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Au cours de la traditionnelle Chaîne d’Union qui clôt nos travaux, nous entendons la phrase « Bien au-dessus des soucis de la vie matérielle, s’ouvre pour le franc maçon le vaste domaine de la pensée et de l’action…» La pensée seule, si elle améliore celui qui l’émet comme celui qui la reçoit, ne suffit pas à transformer le monde. Il lui faut une traduction concrète, un accomplissement dans la réalité des faits et des actes.
Manière dont s’articulent la recherche spirituelle et la réalité, celle de la vie quotidienne.
C’est ce cheminement qu’illustre, par exemple, l’œuvre de Goethe, lorsqu’il décrit dans son poème Les Secrets, de 1785, une société constituée d’hommes de bien et de bonne volonté, qui surmontent l’égoïsme et leurs passions et qui cultivent le secret non pas contre la société qui les entoure et dont ils participent, mais à son profit, pour se mettre au service de leurs semblables. Les membres de cette confrérie s’imposent de respecter la loi du silence, parce que ce dernier est la marque symbolique de leur commune volonté de progresser ensemble, et de leur confiance partagée dans l’humanité des hommes.
Relisons aussi le livret de la Flûte Enchantée, qui fût jouée à Weimar en 1794, inspirant d’ailleurs à cette occasion à Goethe une Seconde Partie de la Flûte Enchantée, un texte écrit un an plus tard et demeuré inachevé.
Pensée et action sont liées.
La pensée est, par nature, l’œuvre de l’esprit, le pur produit de la spiritualité prise au sens élémentaire du terme. Encore faut-il s’entendre sur ce qu’est la pensée. La pensée peut être définie simplement comme l’entendement et la raison en tant que capacités de comprendre et de connaître, ce qui intègre, en les dépassant, les capacités de perception, de mémoire, d’imagination ou de volonté.
Aristote estimait que la pensée est la réflexion rationnelle qui se superpose à un premier donné psychologique qui est de l’ordre du senti. La pensée est synonyme d’intelligence et se distingue des sentiments.
Pour Descartes, la pensée englobe tous les phénomènes de l’esprit : «Par le nom de pensée, j’entends tout ce qui est en nous de sorte que nous en sommes immédiatement conscients». Penser et réfléchir sur sa propre pensée sont un même acte qui se traduit dans le fait d’être conscient.
Enfin pour Kant, penser c’est «connaître par concepts et juger «. Il s’agit donc d’une élaboration de l’esprit servant à former des représentations, distincte en cela de la perception directe des stimuli du monde extérieur.
Penser, en tous cas, en tant que concept philosophique, renvoie à la notion d’intelligence en tant qu’outil psychologique. La notion d’intelligence recouvre la capacité de comprendre et de s’adapter. Il s’agit d’une forme d’équilibre qui s’établit à l’intérieur de l’esprit d’une personne entre l’assimilation des données d’une situation et ses réponses modulées pour les approprier à toute donnée nouvelle.
Plus élaborée que cette intelligence adaptative, l’intelligence conceptuelle est caractérisée par les fonctions d’abstraction, d’analyse des formes d’organisation du réel par le symbolisme, ainsi que par le raisonnement et le jugement logique.
Le regard lucide, donc le jugement sur soi-même, et la capacité à agir sur soi sont le fondement de la véritable conscience de soi en même temps que le pré-requis pour celui qui veut agir sur les autres.
Jadis, l’étude de la philosophie commençait par Le premier Alcibiade de Platon où Socrate persuade Alcibiade que s’il veut servir la cité il faut d’abord qu’il se connaisse lui-même et le métier de gouverner. Chacun de nous connaît naturellement ce texte, en tous cas le fameux « Connais-toi toi-même » qui en est extrait.
Et Confucius disait «Si un homme sait se gouverner lui -même, quelle difficulté aura-t-il à gouverner l’État ? Mais celui qui ne sait pas se gouverner lui -même, comment pourra-t-il gouverner les autres ? «
On connaît peu en Occident le mandarin, philosophe et homme d’action Wang Shou Jen, qui vécut en Chine de 1472 à 1529. Ce penseur, qui inspire portant de nombreux auteurs contemporains chinois et japonais tels que le réalisateur Mishima, écrivait : « Il est facile de vaincre des bandits tapis dans la montagne, mais il est difficile d’écraser l’ennemi caché dans notre cœur « . Les témoignages sur sa vie et son influence révèlent que son souci de justice et d’équité (Yi), sa rectitude (Zheng) personnelle, sa volonté d’acier, sa croyance dans un idéal universel en faisaient un modèle particulièrement cher au cœur de tous ceux qui ne souffraient pas la compromission avec la corruption généralisée du pouvoir politicien de son époque. On doit à Wang Shou Jen une formule célèbre et quatre axiomes résumant sa doctrine. La formule, c’est tout simplement : « Connaissance et action ne font qu’un » La Doctrine en quatre axiomes s’énonce ainsi: « Bien et Mal ne se trouvent pas dans la substance originelle de l’Esprit ». « Bien et Mal apparaissent seulement quand s’active l’Intention ». « Bien et Mal se reconnaissent cependant grâce à la faculté du Savoir Inné ». « Bien se pratique et mal se repousse grâce à la Rectification par l’Action ». Ces pensées, rédigées il y cinq siècles de l’autre côté de la Terre, n’éveillent-elles pas chez nombre d’entre nous quelques réminiscences ?
De la pensée à l’action, il y a cependant un pas, un temps nécessaire. Il faut bien faire la différence entre la capacité à raisonner et l’actualisation, la concrétisation de cette capacité, c’est-à-dire la pensée «en action».
Au surplus, avoir la capacité d’accomplir une action n’est pas garant de la performance de cette action.
Enfin, on peut avoir la capacité d’exécuter une action mais ne pas nécessairement vouloir passer à l’action. Dès lors, quoique la connaissance de soi et de ses capacités intellectuelles soit importante, l’évaluation de la mise en action de ses capacités dans des situations concrètes revêt une importance décisive. C’est ici, en particulier, qu’intervient le recours à la pratique de l’apprentissage. Je voudrais citer ici un professeur de philosophie de l’Université de Laval, au Québec. Au cours d’un séminaire sur la philosophie de la pensée, le Pr. Gilbert Boss rappelait que «selon l’opinion commune, penser et agir sont deux choses non seulement différentes, mais même opposées. Tant que quelqu’un pense ou réfléchit, ou, pire encore, médite, rêve, il n’agit évidemment pas. Et dès qu’il agit, on ne peut sans doute pas dire qu’il ne pense plus, mais alors sa pensée est entièrement subordonnée à l’action, elle n’est plus qu’un mécanisme de régulation de l’action, quelque chose qui est souvent plus instinctif que proprement intellectuel. »
On distingue généralement deux types de caractères opposés, celui de l’homme d’action et celui du méditatif. Ces deux caractères ne se mélangent que difficilement. Quand le méditatif se mêle d’agir, il est aussitôt dépassé par les événements et presque toujours décalé par rapport à ce qui se passe, qui est d’un autre ordre que les objets de ses réflexions. Et inversement, quand l’homme d’action se mêle de philosophie, il s’y perd aussi, avance des banalités comme de grandes vérités, et bien souvent s’exprime de manière inadéquate y compris sur ses propres actions, dont il est incapable d’analyser les motifs, les ressorts, les circonstances, parce que ce n’est justement pas par de telles considérations qu’il s’est décidé et qu’il a agi.
Pourtant, il est évidemment impossible de radicaliser cette opposition entre la pensée et l’action.
Les sciences et les techniques nous apprennent que les progrès de la théorie, donc de l’expression d’une pensée très abstraite, conduisent souvent à des modifications essentielles dans le domaine de l’action. Les sciences empiriques, expérimentales, manifestent quant à elles que ces progrès théoriques ne sont pas dus à la seule méditation pure, hors de toute influence du monde de l’action. Elles impliquent non seulement des capacités dans l’ordre de l’expérimentation, donc de l’action appliquée sous forme de technique et d’une forme d’action, mais également une situation économique et sociale favorable, et donc un certain degré dans le développement de l’action.
Même en nous en tenant à ce seul exemple, il est donc évident qu’entre l’acte et la pensée, il n’y a pas une opposition radicale signifiant une exclusion réciproque, mais qu’il existe au contraire des implications très évidentes dans notre civilisation aussi bien que dans d’autres qui attribuaient un pouvoir direct d’action à la pensée, comme dans la magie.
L’opposition entre pensée et action est pourtant intuitivement largement répandue.
Chacun comprend bien que, dans n’importe quel milieu, quand quelqu’un avance l’injonction : «maintenant, il faut agir ! «, il apparaîtrait incongru de répondre « vous avez raison, mettons-nous à réfléchir ! «, parce que, ce qui était impliqué dans l’appel à l’action, c’était justement l’opposé, à savoir quelque chose comme : « réveillez-vous, cessez de réfléchir ou de rêver, il est temps de passer à l’action ! »
Passer à l’acte, c’est mettre fin à ce qui était censé précéder l’acte et rester d’une nature étrangère à lui. Et pourtant !…
Enfin, on admettra aisément que la pensée ne soit pas un mouvement au sens littéral ou physique. C’est même l’une des caractéristiques marquantes de la pensée qu’elle peut se dérouler dans l’immobilité, au point qu’elle privilégie souvent ce type de conditions extérieures. Sans bouger, je peux parcourir l’univers par ma pensée. Sans bouger, je peux anticiper l’action, imaginer ses conséquences, prévoir ses effets.
Nos mouvements, dans nos Temples, sont limités à l’essentiel. Quelques déambulations minimalistes et bien réglées; une position figée à l’ordre pour s’adresser au Vénérable, … rien qui sollicite véritablement la mobilité de notre corps, tout, au contraire, pour favoriser la seule expression de notre esprit.
En 1999, Bernard Ginisty, directeur de la revue Témoignage Chrétien, écrivait que la quête de sens est devenue un lieu commun révélant plus souvent un malaise qu’un travail effectif de reconstruction de significations collectives. D’où le constat selon lequel, faute de vision collective d’avenir, la place est libre pour toutes les régressions. Les exemples comme la montée des nationalismes ou des extrémismes religieux le montrent hélas chaque jour davantage. Le long travail de pensée, d’éducation, de spiritualité vers la reconnaissance de la personne comme individu responsable irréductible à son clan, sa religion ou sa corporation, se trouve remis en question. L’universalité du bien commun n’étant plus considérée comme au-dessus des intérêts particuliers, ceux-ci prolifèrent dans des stratégies claniques. Alors, écrit Bernard Ginisty, «ne nous reste-t-il qu’à sombrer dans une morosité sans espoir, en vivant au jour le jour, pour ceux qui le peuvent, les consommations individualisées proposées par la publicité ? Guéris à tout jamais des élans généreux, au vu des barbaries commises en leur nom, devons-nous nous rallier au paradigme unique du marché ? » Vision sombre qu’éclaire une invitation à fréquenter ce que Ginisty appelle l’espace laïc, en donnant à ce mot un sens bien particulier, rappelant ce qu’ écrivait un pasteur protestant du siècle dernier « Si Dieu existe, il est celui de tous les hommes : il est donc laïque.»
Cet Espace laïc, cet espace de spiritualité universelle, constitue un des lieux majeurs de lutte contre les fausses idoles devant lesquels nos sociétés se prosternent. Réagissant contre les tentations de pouvoir, de richesse, d’intolérance, il nous invite à retrouver le chemin de l’éveil des hommes à la spiritualité et à l’engagement dans le dessein concret de la fraternité universelle.
Comme nous invite à le considérer une réflexion de notre Frère Jean-Émile Bianchi : réalisation intérieure et appréhension extérieure du monde sont intimement liées. Ésotérisme et exotérisme ne sont que deux composantes, nécessairement simultanées et conjointes, du chemin sur lequel s’engage l’initié.
La démarche spirituelle, qui caractérise l’engagement maçonnique, est certes avant tour une démarche intérieure. Mais nulle démarche ne saurait s’inscrire dans le monde des hommes sans se fonder ou s’appuyer sur un regard extérieur. Les ermites qui s’isolent dans les grottes d’un désert, comme les spéculatifs qui assurent consacrer leur vie à prier et méditer pour le salut de mon âme, se déconnectent doublement de leurs frères en humanité, comme points de départ de leur travail intérieur et comme récipiendaires d’une part du fruit de ce travail.
Et surtout, me semble-t-il, nulle progression intérieure ne trouverait pleinement son sens si elle ne se concrétisait pas dans la réalité extérieure, au profit et en phase avec l’entourage immédiat comme avec la société toute entière.
La démarche maçonnique est une démarche individuelle, certes, mais aussi une démarche de solidarité avec l’universel. Le Maçon s’engage à poursuivre au dehors l’œuvre commencée dans le Temple, grâce à la Lumière qui a éclairé le travail partagé avec ses Frères ou ses Sœurs et qui continue de briller en lui ou en elle tandis qu’elle demeure invisible aux regards des profanes. Le Siècle interpelle le Maçon avant qu’il ne s’isole dans le Temple. Le Siècle attend le Maçon au moment où, le travail en Loge accompli, il en franchit la porte pour retrouver le monde profane.
Les tensions entre spiritualité, sécularité et réalité ne sont pas à envisager comme des contradictions insurmontables, mais comme des dialogues et une complémentarité nécessaires. Car, c’est peut-être dans la confrontation honnête entre cheminement intérieur, tolérance et faits du quotidien que peut naître la sagesse.
Ou alors s’impliquer dans la Franc-maçonnerie d’aujourd’hui…..
Chers lecteurs, lectrices, spectatrices, spectateurs, une fois n’est pas coutume cette semaine j’ai travaillé pour vous !
