jeu 02 mai 2024 - 13:05

A la porte du temple

Tiré de l’ouvrage : Au cœur de la Franc-maçonnerie « Huit récits contemporains » Éditions Numérilivre

« Un fabricant international de baskets envoie l’un de ses représentants dans un grand archipel du Pacifique, pour explorer le potentiel local. Deux jours plus tard, par l’Internet, il reçoit de son collaborateur, ce message désabusé :

– C’est désolant ! Sur ces îles, tous les gens marchent pieds nus – baskets invendables – Je reviens !

Obstiné, le fabricant de baskets délègue le mois suivant un autre vendeur dans l’archipel. Quelques heures après sa descente d’avion, le représentant envoie le mail suivant à son patron :

 – C’est fantastique ! Sur ces îles, tout le monde marche pieds nus – Expédiez-moi 5000 paires pour débuter – Je reste !

Cette blague classique, joyeusement racontée en fin de séminaire par le conférencier, provoque un grand éclat de rire général, puis une rafale d’applaudissements, dans le salon orangé de l’Hôtel Mercure. Les quatre vingt stagiaires présents, représentants en chaussures de sport et de bateau, sont d’évidence sous le charme de celui qui vient de leur présenter les premiers outils de l’Analyse Transactionnelle. Ils n’ont visiblement pas envie de quitter la grande table de travail en fer à cheval, autour de laquelle chacun est attentif, depuis ce matin. Les battements de mains et les vivats reprennent ! Vincent, Vincent ! Un beau succès pour lui !

Assis parmi eux en observateur, je ris et applaudis de bon cœur. Je suis moi aussi séduit par l’homme calme que je devine derrière ce formateur plein d’humour. La cinquantaine élancée en costume gris Prince de Galles, un port naturel et assuré, une chevelure d’argent, la bonté dans son regard vert très mobile, une voix grave pimentée d’une pointe d’accent méridional… Au delà de sa prestance et de ses mocassins en daim, sur lesquels je baisse les yeux par réflexe, émane de lui une force intérieure qui m’impressionne. C’est bien cette solide détermination doublée d’une sorte d’ élégance d’âme, qualités perçues dès notre première rencontre, qui m’ont décidé à l’engager. Objectif : organiser avec lui à Paris une série de stages de relations humaines , pour la force de vente du groupe international « marAton », où je dirige le service formation, pour la France. Sa prestation d’aujourd’hui, basée sur l’importance de la responsabilité individuelle des « commerciaux », qu’il a habilement imagée en conclusion, me conforte dans l’idée que j’ai fait un bon choix ! D’autant que je n’ai pas voulu, en accord avec ma Direction Générale, animer le séminaire moi-même, et préférer une « parole extérieure » ! Plus que jamais, au début de ces années 2000, tout ce qui pourrait apparaître aux yeux des vendeurs, comme manipulation interne ou même paternalisme, est évité.

Je connais bien l’Analyse Transactionnelle, ce modèle de communication dérivé de la psychanalyse, l’ayant personnellement étudié en entreprise dans les années 1980. Et toujours d’actualité. J’apprécie son côté pratique, immédiatement utilisable, à partir du postulat de trois « états du moi » dits Parent-Adulte-Enfant, composant notre personnalité. Autrement dit, dans l’ordre, l’appris, le réfléchi et le ressenti. Ces trois « registres » en fonction permanente, bien repérés chez soi, il est facile ensuite de les déceler chez l’autre, et de mieux échanger avec lui, en utilisant ses propres canaux de communication. Avec de l’entraînement, bien sûr !

 « L’appris », c’est d’abord l’éducation reçue de mes parents, qui se sont rencontrés en banlieue parisienne, sur leur lieu de travail. Un père guadeloupéen, Félix, facteur à son arrivée en métropole et devenu Receveur des Postes, en réussissant ses concours. Une mère morbihannaise, Gaëlle, partie à regret de sa Bretagne, également postière, mais restée à la maison, après ma naissance et celle de mes sœurs, Lucie, Yolande et Marie-Rose. Deux continents réunis, deux manières conjuguées de voir le monde : mélange de rigueur et de gaîté, dans notre petit pavillon du Kremlin-Bicêtre. Appétit de découvrir et de vivre ensemble, plaisir d’échanger entre copains, à l’école, second lieu d’apprentissage.

