Caroline du Sud parmi les membres originaux. Il était docteur en médecine et, selon Albert Pike, « était l’un des citoyens les plus éminents de la Caroline du Sud ». Il est ajouté au Conseil suprême le 3 août 1802.
Comme la liste des « Eleven Gentlemen of Charleston » permet de le constater, bien peu d’entre-eux étaient nés sur le sol américain. Seuls les Français de Grasse-Tilly et son beau-père Delahogue étaient catholiques, les autres, tous pratiquants, étant juifs ou protestants, membres de l’Eglise réformée. Mais tous participèrent grandement à la fin de la domination britannique et à l’émergence du patriotisme américain, exprimée par la devise des États-Unis « E Pluribus Unum », inscrite sur le parchemin et serrée dans le bec de l’aigle du Grand Sceau des États-Unis. Cette devise rappelle que par l’union des Treize Colonies originelles et la diversité de leurs citoyens est née une nouvelle nation unique.
Pour ceux qui voudraient en savoir plus, il faut savoir qu’en 1911, le Suprême Conseil « Mother of the World » a commencé la construction d’un nouveau siège à Washington DC, appelé la Maison du Temple. Situé au 1733 Sixteenth Street, sur Dupont Circle, à un peu plus d’un kilomètre et demi de la Maison-Blanche, le bâtiment abrite également une bibliothèque publique qui dispose d’une des plus grandes collections du poète écossais et franc-maçon Robert Burns.
Très bonne synthèse à conserver !
Merci
Excellente présentation.
Juste une précision: les trois premiers grades que pratiquaient nos frères revenant en France en 1804 étaient ceux que pratiquaient très majoritairement les américains dans le plus pur style des Anciens. Ils ignoraient le style des modernes pratiqué en France. Il leur a fallu adapter les trois premiers grades, d’où le style spécifique de ceux-ci au REAA qui empruntent de nombreux éléments textuels au régulateur des maçons et formels du rite français comme le tableau au milieu de la loge et l’autel à L’Orient et non au centre de la loge comme le veut la tradition des anciens (cf rite York et standard d’Ecosse). ceci par touches successives pour ne trouver sa forme à peu près définitive qu’en 1829.