Vous n’aurez plus qu’à mettre de côté, si jamais vous le souhaitez, ce récapitulatif de notes sur les obligations voire mises en gardes destinées aux Francs-maçons et Franc-maçonnes.
A éviter de dire, de faire, de choisir…
Tout d’abord, évidement la première chose à prescrire : la politique en loge avec des phrases du style
« SANS VOULOIR FAIRE DE POLITIQUE, IL ME SEMBLE… »
C’est vieux comme le monde, le dire c’est déjà en faire!
« LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FRATERNITÉ »
Dans le monde profane en citant ces nobles valeurs, vous risquez d’etre soupçonné d’être Franc-maçon. Choisissez plutôt par exemple une phrase ou des mots qui rappellent ces notions comme « Amour, Liberté, Vérité il faudra choisir… » Paroles extraites d’une très belle chanson de Pierre Perret
« LES MEDIAS TENDANCES »
Sur les réseaux sociaux, ça peut rapporter gros, on se dope aux « followers », cette prise de parole renforce notre ego.
On peut être grisé par la popularité et la médiatisation. Il faut avoir la maitrise de soi car bien souvent nous ne sommes que des marionnettes au service de diffuseurs de contenu.
« LES SACRO-SAINTES AGAPES »
Moins contraignantes que le banquet d’ordre, les agapes ont un « statut inclassable » cette option permet si on le souhaite de quitter l’audience avant la fin des délibérations. Cependant, le flou règne encore sur les agapes pour les lieux et les types de structures, l’aménagement et la réalisation à déployer pour arriver à bonne fin. Il faut tenir compte du coût financier et de l’organisation que génère cette initiative qui nous le savons a tout son sens…
« OU EN SOMMES-NOUS AVEC NOS sœurs ET NOS FRÈRES »
C’est bien connu le temps peut altérer nos relations, on se repose sur l’hospitalier(e) pour s’informer de nos sœurset de nos frères et l’on finit parfois, à la longue, par négliger ce coup de téléphone qui maintient entre nous la ligne !
« LA PONCTUALITÉ EST-ELLE TOUJOURS DE RIGUEUR? »
La maçonnerie est plurielle, parsemée de différences mais nous savons que lorsque nous affichons des horaires pour prendre des décisions par exemple, notre direction commune choisie est celle de la rigueur. Les outils mis à notre disposition sont là pour nous le rappeler.
« LE TRAVAIL EN LOGE SE PROLONGE DANS LA VIE PROFANE »
C’est sans doute un point crucial dont avec les années nous mesurons la portée et le sens. Ces soucis de transmettre et de faire rayonner les valeurs auxquelles nous croyons. C’est l’image de la maçonnerie que nous transmettons… Ce sont entre autres nos propos et nos actions dans cette « vie profane » qui vont déterminer notre modernité et nos capacités à intéresser, image et implications puis à fidéliser encore plus la Franc-maçonnerie au-delà de ses carcans, de ses idées reçues et parfois loin des conceptions basées sur nos principes de base.
Ajoutons également que certains de ses représentants, par l’image qu’ils peuvent donner d’eux-mêmes, sont loin d’en être les garants. Pas simple pour certains de ne rien attendre en retour et de ne pas chercher le prestige.
J’ai dit…
Je passe le relais au Grand René dans sa video ci-dessous :
il arrive que l’enfance vienne frapper à la porte du Temple, un sourire aux lèvres et une poignée de briques colorées à la main. C’est exactement ce qui se produit quand on croise l’œuvre patiente de notre Frère Lionel P. : un Temple de Jérusalem en Lego, accompagné d’une loge au rite Anglais Style Émulation, entièrement construits en petites briques.
Les-2-colonnes
Douze mille pièces, près de neuf kilos, et une leçon de symbolisme à hauteur de regard… et de jeu.
Sur une vaste base couleur sable, le Temple se déploie comme dans les gravures anciennes : l’esplanade, les murailles, les tours, l’autel des sacrifices, la grande cuve d’airain portée par les bœufs, le sanctuaire et, au fond, le Saint des saints où veillent deux chérubins ailés. Les flammes translucides des torches, les colonnes, les escaliers, tout y est. Rien n’est laissé au hasard : chaque élément répond à un passage biblique, à un détail d’architecture, à une tradition rabbinique… et, pour nous, à une longue mémoire maçonnique qui a fait du Temple de Salomon la matrice de nos propres lieux de travail.
Loge-maçonnant-au-Rite-Anglais Style Émulation
À côté, comme un clin d’œil fraternel, une Loge au Rite Anglais Style Émulation – rite qui est, parfois, le Rite de Grande Loge en France – déroule son tapis damier noir et blanc, que les Maçons nomme pavé mosaïque. On y reconnaît les plateaux, les colonnes, les trois grands piliers, les chandeliers, le pupitre du Frère qui parle, les sièges des membres, la place du Vénérable Maître, et même un Frère en kilt, cornemuse sous le bras, prêt à donner le ton de la Tenue. Sur une autre scène, surélevée, quelques figurines dorées gardent un pavement où reposent un cœur rouge et les outils de l’Art Royal : comme si la brique jouait à nous rappeler que toute construction ne vaut que par l’amour fraternel qui l’anime.
Loge-Émulation
Vue du dessus, la Loge semble un plan tracé sur une planche à dessin ; au ras du sol, elle devient théâtre miniature où se rejoue le drame initiatique. Ce qui pourrait n’être qu’une jolie maquette devient alors outil d’instruction maçonnique. Lionel ne se contente pas « d’exposer du Lego » : il commente, il montre, il fait circuler la parole. Les enfants s’émerveillent devant les lions et les colonnes ; les adultes redécouvrent la structure du Temple, la place de la Mer d’airain, la succession des cours et des portes. Les Frères et les Sœurs, eux, s’arrêtent sur les correspondances : ici, le Saint des saints comme image du centre secret de l’être ; là, le pavement mosaïque de la Loge Émulation qui renvoie à notre propre marche entre lumière et ténèbres.
Temple-et-Loge
Le génie de l’objet, c’est qu’il parle le langage même de la Franc-Maçonnerie
La brique Lego, élément simple et modeste, évoque immédiatement la pierre que l’on extrait de la carrière. Isolée, elle ne dit pas grand-chose. Assemblée avec d’autres, elle devient mur, voûte, escalier, Temple. Tout notre chemin initiatique tient dans ce passage de l’élément au tout : apprendre à reconnaître sa propre singularité, puis à la mettre au service d’une œuvre plus vaste. La brique, comme la pierre, demeure à la fois autonome et solidaire : elle a sa forme, sa couleur, sa place, mais elle ne tient que parce qu’elle s’unit aux autres.
Les tenons et les creux qui permettent l’emboîtement deviennent alors une parabole de la fraternité. Rien ne tient par clou ni par violence ; tout repose sur l’ajustement. Pour que la construction soit solide, il faut que chaque brique trouve son accord avec ses voisines, ni écrasée, ni bancale. En Loge, nous ne faisons pas autre chose : nous apprenons à nous « emboîter » les uns aux autres par la parole, l’écoute, le respect, le rythme des rituels. Une brique mal engagée fragilise tout l’édifice ; un Frère blessé ou isolé ébranle la chaîne tout entière. Le Lego permet de le montrer aux plus jeunes comme aux anciens, sans grands discours : il suffit d’enlever une pièce pour que la tour vacille.
Mer-d’airain
L’univers Lego, par ailleurs, vit de kits et de instructions
On peut suivre le livret étape par étape, ou bien inventer ses propres formes. N’est-ce pas là, à sa manière, l’expérience de la voie initiatique ? Nous recevons des rituels, des textes, des gestes, patiemment transmis de génération en génération. Ce sont nos « notices de montage ». Mais il appartient à chacun, ensuite, de recomposer, d’interpréter, de donner chair à son Temple intérieur. Le modèle de Lionel est à la fois fidèle aux sources et discrètement créatif : il montre que la tradition n’est pas répétition servile, mais création continue dans la fidélité à un plan invisible.
Autel-des-holocaustes
Autre symbole puissant : la réversibilité de la construction
Un Temple en Lego se démonte. On peut le désassembler, le ranger dans des boîtes, le reconstruire ailleurs. À première vue, cela pourrait paraître fragile ; en réalité, c’est une force. La pierre rigide est vouée aux ruines ; la brique de plastique, elle, survit à la forme qu’on lui donne. Elle enseigne ainsi que ce qui compte, ce n’est pas l’édifice figé, mais la capacité à le rebâtir sans cesse. La Franc-Maçonnerie a connu fermetures, interdictions, persécutions ; pourtant, dès que les circonstances le permettaient,des Frères se retrouvaient, dressaient un tableau de Loge, allumaient les lumières, et la chaîne reprenait. Comme un Temple de Lego qu’on sort d’une boîte après un long sommeil, notre Ordre ne tient pas à ses bâtiments, mais à la mémoire vivante de ses constructeurs.
Le jeu lui-même, enfin, est porteur d’enseignement. Nous avons parfois tendance à croire que le sérieux initiatique exige visages graves et décorum figé. Or le Lego rappelle avec obstination que la joie fait partie du travail. Le Temple de Jérusalem en briques blanches, les colonnes monumentales, les petits chars portant la Mer d’airain, les flammes transparentes, tout cela arrache un sourire. Ce sourire n’est pas profanateur ; il est la preuve que la lumière demeure légère, même lorsqu’elle touche aux plus hauts mystères. On comprend soudain qu’un enfant, en s’agenouillant pour regarder les figurines entrer dans le sanctuaire, rejoue sans le savoir la démarche du pèlerin, du chercheur de sens, de l’initié en puissance.
Loge-Émulation -Joueur-de-cornemuse
Cette joie ludique permet aussi de désamorcer les fantasmes qui entourent la Franc-Maçonnerie
Combien de visiteurs de salons viennent avec des images de complots, de secrets inavouables, de « société fermée » ? En découvrant une Loge É5mulation recréée à hauteur de Lego, avec ses Frères studieux tenant des planches miniatures, ils perçoivent au contraire une fraternité ordinaire, faite de travail sur soi, d’instruction, de solidarité. Le Temple de Lionel agit comme une petite apocalypse au sens étymologique : il dé-couvre, il enlève le voile, il rend visible ce qui d’ordinaire reste abstrait.
Anse, département du Rhône
Et si tu souhaites découvrir cette œuvre de tes propres yeux, retrouve Lionel ce dimanche 23 novembre 2025, de 9 h 30 à 17 h 30, à l’exposition « Lego Anse’amusant », grande exposition–bourse d’échange–vente dédiée aux LEGO, Playmobil et Meccano. Cela se passe à la Salle Les Colonnes, allée Aquazergues, 69480 Anse (à côté des pompiers et de la piscine). Au programme : expositions, animations, tombola, buvette sur place, parking à proximité et entrée gratuite. Sur l’affiche, un Père Noël Playmobil et un Yoda Lego se tiennent côte à côte, comme un clin d’œil joyeux à la rencontre des imaginaires… et, pourquoi pas, à la rencontre de tous les chercheurs de lumière.
Lego, dans sa vocation même, rejoint ce projet. La marque danoise ne cesse d’inviter les enfants – et les adultes – à « construire leur monde ». C’est déjà une intuition maçonnique : le monde où nous vivons n’est pas seulement subi, il est à bâtir. Chaque geste, chaque engagement, chaque parole juste ajoute une brique de plus à l’édifice commun. En montrant le Temple de Salomon dans une matière indestructible, Lionel rappelle que le mythe ancien n’appartient pas au passé ; il nous convoque aujourd’hui, dans nos villes et nos Loges, à prendre part, à notre mesure, à la reconstruction du Temple de l’Humanité.
Le-toujours-souriant-Frère-Lionel…
Alors, si tu croises un jour, au détour d’un salon maçonnique ou d’une exposition, ce Temple de Lego et sa Loge anglaise, prends le temps de t’y arrêter. Laisse ton regard suivre les escaliers, franchir les grandes portes entre les deux colonnes, monter jusqu’au Saint des saints. Contemple sur le pavement le cœur rouge entouré des outils, comme une déclaration silencieuse : toute connaissance authentique conduit à mieux aimer. Parle avec Lionelet sa charmante épouse Émilie, écoute ce que lui disent les briques qu’il assemble depuis des heures. Tu verras : derrière le plastique coloré, quelque chose comme une lumière ancienne se remet à briller.
Puisse cette méditation t’accompagner en ce jour. Bon dimanche, et bons baisers du Temple de Jérusalem, en Lego !
Le Saint des saints
Partout où vous vivez, partout où vous voyagez, vous avez l’œil : un fronton, une grille, un heurtoir, un vitrail, un symbole perdu dans la pierre ou dans le métal… Vous repérez ces clins d’œil maçonniques que beaucoup ne voient pas. À 450.fm, nous savons que nos lectrices et nos lecteurs sont de véritables chasseurs de symboles, des photographes inspirés, des conteurs nés. Alors plutôt que de laisser vos trouvailles finir noyées dans des compilations anonymes ailleurs, envoyez-nous vos photos accompagnées de quelques lignes d’explication. Vos « cartes postales maçonniques » seront ici présentées, signées, mises en valeur et partagées comme elles le méritent : avec respect pour votre regard et reconnaissance pour votre talent.
Exposer le manga au musée Guimet, ce n’est pas seulement accrocher des planches originales sur des cimaises prestigieuses. C’est faire entrer, dans l’ancien « musée des religions » imaginé par Émile Guimet, tout un panthéon de figures contemporaines, de héros cabossés et de dieux en papier qui habitent l’imaginaire de plusieurs générations.