Les rituels sont les mêmes à longueur de semaine. Après les inévitables devoirs et leçons, musique créole jouée à la guitare par notre père. Télévision limitée mais rigolades dans nos chambres respectives à coups de polochons, avant l’extinction des feux par notre mère. Chorale protestante et sermons du pasteur au Temple le dimanche matin. Football pour moi, danses folkloriques pour les filles, l’après-midi. Et vacances scolaires alternées, une année à Pointe à Pitre, l’autre à Saint Pierre de Quiberon. Ainsi passe une enfance puis une jeunesse, suites trop courtes mais si riches d’apprentissages, d’étonnements, d’enthousiasmes, si fortes de permissions et d’interdictions, d’espoirs et de déceptions, aussi.

Avec un beau jour la prise de conscience que circulent nombre d’idées reçues, du « prêt à penser », et qu’il faut penser par soi-même ! Ainsi commence à s’installer, le raisonnement, « le réfléchi » de l’âge adulte. Ou ce que je crois l’être ! C’est à dire que du haut de mes dix huit ans et d’un air crâneur, j’annonce une première décision : mon refus, clair et net de l’enseignement supérieur, contrairement à mes sœurs, dont je me moque bêtement. Elles ont intégré la fonction publique, Police et SNCF après leurs études universitaires, moi j’y ai renoncé pour aller vers le « privé ». Un simple bac commercial en poche, attiré par la vente, le hasard des annonces professionnelles m’a dirigé vers le secteur de la chaussure. J’y suis toujours très bien aujourd’hui, après quinze ans de représentation, assortis de mises à jour régulières des indispensables techniques informatiques qu’il faut maîtriser. C’est grâce à mon intérêt pour la psychologie – après une lecture d’un livre d’un psychiatre canadien, Eric Berne – que j’ai découvert l’Analyse Transactionnelle précitée et compris son avantage, tant individuel que professionnel….Puis, contre toute attente, que j’ai pris le chemin de la « fac » le soir après le boulot, à quarante ans passés ! Afin de décrocher une licence et peu de temps après, promotion inattendue, le poste de responsable de la formation ! Mes trois sœurs n’en sont pas encore revenues !

Il paraît que j’ai « la fibre pédagogique ». Certes, j’aime transmettre ce que j’ai reçu et ce que je reçois. Je dois tenir ce goût d’enseigner de mon père. Il m’a souvent répété et me le répète encore : « Théophile, mon fils, offrir ce qu’on a appris, c’est apprendre deux fois ! ». Je crois toujours entendre mon grand-père Abel à la Guadeloupe, pendant mes vacances d’été. Il me parlait lui aussi sur le même ton, la même voix chantante, de l’importance de cette transmission, qu’il appelait la « tradition orale », et illustrait avec des proverbes locaux. Il est décédé aujourd’hui et je regrette de ne pas avoir noté ses sages paroles, écoutées trop distraitement, sur le chemin de la plage ou au retour…

 En abandonnant ma fonction itinérante pour un poste sédentaire, je n’ai pas compris tout de suite, en plus d’une forme de deuil à assumer, que je changeais carrément d’univers ! Arpenter soudain 200 m² de moquette au quotidien, de bureaux en bureaux dans un immeuble des Champs Elysées, et non plus les 200km d’asphalte habituels en voiture, de clients en clients, me crée une gêne physique. J’éprouve soudain une impression d’espace rétréci, je respire mal ! Serais-je devenu claustrophobe ! Passer du défilé de paysages tranquilles à l’irruption devant moi de multiples visages tendus dans les couloirs, frapper et attendre aux portes au lieu d’ ouvrir à mon gré ma portière à distance, serrer des mains lentement sans « l’excuse » de mes cartons de chaussures sous le bras. Autant de changements visuels, de ralentis imposés, de postures soumises à accepter, de nouveaux codes à assimiler, autant de nouvelles situations d’écoute, d’autres mots à dire, à répondre, de disponibilité à donner ! Autant d’indépendance perdue aussi, avec les contraintes d’un siège social d’entreprise.

J’ai appris à jouer ce rôle prégnant au fil du temps. Tout acteur de la comédie humaine est obligé de s’adapter ! Troquer le costume du représentant pour celui de la représentation chahute tout de même quelque temps mon « ressenti », ce troisième « état du moi » de l’Analyse Transactionnelle. Davantage exposé au regard quotidien des autres, mon œil intérieur est soudain plus attentif, plus inquiet, plus interrogatif.

Qui suis-je dans cette vie parisienne? Un homme tiraillé par trois cultures en fait, deux familiales et celle de la firme, s’efforçant malgré tout de plaire, d’appartenir à chacune. Peu soucieux du temps qui file, si attaché – et même trop consciencieusement passé de la culture au culte de l’entreprise – que je ne me suis même pas autorisé à quitter le célibat ! Ni mon deux-pièces à Gentilly, à cinq minutes de voiture de chez mes parents ! Bref, happé par le boulot, je suis resté un « vieux garçon », comme m’appelle mon grand-père Loïc, l’ancien marin breton. Et que vois-je dans mon miroir chaque matin ? Un homme aux yeux bleus, couleur mer d’iroise » (précise ma mère, très fière), à la peau caramel, aux cheveux noirs crêpés et déjà parsemés de quelques fils d’argent de l’âge (disent mes jeunes sœurs, pour me taquiner). Et puis, je distingue aussi ces deux plis verticaux qui se creusent entre mes sourcils. Les griffes du stress citadin ! prétend mon père, un anxieux lui aussi. Mais au vrai, que me manque-t-il à quarante cinq ans, en dehors d’une épouse souriante et de bambins bouclés que toute la famille me souhaite? C’est bien la question que je me pose…à laquelle ne répond pas mon miroir !

Pas vraiment une souffrance, plutôt un malêtre, oui un malêtre, voilà ce que je ressens ! Je m’en ouvre en confiance à la psychologie joviale de Vincent, le formateur, venu faire avec moi le bilan du dernier séminaire d’automne des commerciaux. La salle de réunion où nous sommes assis tous les deux me donne l’image de ma perception actuelle : un grand vide personnel ! Du coup, c’est de mon propre bilan qu’il s’agit…

Vous savez, Théophile, tous les commerciaux qui deviennent sédentaires ressentent ce vide, ce « trou » dans leur vie pendant quelques semaines ! Vous êtes en manque, en vérité ! En manque de nature, de grand air, de mobilité, en manque de vos habitudes, de vos clients, même les plus exigeants, en manque du monde circulaire que vous vous étiez fabriqué en somme, et dont vous étiez le centre ! Patron de vous-même sur la route toute la semaine, ici, au siège, vous n’êtes plus le seul décideur de vos journées ! C’est un changement important, en effet, vous vivez dans un autre espace et un autre temps…

 -….Oui, le temps de l’urgence, je l’ai remarqué ! Il n’y a que des gens pressés ici !

Je vous l’ai dit lors de notre premier entretien, j’étais Directeur des Relations Humaines dans une banque auparavant, DRH…et j’ai eu envie un beau matin d’élargir mon horizon à d’autres entreprises. C’est pourquoi je l’ai quittée et que j’ai choisi de devenir formateur, itinérant aussi, en quelque sorte ! Vous-même, vous avez voulu élargir votre vie, essayer autre chose, après « l’itinérance ». Je serai peut être également tenté un peu plus tard, par une autre expérience. Le changement, c’est toute l’aventure humaine, non ?! Il mène souvent à une réflexion sur soi !