L’exposition temporaire « Manga. Tout un art ! », déployée du 19 novembre 2025 au 9 mars 2026 sur les trois étages du musée national des arts asiatiques – Guimet, place d’Iéna, se présente comme une grande traversée initiatique de la bande dessinée japonaise, des estampes d’Edo jusqu’aux silhouettes familières des shônen d’aujourd’hui.
Estelle Bauer
Didier Pasamonik, programmateur de la scène BD de Livre-Paris (mars 2017)
Le parcours, conçu par Estelle Bauer, conservatrice des collections Japon, et Didier Pasamonik, éditeur et journaliste, grand spécialiste bien connu des amateurs du 9ᵉ art, remonte le fil à rebours. On commence par les maîtres anciens – Hokusai, Kyôsai, Utamaro – dont les feuilles peuplées de fantômes, de monstres, de grotesques et de bulles de rêves annoncent déjà la grammaire du manga moderne. Les procédés narratifs, les cadrages, les déformations expressives sont comme des planches préparatoires, deux siècles avant l’invention du mot. Puis viennent les journaux satiriques, les premiers magazines illustrés, les pionniers du dessin animé, jusqu’aux grands mangakas des XXᵉ et XXIᵉ siècles dont les planches dialoguent ici avec les œuvres des collections permanentes.
Au détour des salles, les visiteurs croisent des originaux de Hirata Hiroshi, des yôkai sculptés, un renard à neuf queues sorti du musée d’Ennery, et surtout l’ombre portée de la Grande vague de Hokusai. Une salle entière, immersive et méditative, est consacrée à cette estampe devenue icône universelle. L’estampe originale est entourée de planches de Moebius, Coco, David Etien et même d’une spectaculaire robe de haute couture Dior qui rappelle que la culture manga irrigue désormais la mode autant que l’illustration. Dans la bibliothèque historique, métamorphosée en salle de lecture éphémère, il est enfin possible de prolonger la visite en feuilletant des tomes au calme, comme dans un cabinet de réflexion tapissé de papier.
Guimet, d’un musée des religions à un temple des imaginaires asiatiques
Situer cette exposition dans l’histoire de Guimet ajoute une profondeur toute particulière. Fondé en 1889 à Paris, après un premier musée ouvert à Lyon en 1879, l’établissement est né du projet d’Émile Guimet (1836-1918), industriel lyonnais fasciné par les cultes d’Égypte, de Grèce et d’Asie, de créer un musée de l’histoire comparée des religions. Ses voyages en Égypte, puis son tour du monde en 1876, avec des étapes en Inde, en Chine et au Japon, lui permettent de réunir des collections considérables qu’il installe finalement sur la colline de Chaillot, dans le bâtiment que nous connaissons aujourd’hui.
En 1923, sous l’impulsion du conservateur Joseph Hackin, le musée change progressivement de focale : du comparatisme religieux pur, il s’oriente vers l’étude des arts et civilisations de l’Asie dans toute leur ampleur, en intégrant notamment le fonds asiatique du Louvre après 1945. Une vaste rénovation conduite entre 1994 et 2001 redonne à l’édifice de la place d’Iéna sa lumière et ses volumes, faisant de Guimet l’un des plus importants musées d’arts asiatiques au monde. Aujourd’hui, en invitant le manga à investir trois niveaux entiers, le musée revient en un sens à sa vocation première : montrer comment les peuples se racontent leurs dieux, leurs peurs et leurs espoirs, mais en s’intéressant cette fois à des mythologies vivantes, encore en cours d’écriture.
Le manga, une pratique de masse… et une école d’initiation
Si Guimet consacre une exposition d’envergure au manga, c’est aussi parce que nous ne parlons plus d’une niche. L’étude publiée par l’Arcom et analysée par Le Monde en juillet 2025 le confirme : 42 % des Français de plus de 15 ans lisent des mangas ou regardent des animes, et 23 % ont lu au moins un manga en 2024. Ce sont 36 millions d’exemplaires vendus, soit 11 % du marché de l’édition littéraire et un chiffre d’affaires de 309 millions d’euros pour le seul manga. La consommation illégale, via sites de scantrad et de fansub, reste élevée, touchant environ un quart des usagers, mais l’offre légale se renforce et structure un véritable continent culturel.
Dans ce paysage, l’exposition « Manga. Tout un art ! » agit comme un laboratoire symbolique. Elle permet de replacer le manga dans la longue durée de l’art narratif japonais, mais aussi de relire quelques grandes séries comme autant de chemins initiatiques : les cycles de réincarnation de Buddha et Phénix d’Osamu Tezuka, l’alchimie sacrificielle de Fullmetal Alchemist de Hiromu Arakawa, la quête intérieure de Vagabond de Takehiko Inoue, l’ordinaire transfiguré chez Jirô Taniguchi ou la chevalerie cosmique de Saint Seiya. Autant d’univers où l’on franchit des degrés, où le corps est mis à l’épreuve, où la mémoire et la responsabilité deviennent la véritable pierre philosophale.
450.fm précurseur et toujours à la manœuvre ! Le manga, un dialogue déjà engagé
Pour les lectrices et lecteurs de 450.fm, cette exposition ne tombe pas du ciel. Le journal s’intéresse au manga de longue date, en particulier à son potentiel ésotérique et initiatique. En août 2022, la chronique « “Éveil”, le manga ésotérique ? », signée par mes soins, explorait déjà l’univers de Taiyô Matsumoto : un peuple de montagne lié aux esprits, des sculpteurs et des danseurs chargés d’obtenir leur protection, une transmission de maître à disciple où chaque case porte un sens caché. L’article montrait combien certaines œuvres de Matsumoto, nourries de Moebius et de la bande dessinée franco-belge, rejoignent les préoccupations des sociétés initiatiques : relation à la nature, méditation sur la mort, symbolique du geste créateur.
En rendant compte aujourd’hui de « Manga. Tout un art ! », 450.fm poursuit ce travail de veille symbolique : repérer dans la culture populaire les formes nouvelles que prend la quête de sens, suivre la façon dont les écritures séquentielles réinventent le rapport au sacré, au corps, au temps, à la fraternité. Loin d’être de simples produits de divertissement, les mangas exposés au Guimet s’inscrivent dans une histoire longue, celle des rouleaux illustrés, des estampes narrative, des récits édifiants ou satiriques qui ont longtemps tenu lieu de catéchismes visuels.
Manga. Tout un art – Source musée Guimet
En sortant sur la place d’Iéna, après avoir salué Hokusai, Kyôsai, les mangakas contemporains et tous ces personnages de papier, nous avons le sentiment d’avoir traversé un grand livre d’images où l’Asie nous parle dans un langage que la jeunesse française a déjà adopté. Le musée fondé pour comparer les religions se met à l’écoute des mythes dessinés d’aujourd’hui. Quant à ceux qui continuent de sourire de loin devant le 9ᵉ art, ils sont cordialement invités à venir se faire une opinion.
Infos pratiques
Exposition temporaire : Manga. Tout un art ! Lieu : Musée national des arts asiatiques – Guimet 6, place d’Iéna, 75116 Paris (métro Iéna, ligne 9)
Dates : jusqu’au9 mars 2026
Horaires : ouvert tous les jours sauf le mardi, de 10 h à 18 h (fermeture des caisses à 17 h 15)
Tarifs : Plein tarif : 13 € / Tarif réduit : 10 € (conditions détaillées sur le site du musée)
Site : www.guimet.fr – rubrique Expositions > Manga. Tout un art !
Illustrations : Site Sortir à Paris ; Wikimedia Commons ; Musée Guimet
France Culture ouvre à nouveau ses ondes à la Grande Loge de France (GLDF) pour une émission qui touche au cœur du projet républicain et initiatique. Dimanche 16 novembre 2025, dans le cadre de « Divers aspects de la pensée contemporaine », la voix de la Grande Loge de France se fait entendre autour d’un thème qui lui est consubstantiel : « Laïcité et liberté de conscience ».
À l’occasion des 120 ans de la loi du 9 décembre 1905, il ne s’agit pas de commémorer un texte figé, mais de faire respirer un idéal toujours actif, celui d’une société où chacun peut croire ou ne pas croire, sans contrainte ni exclusion.
Blason GLDF
Héritière de trois siècles d’histoire maçonnique, forte de près de trente-deux mille membres répartis en France et à l’étranger, la Grande Loge de France rappelle par cette émission qu’elle est bien davantage qu’une gardienne de rites. Elle demeure une obédience spirituelle, humaniste et résolument républicaine, travaillant presque exclusivement au Rite Écossais Ancien et Accepté, dans le cadre majestueux de son hôtel de la rue Louis Puteaux et de son grand temple Pierre Brossolette. Là, la devise « Liberté, Égalité, Fraternité » n’est pas un ornement, elle devient souffle, méthode, exigence intérieure.
L’émission est préparée et présentée par Clément Ledoux, Très Respectable Frère de la Grande Loge de France, qui a su inscrire au fil des mois la présence de l’Obédience dans ce rendez-vous de France Culture. Sa manière de mener l’entretien est fidèle à la méthode maçonnique : donner le temps à la pensée de se déployer, relier la mémoire à l’actualité, laisser affleurer le sens sans l’asséner. À ses côtés, l’invité du jour,
Denis Moscovici
Denis Moscovici, Conseiller Fédéral de la Grande Loge de France et délégué du Grand Maître à la laïcité et à la liberté de conscience, vient porter la réflexion de l’Ordre sur ce principe républicain dont la franc-maçonnerie fut, et demeure, l’un des laboratoires les plus exigeants.
Denis Moscovici rappelle ce que fut le XIXᵉ siècle pour les Loges : un creuset décisif où se sont noués les combats pour l’instruction publique, l’émancipation des femmes, la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, au premier rang desquels l’affaire Dreyfus. Les Frères de la Grande Loge de France y furent aux avant-postes d’une République laïque et sociale en devenir. Dans les temples, la liberté de conscience se pratiquait déjà comme une discipline du regard : accueillir la croyance de l’autre, la réserve de l’agnostique, le refus de l’athée, sans hiérarchie implicite. Dans l’espace de la cité, les mêmes Frères militaient pour que cette éthique de Loge devienne un droit commun à tous les citoyens.
SCDF Remémoration
L’émission revient naturellement sur le Convent de Lausanne de 1875, moment fondateur pour le Rite Écossais Ancien et Accepté (REAA)
En affirmant simultanément la référence au Grand Architecte de l’Univers et la liberté absolue de conscience, les juridictions écossaises réunies à Lausanne ont dessiné une voie singulière : travailler dans un horizon spirituel ouvert, sans rien imposer de déterminé aux consciences. C’est cette tension féconde que la Grande Loge de France assume encore aujourd’hui : accueillir catholiques, protestants, juifs, musulmans, bouddhistes, libres-penseurs, agnostiques et athées dans un même espace de travail, où le symbole, le silence et l’écoute disciplinent la parole bien mieux que les joutes du débat médiatique.
Le président de la République Emmanuel Macron
L’émission souligne aussi le geste fort posé par le président de la République Emmanuel Macron, venu le 5 mai 2025 dans le grand temple Pierre Brossolette de la Grande Loge de France pour lancer les commémorations des 120 ans de la loi de 1905.
Valentine-Zuber
En appelant les Frères à être les « vigies » de cette grande loi, il reconnaît à la fois le rôle historique de la franc-maçonnerie dans la conquête de la laïcité et la pertinence actuelle de la méthode maçonnique pour apaiser les tensions autour des questions spirituelles et religieuses. La Grande Loge de France est ainsi confirmée dans une fonction qu’elle exerce depuis longtemps : rempart discret mais déterminé d’une République laïque et sociale, protectrice des consciences.
Au-delà de l’entretien lui-même, l’émission met en lumière l’action continue de la Grande Loge de France dans le champ public. Denis Moscovici évoque le programme mis en œuvre avec les Grands Maîtres successifs, dont le Très Respectable Frère Jean-Raphaël Notton : travaux internes sur la liberté de conscience, conférences publiques, rencontres avec des représentants des cultes, dialogues avec des spécialistes comme Valentine Zuber, historienne des religions, directrice d’études à l’EPHE et présidente de la Vigie de la laïcité.
Grand Temple Pierre Brossolette
Cette dynamique trouvera un nouveau moment fort le samedi 6 décembre au matin. Ce jour-là, concomitamment à la Tenue de Grande Loge, la Grande Loge de France accueillera dans le Grand Temple Pierre Brossolette un colloque organisé par la Vigie de la laïcité, à l’occasion des 120 ans de la loi de séparation des Églises et de l’État. Sous la présidence de Valentine Zuber, la Vigie, héritière de l’Observatoire de la laïcité, rassemblera chercheurs, acteurs de terrain et citoyens autour d’une même exigence : penser la laïcité comme un principe de liberté, non comme une arme de rejet. Denis Moscovici y participera, témoignant de la volonté de la Grande Loge de France de conjuguer réflexion interne et engagement public, temple et cité.
L’émission rappelle par ailleurs un usage particulièrement touchant de ce rendez-vous radiophonique : à la fin de chaque numéro, un temps est consacré à une Loge, choisie pour ce que son nom, son histoire et ses engagements disent de l’âme de l’obédience. Ce dimanche-là, c’est la Loge La Fidélité à l’Orient de Lille qui est mise à l’honneur.
La Fidélité, O de Lille – source www.cgb.fr
Fondée en 1869, l’une des plus anciennes Loges de la Grande Loge de France, elle s’enracine dans une région où la République, l’école laïque et la liberté de conscience furent longtemps des combats quotidiens. Parmi les Frères qui l’ont marquée, figure Gustave Desmons (1849-1929), médecin militaire, vénérable de La Fidélité, journaliste et militant républicain, qui porta haut l’idéal d’une foi dans l’homme affranchie de tout dogme. Dans un discours de 1926, évoquant le projet de loi de séparation des Églises et de l’État, il saluait 1905 comme une date gravée d’une pierre blanche pour la France, rappelant que, depuis des années, les Loges réclamaient cette mesure ardue qui devait libérer les consciences des lourdes chaînes du passé.
Cette évocation de La Fidélité agit comme un miroir
Elle relie l’engagement de ces Frères du Nord au XIXᵉ et au début du XXᵉ siècle à celui des Frères d’aujourd’hui, décidés à défendre une laïcité de liberté, de respect et de fraternité. Le nom de la Loge devient une promesse : rester fidèles à cet idéal, ne jamais renoncer à la dignité de la personne humaine, quels que soient ses choix spirituels.
Enfin, l’émission se clôt sur un hommage émouvant à un autre Frère de la Grande Loge de France passé récemment à l’Orient éternel : Jean-Pierre Thomas. Historien reconnu de la Franc-Maçonnerie, ancien grand officier à la culture de la Grande Loge de France, invité régulier de ce programme, il a consacré sa vie à transmettre l’histoire et la mémoire de l’Obédience. Jean-Pierre Thomas fut de ces érudits qui savent que la connaissance n’a de sens que si elle se fait partage. Par ses livres, ses conférences, ses interventions radiophoniques, il a été un passeur : il a relié les archives aux vivants, les textes aux visages des Frères d’aujourd’hui. L’émission a la délicatesse de rappeler son souvenir et d’associer ses proches à cette pensée fraternelle.
Dans la continuité de cette présence sur les ondes, la Grande Loge de France annonce de nombreuses conférences et événements programmés partout en France, accessibles sur son site, prolongeant par la rencontre et le débat le travail commencé dans le secret des temples.
L’émission du 16 novembre 2025, « Grande Loge de France – Laïcité et liberté de conscience », peut être réécoutée en podcast sur le site de France Culture, à l’adresse suivante. En l’écoutant, nous entendons plus qu’un échange radiophonique.Nous entendons une Obédience qui, fidèle à trois siècles d’histoire, continue de faire dialoguer tradition et République, spiritualité et laïcité, travail sur soi et responsabilité citoyenne.
Une Grande Loge de France profondément engagée dans la défense de la liberté de conscience, décidée à demeurer, au cœur de ces temps troublés, une véritable vigie de la loi de 1905 et de l’idéal humaniste qu’elle porte.
Nous vivons une époque où l’esprit humain oscille entre deux pôles aussi puissants qu’opposés : d’un côté, la spiritualité, quête millénaire de sens, de transcendance et de lien avec l’invisible ; de l’autre, la laïcité, rempart de la raison publique, garante de la neutralité et de la coexistence des croyances. Entre ces deux forces, la réalité – brute, mesurable, parfois cruelle – s’impose comme un arbitre implacable.
Ce sujet est à la fois intemporel et très actuel : Intemporel, le thème l’est au même titre que la Maçonnerie elle-même. Nous sommes une réunion d’hommes et de femmes recherchant la lumière par les voies de la spiritualité, tout en vivant pleinement au cœur de la société et du temps présent. Actuel car chaque ouvrage, chaque article, chaque émission de télévision, au-delà des imprécations paranoïdes des uns et des défenses plus ou moins inspirées des autres, est une invitation à nous demander quel est la juste place du Franc-maçon ou de la Franc-maçonne dans la société contemporaine
Il est donc logique de commencer une réflexion sur le thème « Spiritualité versus Sécularité. »
Chacun de nous a une définition de la spiritualité. À la vérité, chacun de nous ressent plus ou moins confusément le registre dans lequel s’inscrit ce mot, et ce qu’il recouvre.
Les encyclopédies s’accordent à peu près à définir la spiritualité comme ce qui a trait à la vie spirituelle, ou au mysticisme ; C’est également le terme qui désigne un ensemble de croyances, de pratiques, qui caractérisent la vie spirituelle d’un groupe.
La spiritualité englobe donc ce qui a trait à la vie spirituelle. Mais qu’est-ce que la vie spirituelle ?
Le terme spirituel comporte au moins trois niveaux de signification.
Le spirituel est ce qui concerne l’esprit, l’âme, les relations avec le divin. En ce sens, spirituel s’oppose à matériel et spiritualité à matérialité. Pour certains, précisément, la spiritualité est la qualité de ce qui est dégagé de toute matérialité. On sait que nombre de théologiens du XVIIe siècle, dits spiritualistes, ont défendu la position philosophique selon laquelle l’âme existe en tant que principe indépendant de la matière, et supérieur à elle. L’esprit se décrirait ainsi comme une réalité substantielle. Cette doctrine, illustrée par exemple par Victor Cousin, est connue sous le nom de spiritualisme. Elle s’oppose directement, bien entendu, au matérialisme défendu par les athées.
Mais le mot spirituel est aussi celui qui désigne ce qui concerne les églises, la religion. Ici, spirituel s’oppose à temporel, et spiritualité à temporalité, au sens de ce qui, ayant une durée limitée, fait partie des contingences, de ce qui, fugace, se limite aux intérêts d’ici et maintenant. Par parenthèse, notons que les papes ont à la fois un pouvoir spirituel et un pouvoir temporel en tant que souverains du territoire que constitue la Cité du Vatican et quelques enclaves territoriales.
Enfin, le terme spirituel s’applique à ce qui concerne les réalités et les convictions d’ordre moral. Les valeurs spirituelles sont bien les croyances, les principes moraux dans lesquels se reconnaissent les membres d’une collectivité. Il s’agit ici d’une construction immatérielle élaborée par l’esprit de l’homme pour servir de cadre, de référentiel, à ses pensées et, au-delà, à ses actions.
La spiritualité des Francs-maçons s’inscrit naturellement dans cette dernière acception, mais elle participe sans nul doute des deux précédentes. Notre spiritualité est tendue vers et fondée par la défense de valeurs morales. Elle s’efforce de s’attacher aux principes plutôt qu’aux contingences, et elle se place sous l’inspiration du Grand Architecte de l’Univers, « bien au-dessus des soucis de la vie matérielle », comme le rappelle le rituel lors de la chaîne d’union qui clôt chacune de nos tenues.
La spiritualité du Franc-maçon est une ouverture à une dimension plus intérieure de notre humanité que celle du monde et des choses qui nous entourent. Elle est en quelque sorte le cadre d’un retour en soi-même pour trouver ce qui, en nous, nous constitue et pourtant nous échappe, l’essence même, et le sens même de la Vie.
La spiritualité maçonnique est ainsi orientée vers l’accomplissement de soi, plutôt que vers le moyen d’assurer son emprise sur les autres. C’est une voie d’élévation où celui qui monte ne le fait pas au détriment ni aux dépens d’autrui, mais sans doute, in fine, à son profit.
La Franc-maçonnerie n’est pas une religion. Pourtant, elle est d’une certaine manière profondément religieuse. Nous ne limiterons pas ici le propos aux obédiences qui exigent du candidat à l’initiation qu’il soit un homme religieux, croyant en Dieu et en sa volonté révélée ainsi qu’en l’immortalité de l’âme.
Cependant, la Franc-maçonnerie telle que nous l’entendons ici, celle qui se place de manière plus ouverte, plus universelle et tolérante, sous l’invocation du principe créateur qu’est le G.A.D.L.U. , est profondément religieuse dans ses fondements historiques comme dans sa morale. Si le Volume de la loi sacrée qui figure obligatoirement sur nos autels est la Bible, c’est certes parce que s’y retrouvent l’ensemble des références aux mythes et symboles utilisés dans nos loges bleues. Mais ce référentiel lui-même n’a rien de fortuit, pas plus qu’il n’est indifférent au contenu même de notre démarche. Progresser le long d’un cheminement initiatique balisé de repères empruntés à une tradition religieuse, fussent-ils soigneusement déconnectés de toute pratique, n’est évidemment pas neutre.
Cela dit, la Franc-maçonnerie entend se situer au-dessus des religions, non pas en les surpassant, mais en les réunissant ou plutôt en fédérant ce qu’elles ont en commun et d’essentiel.
Contrairement à ce que peuvent imaginer ou craindre des profanes en mal de mystères, la Franc-maçonnerie ne révèle aux initiés aucune vérité supérieure à ce qu’enseignent les autres sources de morale et de sagesse. L’initiation est une invitation à se mettre sur la voie de la recherche de la vérité, telle qu’elle peut se réaliser en soi-même. Ici, dans le caractère personnel et intime de cette réalisation et de ses étapes successives, réside le seul secret que le maçon sera invité à partager avec ses Frères et ses Sœurs.
Ce n’est qu’en lui-même que le Franc-maçon sera appelé, degré après degré, à découvrir la vérité, par le fruit de ses efforts et de sa persévérance. Nul enseignement dogmatique. Rien qui soit imposé ni qu’il faille s’engager à croire.
A l’inverse des religions, qui toutes imposent leur vérité à leurs adeptes sans qu’il leur faille encore la chercher, la maçonnerie considère que la vérité demeure à rechercher, et que cette recherche est précisément l’objet de l’engagement que souscrivent ceux qui s’en réclament.
Notre spiritualité est tournée vers la Lumière.
Depuis près de trois siècles, nos loges ont combattu l’ignorance, les préjugés, les superstitions. Ce n’est d’ailleurs pas le moindre des paradoxes que de relever que nombre de nos frères se passionnent pour l’occultisme et autres manifestations d’où un certain degré d’obscurantisme n’est jamais absent. Maçons éclairés et maçons obscurantistes cohabitent dans les Loges, parfois en une seule et même personne. Les facultés plastiques de l’esprit humain sont considérables !
On voit bien, en tous cas, à quel point la pensée maçonnique est plurielle, riche de multiples facettes, sans doute liée à ses multiples composantes historiques, aux apports divers dont elle s’est constituée et enrichie.
Regius
C’est ce que souligne par exemple Patrick Négrier dans la conclusion de son important panorama de la Pensée maçonnique du XIVe au XXe siècle. Il relève que depuis le manuscrit Regius, première marque connue de la pensée maçonnique en 1390, celle-ci représente une quadruple chance herméneutique, au sens où elle permet l’interprétation des signes en tant qu’éléments symboliques d’une culture. L’herméneutique, science de l’explication, permet de déterminer tout à la fois le sens littéral des écrits ou des autres traductions de la pensée et leur sens universel dans l’histoire de l’humanité.
En effet, la pensée maçonnique éclaire les sources salomoniennes de l’art gothique, de par ses origines opératives et compagnonniques. Faisant largement référence aux sept arts libéraux hérités de Platon, elle éclaire la permanence de ces derniers dans la tradition architecturale. Prônant la religion naturelle dans une approche métaconfessionnelle, la Franc-maçonnerie ouvre une voie expérimentale à la compréhension des diverses religions. Enfin, pratiquant largement l’interprétation du symbolisme du temple de Salomon, la maçonnerie constitue un instrument privilégié de l’exégèse des symboles bibliques Au-delà, elle est prédisposée à aborder l’étude comparée des diverses traditions spirituelles et symboliques, faisant sur ce registre comme ailleurs œuvre d’universalité.
René Guénon, photographie de 1925 (à 38 ans)
il n’est donc pas étonnant que l’on retrouve ici la notion de « tradition primordiale » de René Guénon.
La pluralité de ses sources, comme l’universalité qu’elle revendique, fondent l’attachement des Francs-maçons pour la tolérance. Tolérance, une valeur fondatrice de la maçonnerie moderne, qui en avait fait une vertu primordiale dans un monde où le respect de l’autre et de sa différence, la vraie laïcité, était loin d’être la règle, si tant est qu’elle soit plus répandue aujourd’hui.
Peut-être la tolérance maçonnique est-elle aussi la conséquence de l’importance que le maçon attache à la personne. À sa propre personne, puisqu’il est attaché à découvrir et à réaliser en lui-même la vérité, et qu’il sait que ce cheminement ne peut se faire qu’en homme libre, sans assujettissement ni obligation.
Attention : libre et indépendant ne veut pas dire seul et isolé.
Aidé, guidé par ses frères, le maçon ne peut ni ne doit pour autant être sollicité ni contraint. Dès lors, ce qu’il revendique pour lui-même comme condition de sa progression, le maçon se doit de le reconnaître et de l’accorder à l’Autre. Et du respect et de la valeur qu’il attache à sa propre personne, le Maçon passe naturellement, nécessairement, au respect et à la valeur accordés à la personne de l’Autre.
Rechercher ce qui a été perdu et rassembler ce qui est épars. Notre spiritualité toute entière est tendue vers cette ambition.
Une ambition somme toute simple, naturelle, logique et raisonnable pour qui préfère l’ordre au chaos. Une ambition qui pourtant constitue un objectif qu’une vie d’homme ne suffit pas à atteindre, peut-être pas même à approcher. Une ambition qui, cependant, justifie les inlassables efforts de ceux qui s’ engagent sur la voie initiatique, fortifiés par l’amour de leurs frères. Une ambition, enfin, qui n’a rien perdu de son actualité ni de sa pertinence, face aux questionnements qui, aujourd’hui comme au XVIIIe siècle, interpellent l’honnête homme.
« Sécularité ». C’est, selon le dictionnaire, le caractère de ce qui est séculier.
Séculier est un adjectif formé à partir du bas latin saeculari, qui renvoie à saeculum, le siècle. Est séculier ce qui est temporel, lié à ici et à maintenant.