– Vincent, vous parliez de centre du cercle à l’instant ! Eh bien moi, je me sens décentré ! Plus exactement, je vis dans plusieurs cercles en même temps, sans en faire partie vraiment et çà me dérange ! Je suis guadeloupéen, je suis breton, maintenant parisien. Un peu noir, un peu blanc…un peu gris, dans la pollution parisienne. Bon, je plaisante, mais cette impression d’être partout l’étranger continue ici, avec les clans que je découvre. Comptabilité, Informatique, Ventes, Personnel, Communication, Direction générale… autant de services étanches, de cercles fermés encore, difficiles à pénétrer ! J’ai du mal à faire exister le département Formation. J’exagère sans doute, parce que viens d’arriver, mais mon centre à moi, où est-il dans tout çà ? C’est curieux, je n’avais pas du tout cette sensation d’écartèlement, sur la route. Et pourtant, mon secteur commercial était grand, de la porte d’Italie à Auxerre !

– Vous êtes bien conscient que vous ne changerez pas le fonctionnement de votre société, qui ressemble à celui de mille autres. Ces regroupements humains par fonctions sont quasi- naturels ! Vous le dites vous-même, c’est d’abord votre « moi » – votre P.A.E, en terme l’Analyse Transactionnelle – qui est en demande d’harmonie, d’unité, au sein de cette maison, et de vous-même aussi. Nietzsche précise avec justesse, joliment même, que: « Notre corps est l’édifice collectif de plusieurs âmes ! ». A chacun, bien sûr, d’entretenir au mieux cet édifice, c’est à dire la bonne communication entre ces âmes. Ce n’est pas toujours évident, mais possible, de rendre complémentaires nos contradictions. Ces forces contraires, qui pourtant, nous tiennent debout !

– Vous me faites penser aux Caraïbes où les vieux sages évoquent les trois fées qui se querellent constamment en tout homme : la raison, l’intuition et l’imagination. Je ne sais pas dans quel sens ces fées ont traversé l’atlantique, car les philosophes grecs antiques les citaient déjà, il y a deux mille cinq cents ans ! En tout cas, je vais peut être vous surprendre mais mes trois fées à moi, semblent d’accord sur un point : vous parliez à l’instant de communication, eh bien c’est avec ce service interne que j’ai un problème, ici. Sérieux même ! Sa directrice ne me porte pas dans son cœur ! Elle se débrouille toujours pour ne pas me serrer la main. Parce que ma main est noire, sans doute….

– Théophile, là, c’est peut être votre imagination qui s’emballe !

– Ou mon intuition qui parle, non ? !

– Demandez donc à votre raison, s’il n’y a pas précisément une autre… raison, que ce racisme primaire supposé! Et raisonner, ça pourrait signifier aussi passer par un vrai dialogue avec cette personne, à mon avis. La main que vous évoquez, quelle qu’en soit la couleur, c’est un outil de communication : la main s’ouvre, se ferme, donne, prend, demande, refuse, nous avons vu son importance chez les commerciaux ! Partant, la main est aussi un langage, un symbole fort de transmission entre les Hommes à travers le temps. Tenez, notre conversation me fait penser que j’ai dans ma serviette un livre sur cette transmission, précisément. Il devrait vous intéresser, je vous le remets…de la main à la main, je vous l’offre, prenez le temps de le lire, nous en reparlerons, si vous voulez bien…

…à suivre la semaine prochaine, même jour, même heure…

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Gilbert Garibal
Gilbert Garibal
Gilbert Garibal, docteur en philosophie, psychosociologue et ancien psychanalyste en milieu hospitalier, est spécialisé dans l'écriture d'ouvrages pratiques sur le développement personnel, les faits de société et la franc-maçonnerie ( parus, entre autres, chez Marabout, Hachette, De Vecchi, Dangles, Dervy, Grancher, Numérilivre, Cosmogone), Il a écrit une trentaine d’ouvrages dont une quinzaine sur la franc-maçonnerie. Ses deux livres maçonniques récents sont : Une traversée de l’Art Royal ( Numérilivre - 2022) et La Franc-maçonnerie, une école de vie à découvrir (Cosmogone-2023).

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