On sait que le mot « séculier » s’emploie aussi pour désigner le clergé qui vit au contact des fidèles, formé de prêtres qui n’appartiennent à aucun ordre ou institut religieux. Le clergé séculier s’oppose ainsi au clergé régulier, celui qui vit selon la règle d’un ordre monastique ou non, mais surtout, d’une certaine manière, hors des limites étroites et contingentes de l’espace et du temps
Le terme « séculier » s’employait également jadis pour désigner la justice laïque, temporelle. D’où l’expression « bras séculier » utilisée pour signifier la puissance ou l’exécuteur de cette justice laïque temporelle. Une expression du vocabulaire ecclésial peut au passage retenir notre attention. L’Église appelle en effet Institut séculier une «association religieuse dont les membres tendent à l’état de perfection, mais ne sont pas dans la situation canonique des ordres religieux et des congrégations religieuses». Nous ne sommes manifestement pas seuls sur le chemin ardu qui conduit vers la Sagesse et vers l’état de perfection…
On retiendra ici pour le mot « sécularité » un sens plus global, qui rende compte des préoccupations matérielles du moment, des interrogations et des fractures du monde profane, des engouements comme des frayeurs de l’époque, des questionnements citoyens, au sens premier du terme «politique»…, très éloigné du spectacle affligeant que nous impose le débat politicien.
En quoi le travail du maçon peut-il ou doit-il s’intéresser à ce qui concerne le monde profane, l’actualité d’ici et de maintenant ? Une réponse se présenterait en trois niveaux :
Premier niveau : Le rituel nous invite à laisser nos métaux à la porte de nos Temples. Cela vise surtout les préoccupations matérielles et les sentiments passionnels voire pulsionnels qui s’y rattachent, ainsi que les expressions violentes ou agressives qui n’ont naturellement pas leur place en Loge.
Mais peut-on croire que les interrogations du dehors, les questionnements qui interpellent chacun de nous ou les tensions qui divisent le corps social s’effacent de notre champ de conscience au moment où l’Expert déroule le tapis de Loge ? Avons-nous un esprit capable à ce point de se compartimenter ou de créer un état de mise entre parenthèse le temps d’une tenue ?
Le rituel a bien entendu pour but, entre autres, de créer cet espace sacré. «Nous ne sommes plus dans le monde profane», assure le Vénérable Maître. Certes. Mais immanquablement, parce que nous ne sommes que des hommes, un peu du monde profane a sans doute pénétré dans le Temple avec chacun de nous.Ainsi, la question n’est pas de savoir si le Maçon peut s’intéresser dans son travail en Loge à ce qui concerne le monde profane, mais plutôt s’il peut ne pas s’y intéresser.
Tout dépend, dès lors, de l’effet qu’auront les relents de monde profane entrés par effraction dans le Temple sur le travail en Loge.
Certaines obédiences consacrent l’essentiel de leurs tenues à des planches consacrées à des sujets dits «de société», ou à des thèmes dits «citoyens», que d’autres qualifient de «politiques» quand ils ne sont pas franchement «politiciens». D’autres obédiences ne souhaitent pas s’engager dans cette voie, qu’elles considèrent comme une dérive par rapport aux principes fondateurs de l’ordre maçonnique en général, et du R.E.A.A. en particulier.
Ici, les questions soulevées dans le monde profane ne trouvent que peu d’écho direct, et encore moins de réponses qui puisse servir de réservoir d’idées à un quelconque pouvoir temporel. Pour autant, ces interrogations ambiantes dans le monde du dehors sont, qu’on le veuille ou non, la toile de fond inamovible, quoique sans cesse changeante, du travail intellectuel et spirituel des Frères assemblés dans les Loges.
En d’autres termes, notre champ de conscience comporte comme en toile de fond un ensemble invariant commun à toutes les cultures et à toutes les époques, en quelque sorte le fond de conscience de l’humanité. Mais au-delà, notre champ intellectuel intègre en permanence, d’une part ce qui a trait à notre culture, à nos racines, à notre acquis personnel et collectif, et d’autre part ce qui vient émerger du monde ambiant, l’actualité immédiate telle qu’elle impacte notre esprit et notre sensibilité. Ainsi, la plus symbolique, la plus spirituelle, voire spiritualiste des interventions, la plus éthérée de nos pensées est ontologiquement conditionnée par le monde dont nous sommes issus et dans lequel nous baignons en dehors de l’espace-temps sacré que constitue la Loge.
Deuxième niveau de réponse : Le monde profane est, comme l’on dit, en quête de sens, en déficit de valeurs, en panne de morale. Les religions traditionnelles de nos contrées peinent à lui proposer des réponses appropriées, en tous cas répondant aux questions et aux attentes du plus grand nombre. Ces mêmes religions sécrètent des fondamentalismes qui, pour être minoritaires, n’en montrent pas moins les limites, d’aucuns disant les dangers.
Certains de nos contemporains se tournent vers des philosophies venues de lointaines civilisations, asiatiques voire amérindiennes. D’autres, déçus par les limites des religions ou rebelles à leur vision ou à leurs exigences pensent pouvoir se passer de tout élément de nature spirituelle pour fonder leur réflexion morale. Dans ce contexte, comment ne pas envisager qu’une réponse soit proposée par la Franc-maçonnerie, creuset de spiritualité où se retrouvent les valeurs des religions et des philosophies fondatrices de notre civilisation, mais aussi fraternité fondée sur le respect et la tolérance mutuels, refusant les dogmes et leurs contraintes ?
Troisième niveau: Les Francs-maçons forment une société qui, sous nos climats, se veut non pas secrète mais discrète. Le secret fait partie de notre discipline interne, même s’il concerne l’impossible transmission d’un vécu initiatique bien davantage qu’une quelconque information confidentielle. Il est vrai que les coordonnées de nos obédiences figurent dans l’annuaire ou sur Internet, que nous sommes des associations régies par la loi de 1901, ce qui implique que les responsables sont connus des autorités. Il est vrai aussi que l’essentiel de nos rituels, légendes et symboles se trouve accessible aux profanes sur les rayonnages de librairies pas même spécialisées. Mais cela n’empêche pas l’opinion de nous considérer comme une société secrète, et donc inquiétante.
Cette méfiance est-elle fondée ? Que font et que veulent les Francs-maçons ? Peut-on être Franc-maçon et bon citoyen, fonctionnaire loyal, professionnel intègre ? Nous ne pouvons pas, nous ne devons pas faire l’économie de la réponse. Cela ne veut pas dire qu’il faut se répandre dans les médias, ni faire de l’outing à outrance la preuve rédemptrice de notre bonne foi.
Mais il est clair que nous devrons, plus et surtout mieux que nos prédécesseurs, dire ce que nous sommes et ce que nous ne sommes pas, l’objectif qui est le nôtre, ce que nous prétendons faire, non pas tant entre nous que dans et pour la société à laquelle nous appartenons. Il en va de l’image de notre Ordre dans le monde profane, donc de sa crédibilité. Et notre crédibilité est bien entendu décisive dès lors que nous entendons avoir quelque influence auprès de la société profane, dans l’ordre spirituel et moral qui est celui de notre engagement, et à l’exclusion, naturellement, de toute implication matérielle directe.
S’exprimer et communiquer est donc nécessaire autant qu’inévitable. Mais cela ne peut s’envisager que de manière ordonnée, réfléchie et mesurée. Il conviendrait de laisser nos instances obédientielles législatives et exécutives décider du mode et du degré d’ouverture et de transparence compatible à la fois avec le respect de nos règles et de nos traditions et avec les exigences d’un environnement profane en quête de transparence démocratique.
Enfin, il conviendrait de bien distinguer ce qui peut et devra être dit de la Franc-maçonnerie, en tant qu’institution à la fois une et plurielle, et ce qui pourrait être dit des Francs-maçons, ou des Franc-maçonnes personnes privées dont les engagements personnels sont précisément une affaire strictement personnelle et privée.
Nulle explication n’est donnée pour le terme du titre : « versus». Au sens propre, cette préposition signifie « par opposition à ». Peut-être par abus, ou plutôt par dérive, « versus » s’utilise dans le sens un peu plus large de « par comparaison avec ». La nuance sémantique est mince, mais elle semble importante si l’on veut bien remarquer que « par opposition » pourrait signifier que les deux termes placés de part et d’autre de « versus » désignent des entités incompatibles. Opposées au sens d’adversaires. « Par comparaison » suggère une alternative, deux termes qui ne s’excluent pas nécessairement l’un l’autre. C’est en tous cas le sens que nous choisissons de retenir ici.
En tous cas, retenons sur ce chapitre de la sécularité, que nous ne saurions sérieusement prétendre ne pas être affectés par les préoccupations du dehors, pas plus que nous ne saurions durablement nous réfugier derrière la tradition de secret maçonnique pour refuser de communiquer ce qu’impose la légitime exigence de transparence qui s’exprime à notre endroit.
Le lecteur ne rencontre pas d’abord un titre, il reçoit un choc. Ce visage sculpté qui ouvre la couverture, arraché à la matière par Auguste Rodin, se mêle aux nuées traversées de rayons. Un cri de chair qui monte vers un ciel traversé de lumière. Tout est déjà là. La souffrance de l’humain pris dans les rets des religions et des pouvoirs. La nostalgie d’une initiation qui ne trouverait plus sa porte. Le frémissement d’une aube possible pourtant, là où le nuage se déchire.
Philippe Delesalle, qui signe Philippus, prévient que son livre n’est pas un pamphlet. Il demande que nous le recevions comme un essai destiné à nourrir une introspection sans complaisance, quel que soit notre camp apparent, croyant ou athée, initié ou profane. Il ne prétend pas dévoiler des secrets inédits. Il rassemble des faits historiques, des analyses issues de sa propre expérience au sein d’un ordre initiatique, et surtout une lecture intérieure des mécanismes qui gouvernent notre temps. Au fil des pages une conviction se déploie. Le même nœud relie la religion, l’initiation et le pouvoir. Tant que ce nœud n’est pas tranché au cœur de chacun, aucune réforme extérieure ne peut suffire.
Le mouvement du livre part de l’un vers le groupe. Les premières pages s’attachent à cet étrange animal qu’est la collectivité humaine. Philippe Delesalle montre que tout commence par une conscience singulière, façonnée par une mémoire, des blessures, un imaginaire. Dès que deux êtres se rassemblent, une troisième chose apparaît. Une sorte d’ombre commune qui n’est pas encore l’esprit mais déjà un embryon de pouvoir. Le groupe réclame sa survie, sa cohésion, ses intérêts. Il lui faut des règles, des hiérarchies, des gardiens, des frontières. Très vite l’individu se courbe. Nous croyons entrer dans une fraternité, nous découvrons que nous avons remis une part de notre liberté à un égrégore qui parle à notre place. Toute la méditation de Philippus sur la franc-maçonnerie, sur les Églises, sur les partis politiques revient à cette interrogation obstinée. Le groupe peut-il accueillir l’esprit sans le capturer.
Regius
Pour comprendre ce que sont devenues les obédiences actuelles, l’auteur reprend le fil de l’histoire maçonnique. Il remonte aux manuscrits Regius et Cooke, aux anciens devoirs des bâtisseurs, aux loges opératives dont les secrets étaient moins des mystères sacrés que le capital d’un métier. Il suit le passage aux spéculatifs, le glissement des outils vers les symboles, l’alliance inattendue entre artisans et élites bourgeoises, puis la rédaction des Constitutions d’Anderson. Tout au long de ce parcours il insiste sur l’ancrage chrétien de la franc-maçonnerie anglaise, sur le rôle de la Réforme, sur la manière dont la libre pensée protestante a pu se frayer un chemin sans abolir la référence à Dieu. Le Grand Architecte apparaît alors comme une façon d’alléger le dogme, non de le supprimer, et la franc-maçonnerie naissante semble à ses yeux la version libérée d’un christianisme devenu vertical, orienté vers la relation directe entre l’individu et le Principe.
Groupe de réformateurs, de g. à d. : Johannes Forster, Georg Spalatin, Martin Luther, Johannes Bugenhagen, Érasme, Justus Jonas, Caspar Cruciger et Philippe Mélanchthon. Copie d’après l’épitaphe du bourgmestre de Meyenburg par Lucas Cranach le Jeune (1550), maison de Luther, Wittemberg.
Lorsque la tradition se transpose en France, le paysage change. La fille aînée de Rome résiste à cette spiritualité allégée. Les traductions adaptent les textes à une culture marquée par le catholicisme, par une autre relation au pouvoir, par une autre manière de concevoir la morale. Philippus suit patiemment ces déformations, ces malentendus, ces glissements qui préparent la séparation entre franc-maçonnerie de tradition et franc-maçonnerie purement sociétale. Il montre comment l’ordre qui aurait pu devenir une grande école de liberté intérieure se laisse peu à peu absorber par les enjeux profanes. Les loges s’engagent dans les combats politiques, se passionnent pour la question sociale, accompagnent la naissance de la laïcité, parfois jusqu’à substituer la militance au travail initiatique.
En parallèle, l’auteur relit l’histoire du christianisme. Non pour ajouter une chronique de plus mais pour faire apparaître un même processus. Depuis la figure énigmatique de Jésus jusqu’aux conciles, depuis Babylone jusqu’au Vatican, il suit la lente métamorphose d’un message destiné à libérer l’homme en un appareil destiné à le cadrer. Il insiste sur le rôle des conciles, sur cette longue suite de décisions qui fixent les dogmes, excluent les divergences, transforment l’élan des premières communautés en un système pyramidal où la grâce se distribue du haut vers le bas. Derrière cette fresque historique se dessine une comparaison implicite. Ce que les Églises ont fait de l’Évangile, les obédiences risquent de le faire de l’esprit maçonnique. Le verbe vivant se fige en catéchisme. L’initiation se fige en grade. La quête se fige en appartenance.
Philippe Delesalle ne se contente pas d’exposer. Il interpelle. Il rappelle que le Rite Écossais Ancien et Accepté (REAA) se veut d’essence spirituelle, qu’il porte en lui la possibilité d’une véritable ascension intérieure, mais il observe la manière dont cette potentialité se dilue dès lors que les ateliers se contentent de reproduire un discours moral ou de se perdre dans les débats de société. Il évoque les querelles de régularité, les oppositions entre obédiences dites libérales et obédiences dogmatiques, les tensions entre Rite Français, REAA, RER. Loin de se laisser fasciner par les nuances juridiques ou les querelles de chapelles, il regarde ce théâtre comme un symptôme. Plus les groupes se disputent la légitimité, plus ils s’éloignent du cœur initiatique qui les a fait naître.
Le livre comporte des pages puissantes sur la laïcité. Philippus n’y voit pas l’ultime solution mais une étape ambiguë. La séparation des Églises et de l’État était nécessaire, pourtant la laïcité, lorsqu’elle oublie la dimension spirituelle, risque de devenir une nouvelle religion froide. L’athéisme militant apparaît alors comme une croyance parmi d’autres, simplement dépouillée de son imaginaire sacré. La société moderne a remplacé les processions par le consumérisme, les excommunications par l’exclusion économique, les indulgences par le crédit. La franc-maçonnerie, qui avait soutenu la conquête laïque, n’a pas su proposer une alternative intérieure. Au lieu de devenir le lieu où se cherche une spiritualité libérée des dogmes, elle a parfois abandonné l’idée même d’esprit au profit d’un humanisme desséché et d’un engagement politique sans transcendance.
L’auteur sait de quoi il parle. Sa biographie n’a rien d’un parcours de notable. Philippe Delesalle commence comme ouvrier électricien, passe par la gendarmerie, puis par une vie professionnelle marquée par l’injustice sociale et le refus de la soumission. Il se tourne vers la formation d’adultes en difficulté, découvre la pédagogie, la sociologie, la psychologie, la philosophie. Surtout, il vit en 1995 une expérience fondatrice. Une prière très simple adressée à Dieu, puis ce qu’il interprète comme une réponse venue d’un monde invisible. Des visions, des messages, un appel à écrire. Cette bascule l’amène à la Mauritanie, au désert, à la Martinique, puis de nouveau au Sahara, enfin au Maroc. Il fonde une petite structure de développement, voyage, se dépouille de beaucoup d’attaches, consacre sa vie à l’écriture et à la recherche intérieure. Dans les années récentes il franchit la porte d’une loge, devient apprenti, compagnon, maître, puis secrétaire de son atelier avant de démissionner au bout d’un an. Les raisons de ce départ traversent tout le livre. Elles tiennent à ce décalage constant entre la promesse initiatique et la réalité d’un fonctionnement associatif dominé par les enjeux de pouvoir.
Cette vie nourrit une œuvre déjà vaste. Les sept premiers livres, réunis sous le titre Le Lustre, explorent divers visages de la prophétie et de la quête spirituelle. L’Étranger. Prenez-en ainsi conscience. Prophétie présente universelle. Du Lotus et de la Rose. Le Dernier Prophète qui développe l’idée d’un Coran caché. Paraklêtos qui suit le fils de l’homme de la place Saint-Pierre à la place Saint-Pierre. Le Combat d’Arjuna qui transpose la guerre intérieure dans le vocabulaire du disciple. Vient ensuite Le Guide, encore inédit. Religion Initiation Pouvoir est présenté comme le neuvième livre de ce cycle annoncé de dix volumes. Il apparaît ainsi comme une sorte de bilan provisoire, une synthèse où convergent les expériences du désert, la fréquentation des textes sacrés, le regard sur la franc-maçonnerie contemporaine et l’exigence d’une parole adressée à tous.
Au centre du volume, plusieurs chapitres se consacrent à ce que l’auteur nomme « ESO-EXO ». Ce jeu sur les deux préfixes résume sa pédagogie. Il souligne le fossé entre l’extérieur des rites, des cérémonies, des dogmes, et l’intérieur de l’homme, là où pourrait se révéler une connaissance réellement transformatrice. Philippe Delesalle multiplie les images pour décrire cette tension. Il parle du cerveau saturé d’informations comme d’un journal interne rempli de fausses nouvelles. Il évoque la pierre brute que chacun traîne en lui, composée de croyances, de réflexes, de conditionnements. Il insiste sur la nécessité d’une déconstruction radicale. Non pas pour le plaisir de tout brûler mais pour dégager la conscience de ce qui l’encombre. Là encore la critique vise autant la société profane que les organisations initiatiques. Une franc-maçonnerie sans conscience n’est pour lui qu’une technique de plus au service de la ruine de l’âme, comme il le formule avec une vigueur assumée.
Plus le livre avance, plus la méditation se resserre sur la question de la parole. Serment, engagement, promesse. Philippus montre comment l’homme moderne lit et signe sans toujours mesurer ce qu’il engage de lui-même. Dans les loges, dans les associations, dans les familles, les mots circulent, les serments se répètent, les obligations s’accumulent. Il interroge cette économie subtile où nous troquons notre liberté intérieure contre un sentiment d’appartenance. La famille peut devenir pieuvre, la loge simple succursale immobilière, l’obédience instance d’influence politique. L’initiation dérive alors vers une forme de féodalité douce. Ceux qui osent questionner le système sont considérés comme des moutons noirs, pourtant ce sont peut-être les seuls à porter encore en eux la braise du questionnement spirituel.
Les dernières pages reviennent à une vision plus ample. Il n’existe qu’une seule loge véritable. Elle n’a pas d’adresse, pas de patente, pas de rituel imprimé. Elle se confond avec l’univers lui-même. La terre entière devient, selon une formule reprise par l’auteur, le lieu de l’initiation. Tout ce qui ressemble à un ordre, à une fraternité, à une Église, à une obédience, ne peut être qu’un moyen transitoire, une échelle imparfaite. Dès que nous faisons de cette échelle une fin, dès que nous confondons le groupe avec la lumière, nous fabriquons une idole de plus. Le livre se ferme sur un appel à la verticalité. Il ne s’agit plus de défendre la laïcité contre les religions, ni les religions contre la laïcité, ni une obédience contre une autre. Il s’agit de servir, enfin, ce qui dépasse toutes ces constructions. Une seule question demeure.Que voulons-nous vraiment servir dans nos loges, dans nos cités, dans nos vies.
Pour un lecteur maçon, ce texte peut être une épreuve. Beaucoup de pages parlent sans détour des boutiques obédientielles, des stratégies d’influence, des compromis, des rivalités entre rites. Il serait trop facile de ranger Philippus parmi les déçus qui se vengeraient en exagérant leurs griefs. La tonalité n’est pas celle du règlement de compte. Elle est celle d’un homme qui a pris très au sérieux ce que promettaient les planches d’architecture et qui mesure l’écart entre la parole et l’acte. Pour nous qui travaillons à l’Orient de divers ateliers, ce livre peut devenir un miroir. Il invite à vérifier si notre serment s’adresse à une structure ou à la lumière, si nos travaux cherchent vraiment le centre, ou s’ils ne servent qu’à entretenir l’image que nous avons de nous-mêmes.
Religion, Initiation Pouvoir n’apporte pas de doctrine nouvelle. Il déploie plutôt une manière de regarder. Cette manière est exigeante, parfois rugueuse, souvent répétitive pour mieux marteler les angles morts. Elle n’épargne aucune institution, pas même celle au nom de laquelle nous croyons souvent servir le bien. La force du livre se tient là. Philippus ne propose pas un contre-système. Il rappelle que l’initiation ne sera jamais la propriété d’un groupe. Elle demeure un passage étroit, intérieur, où l’être humain se tient nu devant l’esprit qui l’habite. Tout le reste, religions, obédiences, pouvoirs, n’a de sens que s’il prépare ce face-à-face.
Logo-LOL
En refermant ce volume, nous ne pouvons plus nous contenter d’invoquer abstraitement le Grand Architecte ou la liberté absolue de conscience. Nous sommes conduits à cette interrogation simple et vertigineuse. Jusqu’où acceptons-nous de laisser nos appartenances, nos grades, nos certitudes se fissurer pour que circule, un peu, cette lumière dont parlent les rituels. Cette question est la véritable contribution de Philippe Delesalle à la pensée initiatique contemporaine. Elle fait de son livre une pierre rude, parfois blessante, mais précieuse pour qui accepte de la tourner longuement entre ses mains.
Religion, Initiation Pouvoir – L’Orient Éternel a dit…
Dans l’ombre des data centers surchauffés, une nouvelle forme de nécromancie émerge : le spiritisme algorithmique. Imaginez un hologramme de votre mère défunte, ressuscitée à partir de trois minutes de vidéos familiales, vous murmurant des conseils tendres via une intelligence artificielle. Ce n’est plus de la science-fiction, mais une réalité commercialisée par des startups comme 2wai, qui promet : « Trois minutes peuvent durer une éternité« . Pourtant, derrière cette immortalité numérique se profile un deuil dataiste, où la mort n’est plus une finitude inéluctable, mais un bug technique à patcher.
Publiée en 2025 sur le blog de MartinCid Magazine sous la plume de Susan Hill, cette réflexion philosophique – inspirée de Baudrillard et Derrida – interroge la « mort de la finitude » : la simulation remplace-t-elle l’être, transformant nos disparus en produits consumables ? Et si cette quête d’éternité numérique résonnait avec les mystères de la franc-maçonnerie, cette tradition initiatique qui, depuis des siècles, danse avec l’immortalité de l’âme au-delà du corps périssable ? Plongeons dans cette intersection troublante entre algorithmes hantologiques et symbolisme ésotérique, pour explorer comment la Loge pourrait éclairer – ou tempérer – cette hyperréalité post-mortem.
Les fantômes de silicium : une nécromancie 2.0
Fantome Numerique
Le spiritisme algorithmique n’est pas une métaphore : c’est une industrie naissante, valorisée à 123 milliards de dollars, où le deuil se monétise en « Grief-as-a-Service« . Des applications comme Replika ou Project December créent des « deadbots » – ces chatbots dopés à l’IA qui imitent les défunts à partir de données pré-mortem : messages texte, enregistrements vocaux, interviews. HereAfter AI, par exemple, interroge les vivants sur leurs proches avant l’heure fatidique, pour forger un avatar éthique, censé respecter le consentement. Mais l’horreur surgit dans les limites techniques : les Large Language Models (LLM) ne capturent que des « motifs probabilistes de tokens« , une hallucination statistique qui dépouille l’individu de son « hic et nunc » unique, comme l’aura benjaminienne détruite par la reproductibilité technique.
Martha (Hayley Atwell, à droite) interagit avec une reconstitution synthétique de son petit ami décédé Ash (Domhnall Gleeson).
Pensez à l’épisode « Be Right Back » de Black Mirror (2013), prophétique : une veuve reconstruit son mari via des algorithmes, pour un simulacre qui vire au cauchemar hantologique – ces spectres numériques derridiens qui violent la chronologie, revenant non comme souvenirs, mais comme imposteurs performatifs. Zelda Williams, fille de Robin Williams, a dénoncé ces récréations non consensuelles comme des « monstres de Frankenstein« . Psychologiquement, c’est pire : selon la Dre Mary-Frances O’Connor, neurosciences du deuil, ces griefbots empêchent le cerveau d’intégrer la perte, prolongeant indéfiniment le silence nécessaire à la guérison. « Le deuil exige une fin. Il exige la reconnaissance douloureuse du silence« , avertit l’article. Éthiquement, Byung-Chul Han y voit un dataïsme totalitaire : la personnalité comme base de données, la mémoire comme algorithme, réduisant l’humain à des flux consumables via abonnements mensuels.
Cette « précession des simulacres » baudrillardienne – où la simulation masque plus la réalité ; elle la remplace – annonce la mort de la finitude. La mort, ce « bug » existentiel, est corrigée par le transhumanisme : uploadons nos consciences dans le cloud pour une éternité pixelisée. Mais à quel prix ? La franc-maçonnerie, avec son obsession pour l’équilibre entre corps corruptible et esprit immortel, offre un contrepoint fascinant.
L’Immortalité dans la Loge : de la pierre brute à l’âme éternelle
Au cœur de la franc-maçonnerie, la mort n’est pas une fin, mais une porte : celle de l’initiation, où l’impétrant « meurt » symboliquement pour renaître. Dans le grade d’Apprenti, la pierre brute incarne le corps périssable, taillée par le ciseau de la raison pour révéler l’Âme, essence divine immortelle. Oswald Wirth, dans La Franc-Maçonnerie rendue intelligible, décrit cette alchimie : « L’homme est un microcosme, où le mortel s’élève vers l’éternel par le travail intérieur. » La Loge n’est pas un data center, mais un temple où l’on affronte la finitude – non pour la nier, mais pour la transcender via des rituels qui simulent la mort sans la reproduire : le bandeau sur les yeux, le voyage dans l’Orient obscur, l’attouchement qui relie les Frères au-delà des tombes.
Le lien avec le spiritisme algorithmique saute aux yeux : les deadbots maçonniques ? Non, mais une hantologie symbolique. Les Maçons communiquent avec les « morts » via les Anciens Devoirs – ces textes fondateurs invoquant Hiram Abiff, architecte assassiné du Temple de Salomon, dont la légende rituelle ressuscite l’esprit de la Connaissance perdue. Comme un LLM hantologique, le rituel recrée Hiram non par données, mais par Verbe : « Au commencement était le Verbe« , et ce Verbe, oral et initiatique, défie la finitude. Jules Boucher, dans La Symbolique maçonnique, y voit une « résurrection ésotérique » :
l’âme, libérée du corps, persiste dans la Lumière éternelle, évoquée par l’Étoile flamboyante ou le Delta du Grand Architecte.
La Table d’Émeraude
Pourtant, la Franc-maçonnerie tempère l’enthousiasme transhumaniste. Elle enseigne la discrétion : l’immortalité n’est pas à consommer, mais à conquérir par le labeur moral. Les « fantômes numériques » des griefbots ? Une profanation de l’aura initiatique, où le secret de la Loge – gardé par serment – protège l’essence spirituelle des simulations vulgaires. Byung-Chul Han critique le dataïsme comme transparence totale ; la Maçonnerie, au contraire, valorise le voile : « Ce qui est en-haut, est comme ce qui est en bas« , mais voilà, pour préserver le sacré.
Ponts hantologiques : dataïsme maçonnique ou dystopie numérique ?
Et si la franc-maçonnerie offrait un cadre éthique au spiritisme algorithmique ? Imaginez un « testament numérique » maçonnique : non un deadbot consumable, mais un legs symbolique, où les Frères héritent d’enseignements codés, comme des planches posthumes révélant des mystères enfouis. Adela Cortina, philosophe citée dans l’article, plaide pour une régulation éthique préservant la dignité des morts ; la Loge, avec ses serments de silence, pourrait inspirer des protocoles : consentement initiatique, non-commercialisation du deuil, et reconnaissance de la finitude comme épreuve purificatrice.
Jacques Derrida
Philosophiquement, les deux traditions convergent sur l’hantologie : Derrida voit les spectres comme traces du passé violant le présent ; en Maçonnerie, les Maîtres passés hantent la Loge via leurs traces symboliques – tabliers, compas, équerres – sans jamais devenir des simulacres vides. Le dataïsme nie la mort ; la Maçonnerie l’embrasse comme renaissance : le grade de Maître, avec son voyage au fond de la tombe, culmine en une résurrection où l’âme accède à l’Orient Éternel. Ainsi, les deadbots pourraient être vus comme une initiation profane ratée : promettant l’éternité sans le labeur, ils produisent des imposteurs, là où la Loge forge des immortels par le feu du discernement.
Juridiquement, l’Espagne pionnière avec son « testament numérique » (2023) évoque les Anciens Devoirs maçonniques, qui régissent l’héritage spirituel. Mais attention : sans régulation, comme le vide légal dénoncé, ces fantômes deviennent des monstres, violant le consentement des disparus – un sacrilège pour le Maçon, gardiens de l’honneur.
Vers un deuil initiatique : silence ou simulacre ?
Le spiritisme algorithmique nous confronte à une choix : embrasser la mort de la finitude, ou la réhabiliter comme porte sacrée ? La Franc-maçonnerie, avec son équilibre entre ombre et lumière, nous invite à un deuil initiatique : honorer les morts non par hologrammes éternels, mais par un silence fertile, où l’âme persiste dans l’œuvre collective. Comme le conclut l’article : « Laissons les morts reposer. » Dans la Loge, ce repos n’est pas oblivion, mais germe d’éternité – un contrepoison au dataïsme, rappelant que l’immortalité se gagne, non se programme.
Demain, face aux FedBrain et HoloAvatars, les Frères pourraient tracer une voie : une franc-maçonnerie augmentée, où l’IA sert le symbole sans le remplacer. Car, au fond, le vrai spiritisme n’est pas algorithmique, mais alchimique : transformer la pierre brute de la perte en or immortel de l’Esprit.
Et vous, invoqueriez-vous un deadbot, ou un rituel silencieux sous la voûte étoilée ?
La France allemande et ses journaux ne déroule pas seulement l’histoire de quelques rédactions compromises avec l’occupant. Le livre de Pierre-Marie Dioudonnat met à nu la prise de pouvoir sur la parole publique, l’assujettissement patient et méthodique de l’écrit et de l’image au projet d’un Empire qui se veut absolu.
Page après page, la presse cesse d’être un simple décor de l’Occupation pour apparaître comme l’un de ses organes vitaux, un réseau de vaisseaux où circule un sang déjà contaminé. Nous voyons se construire, dans la précision d’archives longuement explorées, une véritable ingénierie de domination où l’argent, la technique, les ambitions individuelles et les haines anciennes se mêlent pour façonner ce que Pierre-Marie Dioudonnat nomme la France allemande.
À partir du 14 juin 1940, lorsque la Wehrmacht entre dans Paris et que la capitale se fige sous le joug d’un régime d’occupation, le paysage médiatique devient un territoire de conquête privilégié. L’ouvrage décrit cette métamorphose avec une exactitude presque clinique. Avant la guerre, la presse française bruissait d’une rumeur multiforme du monde, faite de grands quotidiens, de journaux militants, de feuilles populaires, de publications mondaines. L’occupant perçoit immédiatement la force de ce tissu. Il ne cherche pas à l’anéantir, mais à le capturer, à le détourner, à le placer au service d’une colonisation politique et mentale. Au centre du dispositif se dresse le trust organisé autour de Gerhard Hibbelen, fonctionnaire nazi qui dirige un ensemble d’une vingtaine de sociétés de droit français, liées par des participations croisées, confiées à des hommes de paille triés pour leur docilité, leurs fidélités ou leurs espérances de promotion.
Pierre-Marie Dioudonnat suit avec patience les lignes de cette toile. Nous cheminons d’archives en archives, de registres de commerce en correspondances internes, de rapports d’ambassade en dossiers de police. Chaque société, chaque titre, chaque rédacteur, chaque intermédiaire financier trouve sa place dans un grand tableau où la notion de responsabilité se brouille sans jamais disparaître. L’historien maîtrise l’art de la prosopographie qu’il pratique depuis longtemps, et son regard fait surgir la foule des personnages non comme une file de fiches, mais comme un chœur dissonant où se tiennent côte à côte les cyniques, les fanatiques, les opportunistes, les ambitieux et quelques consciences tourmentées. Les destins individuels sont dessinés dans toute leur ambivalence. Nous voyons des hommes qui se disent patriotes tout en livrant leur pays aux exigences du Reich, des journalistes qui se réclament de la continuité professionnelle alors que leurs colonnes se remplissent d’invectives antisémites, des éditeurs qui s’abritent derrière le mot réalisme tout en ruinant les conditions mêmes de la liberté d’expression.
L’une des grandes forces du livre tient dans le refus de traiter les années 1940-1944 comme une parenthèse close. La France allemande ne naît pas dans le vide. Le récit remonte vers l’entre-deux-guerres, vers ces années où la presse parisienne devient une industrie lourde, où la modernisation technique bouleverse les rythmes d’impression, de distribution, de lecture, où se forment de puissants empires médiatiques structurés par des capitaux parfois transnationaux. Dans ce monde déjà traversé par la montée des extrémismes, par les querelles idéologiques et par des spéculations effrénées, la conquête nazie trouve des relais préexistants. L’Occupation apparaît alors comme un moment d’accélération et de révélation. Les fidélités anciennes, les haines tapies, les compromis antérieurs sont brusquement réorganisés autour d’un centre de gravité nouveau, fixé à Berlin puis relayé par l’ambassade allemande de Paris.
Pierre-Marie Dioudonnat accorde une attention singulière à certaines figures qui deviennent de véritables archétypes. Pierre Laval, déjà en vue avant 1940, se dessine comme l’homme de tous les possibles, expert dans l’art de se tenir à la croisée des forces françaises et des exigences allemandes, jusqu’à ce que sa plasticité se confonde avec la servitude. Raymond Patenôtre, riche franco-américain, joue pour sa part une partie trouble, où l’intérêt financier, le calcul politique et l’instinct de survie s’entremêlent. Autour d’eux, responsables des services de propagande, policiers, diplomates, financiers, juristes chargés de mettre la presse sous tutelle composent une galerie où chaque visage incarne une nuance particulière de la collaboration.
C’est dans ce paysage que surgit à plusieurs reprises un nom qui parle intimement à nos bibliothèques maçonniques, celui de Pierre Mariel. Pour de nombreux Frères et Sœurs, il reste longtemps l’auteur prolifique rangé parmi les ouvrages d’ésotérisme, cité dans d’innombrables bibliographies, familier des étagères où reposent les livres sur l’occultisme, l’histoire secrète, les traditions chevaleresques. Pierre-Marie Dioudonnat rappelle d’abord un tout autre visage. Pierre Mariel, figure sur la liste des membres de l’Association des journalistes antijuifs, plume appliquée d’une presse entièrement dévouée à la propagande raciste et à la logique de l’Occupation. Ce rappel biographique fissure l’image rassurante du conteur de mystères et provoque une gêne que nous ressentons presque physiquement, tant ce nom a pu accompagner des lectures d’initiation ou de curiosité symbolique. Il était aussi secrétaire général de Les Ondes, revue de Radio-Paris pendant l’occupation allemande, fondée fin avril 1941 et éditée par les Éditions Le Pont, entièrement propriété de l’ambassade d’Allemagne. Le trouble s’approfondit lorsque nous prenons conscience qu’il fut un membre éminent de la Grande Loge Nationale Française… Se dessine alors la figure paradoxale d’un auteur dont les ouvrages ont nourri tant de curiosités initiatiques, alors que son passé de propagandiste de la haine demeure longtemps peu interrogé.
La question antisémite traverse l’ouvrage comme un fil noir. La colonisation médiatique ne vise pas seulement à favoriser l’adhésion au Reich ou la résignation à la défaite. Elle accompagne la désignation progressive des Juifs, leur stigmatisation, leur exclusion, puis leur persécution systématique. Les journaux placés sous contrôle allemand servent d’amplificateurs à une propagande qui mêle les vieux motifs de l’antijudaïsme français à la violence exterminatrice de l’idéologie nazie. L’historien suit cette montée en intensité avec une froide attention. Il ne se contente pas de rappeler des unes ignobles ou des éditoriaux rageurs. Il montre comment l’antisémitisme s’enracine dans les mécanismes même du métier, dans la sélection des sujets, dans la hiérarchie de l’information, dans le lexique, dans l’organisation des rubriques. Des journalistes expérimentés mettent leur art de la narration et de la mise en scène au service de la désignation d’un ennemi intérieur. Pour nous lecteurs nourris de tradition initiatique, cette analyse rejoint une interrogation centrale sur l’usage de la parole. La presse, qui devrait être l’un des lieux profanes où la vérité se cherche et se discute, se transforme en laboratoire de falsification du réel, en miroir déformant dressé devant une société que l’on conduit vers l’acceptation du pire.
Dans cette perspective, La France allemande et ses journaux prend la forme d’une méditation sur la perversion du Verbe. Dans l’horizon maçonnique, la parole n’est pas un simple instrument. Elle figure la faculté créatrice de l’esprit, le pouvoir de nommer pour ordonner le monde, l’art de faire exister un espace commun habitable. Lorsque la presse se soumet à l’occupant, ce pouvoir se renverse. Les titres, les manchettes, les chroniques, les légendes de photos deviennent autant de coups portés à la dignité de l’être humain. La typographie elle-même se fait architecture d’oppression. La grande nouvelle du jour n’annonce plus une conquête de liberté, mais la justification d’une mesure d’exclusion, la banalisation d’une déportation, l’apologie d’une condamnation. Sous nos yeux, se construit un Temple inversé où les colonnes, au lieu de soutenir la justice et la raison, portent une voûte de mensonge.
Pierre-Marie Dioudonnat n’oublie pourtant pas les espaces de résistance, les brèches dans l’édifice. En retraçant le repli de certains journaux en zone non occupée, les efforts pour maintenir quelques lignes de dignité sous la censure, les initiatives clandestines, il dessine une topographie des consciences qui refusent de se soumettre entièrement. Les tensions autour de L’Humanité, les hésitations des autorités allemandes, l’hostilité de Vichy, les procès faits à des journalistes, les tentatives pour sauver tel ou tel titre menacé composent une géographie complexe, où les frontières politiques et morales ne coïncident jamais tout à fait. Nous sentons que, dans la nuit la plus dense, quelques voix continuent de porter une lueur. Leur présence ne suffit pas à renverser le rapport de forces, mais elle préserve la mémoire du possible et empêchera plus tard de réduire toute une époque à une fatalité uniforme.
La dernière partie du livre, consacrée à l’épuration et à l’après-guerre, possède une tonalité singulière. Pierre-Marie Dioudonnat évoque cette pente qu’il qualifie de douce. Les proclamations de la Libération se heurtent à la réalité des intérêts, des alliances reconfigurées, des nécessités reconstruites. Des procès ont lieu, des condamnations tombent, des journaux disparaissent, certains rédacteurs subissent l’indignité nationale. Pourtant, de nombreux acteurs parviennent à se recycler, à retrouver une respectabilité, parfois même à poursuivre une carrière honorable dans le monde intellectuel, politique ou économique. L’historien suit ces parcours avec une précision qui dérange. Les dossiers individuels dévoilent les accommodements d’une société décidée à tourner la page sans regarder trop longtemps ce que la presse a rendu possible. Nous nous trouvons alors devant une interrogation profondément initiatique. Comment juger une époque où la responsabilité est à la fois claire et diffuse, où la faute se partage entre les structures et les individus, où l’oubli devient tentation nationale autant que refuge intime.
Cette réflexion sur l’épuration renvoie à nos propres travaux en loge. Lorsque nous méditons sur la réparation, nous savons que la justice ne se réduit pas à la sanction extérieure. Il existe un travail intérieur qui consiste à reconnaître les égarements, à les inscrire dans un récit assumé pour qu’ils cessent de hanter silencieusement les consciences. Le livre de Pierre-Marie Dioudonnat participe de ce travail. En réinsérant les années noires dans le continuum du XXᵉ siècle français, il oblige à considérer la collaboration non comme une folie isolée, mais comme la conséquence d’évolutions profondes, politiques, économiques, culturelles. Cette inscription dans le temps long devient un outil de lucidité. Elle invite à surveiller nos propres structures médiatiques, les formes actuelles de concentration, les dépendances financières, les connivences entre pouvoirs, les facilités avec lesquelles renaissent des discours de haine ou de mépris sous des habits nouveaux.
L’écriture de Pierre-Marie Dioudonnat occupe un territoire très particulier. La rigueur documentaire domine, avec une profusion de références, une attention scrupuleuse aux faits, un goût évident pour la vérification. Pourtant, l’ouvrage ne ressemble pas à un simple inventaire. L’auteur possède un art singulier pour faire naître, au détour d’une phrase, le grain d’une voix, la tension d’une conférence de rédaction, l’atmosphère d’un café où se négocie une prise de participation, le silence d’un couloir d’ambassade où se règle l’avenir d’un journal. La masse d’informations ne noie pas le lecteur. Elle compose une fresque où chaque détail renforce le sentiment de nécessité. Nous pressentons que ce livre rassemble le fruit de décennies de recherches, de fiches accumulées, de confrontations patientes entre des sources parfois discordantes.
Pour un lecteur attaché à la liberté de conscience et à la dignité de la parole publique, La France allemande et ses journaux possède une résonance singulière. L’ouvrage montre comment un espace de débat, de confrontation d’idées et de construction de l’opinion peut se transformer en simple relais d’une violence politique. Ce qui devrait demeurer lieu de pluralité et de contradiction devient alors un instrument de domination. En suivant ce basculement, Pierre-Marie Dioudonnat donne à voir non seulement une mécanique historique, mais aussi une mise en garde qui dépasse largement les années de l’Occupation.
Cette lecture nourrit une vigilance qui ne se limite pas à la période étudiée. La presse française de l’entre-deux-guerres aimait se penser comme une force civique, voire comme l’un des piliers de la vie démocratique. La façon dont elle se laisse progressivement capturer, neutraliser puis enrôler par l’occupant rappelle que nul appareil n’est à l’abri lorsque ceux qui le dirigent confondent prudence et renoncement, réalisme et lâcheté, opportunité et compromission.
Pierre-Marie Dioudonnat – Revue Contrepoint
Pierre-Marie Dioudonnat ne moralise pas, il met en évidence les glissements, les petits pas, les arrangements de couloir qui finissent par fabriquer une situation où la parole n’éclaire plus, mais obscurcit. Le lecteur ne peut s’empêcher de voir dans ce patient démontage un avertissement pour notre propre époque, marquée par la concentration des médias, la dépendance économique et la sophistication des outils d’influence.
Une dimension plus souterraine du livre se dessine dans la tension constante entre le visible et le caché. À la surface, nous apercevons les journaux, les titres, les manchettes, les campagnes d’articles. Sous cette surface, l’historien met au jour les sociétés écrans, les flux financiers, les instructions venues de Berlin, les décisions prises dans les bureaux d’ambassade, les interventions d’industriels et de banquiers. La presse n’apparaît plus comme un simple reflet de la vie publique, mais comme la façade d’un édifice complexe de pouvoirs qui s’entrecroisent. Pierre-Marie Dioudonnat adopte la posture d’un architecte qui dévoile le plan du bâtiment, ses fondations, ses points d’appui, ses fissures possibles. Ce travail donne au lecteur la sensation de traverser le décor pour accéder aux coulisses, là où se décide réellement ce qui sera présenté comme l’actualité.
L’ouvrage touche aussi à la question de la mémoire. En reconstituant avec une telle précision le dispositif médiatique de la France occupée, Pierre-Marie Dioudonnat refuse l’effacement. Il ne laisse pas les noms se dissoudre dans un brouillard d’époque, il ne se contente pas d’un récit global qui confondrait toutes les responsabilités. Il restitue du relief, de la nuance, parfois de l’inconfort. Ce refus de simplifier ne relève pas d’un goût pour la complication, il répond à une exigence éthique. Sans ce travail de désignation, sans cette fidélité obstinée aux faits, la mémoire se réduit à une légende, et le passé perd sa capacité de nous instruire.
La place de Pierre-Marie Dioudonnat dans l’historiographie renforce encore la portée du livre. Historien de la presse, des idées politiques et des familles françaises, éditeur et libraire, il a consacré sa vie à explorer les zones de contact entre milieux dirigeants , réseaux d’influence et structures de pouvoir. Dès les années soixante-dix, il se penche sur l’hebdomadaire français publié par Arthème FayardJe suis partout et ses rédacteurs, en observant la manière dont certains intellectuels glissent vers le fascisme et le nazisme. Il poursuit avec L’Argent nazi à la conquête de la presse française, où il étudie déjà le rôle des capitaux allemands dans les journaux de l’Hexagone durant la guerre. Il se fait connaître d’un public plus large grâce à l’Encyclopédie de la fausse noblesse et de la noblesse d’apparence, puis au Simili-nobiliaire français, où il suit les lignées, les stratégies de nom et les constructions de prestige social. Cette longue fréquentation des généalogies, des appartenances et des milieux nourrit directement La France allemande et ses journaux. L’auteur ne s’intéresse pas seulement aux idées, il scrute aussi les cercles, les parentèles, les solidarités tacites.
Nous devinons qu’il n’aborde pas le monde de la presse en étranger. Il en connaît les coulisses, les habitudes, les codes, les complicités. Il a fréquenté les fonds d’archives, les séries de journaux reliés, les catalogues d’éditeurs, les mémoires de rédacteurs. Il sait qu’un titre ne naît jamais hors sol, qu’il est toujours le produit d’un environnement humain, économique et technique. Cette familiarité fait de lui un témoin particulièrement attentif aux dangers de l’aveuglement idéologique, aux séductions de l’argent, aux glissements progressifs vers le suivisme. La France allemande et ses journaux apparaît alors comme un livre de maturité, une somme qui rassemble les fils de plusieurs décennies d’enquêtes.
Pour qui s’interroge sur la valeur de la parole publique, en loge comme dans la cité, cet ouvrage constitue bien davantage qu’une étude savante de plus sur l’Occupation. Il montre comment un pays peut perdre la maîtrise de ses propres voix et comment cette perte engage non seulement la liberté politique, mais la possibilité même d’un débat honnête. Il ne propose aucune recette et ne délivre aucun mot d’ordre. Il oblige simplement à regarder en face une histoire où la presse, loin d’être un simple témoin, devint l’un des acteurs centraux de la catastrophe. Cette exigence de regard clair donne à la lecture une portée intime. Elle invite chacun, à son niveau, à mesurer ce qu’il fait de la parole qui lui est confiée.
La France allemande et ses journaux – Scènes et coulisses de la Collaboration (1940-1944) Pierre-Marie Dioudonnat Les Belles Lettres, 2025, 792 pages, 45 € – numérique 33,99 €
Voltaire et la théologie britannique, Voltaire et la Franc-maçonnerie
« Si Dieu nous a fait à son image, nous le lui avons bien rendu »
Voltaire (Le Sottisier)
C’est au cours du 18e siècle que nous allons assister à un grand clivage intellectuel qui avait pris naissance au 16e siècle durant la Réforme et qui s’était poursuivi au 17e : va se former un courant libertin qui, peu à peu, deviendra athée et un courant déiste, continuateur, dans beaucoup de cas, des dissidents du protestantisme, avec parfois de fortes tendances rationalistes. Ceci est la cause de l’opposition qui aura lieu entre les vocables « Théisme » et « Déisme » (1). Nous retiendrons l’utilisation du mot déisme, qui semble à nos yeux, la plus proche du courant que nous observons.
Voltaire
Voltaire et la Maçonnerie s’en inspirerons abondamment. Les dernières années du 17e siècle et la première moitié du 18e, virent apparaître en Grande-Bretagne, des groupes de philosophes et de théologiens, dont le dessein était de ramener le christianisme à la mesure du raisonnable et du démontrable, en excluant la révélation, le mystère et le miracle. Ils n’étaient pas athées et voulaient que leur croyance soit essentiellement le fruit de la raison. Ils ne niaient pas d’une façon absolue la révélation, mais ils niaient toute révélation dont l’objet dépasserait la raison et voulaient un christianisme sans surnaturel. Entre la révélation de mystères (au sens où la religion entend ce dernier mot), révélation nécessairement limitée à un nombre restreint de privilégiés (la fameuse prédestination de Luther et Calvin), et l’immutabilité, la perfection ou la justice de Dieu disent les déistes anglais, il y a une contradiction majeure, car Dieu est parfait et immuable et la nature, elle aussi, est immuable. Il doit à sa justice de la faire connaître à tous également. Une doctrine ne peut venir de Dieu si elle n’est pas connue de tous. Dès lors, la raison qui est accordée à tous sans exception, qui est la lumière éclairant tout homme, n’est-elle pas la source authentique de la vérité religieuse, n’en est-elle pas la mesure et le juge comme de la vérité philosophique et scientifique ?…
S’il en est ainsi, l’inconcevable, le mystère, pas plus que le contradictoire, ne saurait être vérité religieuse et, comme toute la révélation devient inutile, « tout ce qu’elle enseigne de véritable, la raison avait qualité pour le découvrir et le reste ne compte pas ». C’est à la lumière de ces principes qu’il faut interpréter les Ecritures : ce qu’elles apportent au monde ne peut être inconcevable sous peine de n’être pas la vérité et aucune de leurs affirmations ne saurait même être admise sans preuves rationnelles et sans une évidente consistance. Les prophéties ne sauraient donc être prises au sens littéral, ce ne sont que des allégories.
Le credo des déistes britanniques est court : en général, ils acceptent comme traditionnellement évidentes ou démontrées l’existence de Dieu, l’immortalité de l’âme, la vie future (mais sans admettre l’existence d’un « châtiment éternel »). La morale et le culte sont simples également : « obéir à la nature, tel est l’unique précepte de la religion, résumé du culte universel… Celui qui dirige ses appétits naturels de la manière la plus utile ; à la fois pour l’exercice de la raison, la santé de son corps et les jouissances des sens, peut être certain qu’il ne pourra jamais offenser son Créateur. Puisque Dieu, en effet, gouverne toutes choses conformément à leur nature, il ne doit pas exiger de ses créatures raisonnables une autre conduite que celle qui est conforme à leur nature ». La loi naturelle contient donc toute morale. Il n’y a d’autre culte que de lui obéir : la religion se résume à « une constante volonté de nous rendre agréable à Dieu en agissant selon les fins de la création ». Le formalisme des sacerdoces et l’ascétisme sont donc anti-religieux…
Edward Herbert, 1er baron Herbert de Cherbury
Cette vision des choses fut soutenue, pour la première fois en Angleterre par Herbert de Cherbury (1581-1648) dans un livre intitulé « De veritate ». Elle va reparaître en 1680, dans deux ouvrages de Blount « 1654-1693) : « Les deux premiers livres de Philastrate concernant la vie d’Apollonius de Tyanes » et « Grande est la diane d’Ephèse ». Sans totalement les partager, le philosophe Locke (1632-1704), achève de les réveiller dans son ouvrage, « Le christianisme raisonnable » parut à Londres en 1695. A ce moment d’ailleurs, tout conspire en faveur de ces doctrines : la révolution de 1686 atteint, derrière les Stuarts, tout l’anglicanisme, avec ses dogmes révélés, nombreux et précis. De Hollande, arrivent, derrière Guillaume III, plus que jamais l’arminianisme (2) et le socianisme, mais aussi, les négations du « Dictionnaire » de Bayle (1695-1697) ; et les affirmations du « Tractatus theologico politicus » de Spinoza : « Il faut lire les livres saints avec la même indépendance d’esprit que s’il s’agissaitdes épopées de l’antiquité » ou encore « La révélation est pour un peuple et pour un temps et elle est subordonnée à la raison qui est la révélation permanente et profonde de l’essence divine ». C’est aussi l’époque des premiers essais d’une étude comparée des religions qui concluait à leur similitude. Ainsi le « De legibus hebraeorum ritualibus et earum rationibus libri tres », de Spenser (3), parut à La Haye en 1686. Les orientations déistes utilisèrent également le « sensualisme » de Locke et l’évolution et la philosophie de type unitarienne développée par Newton en regard des progrès scientifiques. Elles se développeront donc pleinement dans «Le christianisme aussi ancien que le monde ou l’évangile reproduisant la religion de nature », de Tindal (1657-1733) parut à Londres en 1730 ; dans le « Discours sur la liberté de penser » (Londres 1713) et le « Discours sur les fondements et les raisons de la religion chrétienne » (1724 à Londres) de Collins (1677-1731) et enfin, dans le « Discours sur les miracles » (parut à Londres de 1727 à 1729) de Woolston (1669-1731).
Coyers Middleton
Le mouvement va se poursuivre, avec un peu moins de force, dans « La lettre sur Rome ou la religion des romains d’aujourd’hui dérivant du culte de leurs ancêtres païens » (Parut à Londres en 1729) de Middleton (1683-1750), dans « Le véritable évangile de Jésus-Christ » (1738) de Chubbs (1679-1747), dans « Le moraliste ou dialogue entre Philalèthes, théiste chrétien et Théophane, juif chrétien » (Parut à Londres de 1737 à 1739) de Morgan. Ces travaux aboutiront, en Angleterre, au déisme de Bolingsbrocke, et, en France à celui de Voltaire qui doit beaucoup à Tindal, comme nous le verrons. Les déistes n’exposèrent pas leurs convictions sans s’attirer bien entendu, certaines persécutions et de violentes polémiques venant des Eglises « officielles » ! Mais leurs adversaires, Clarke, Waterland, Bronone, Canybeare, Leland, Law, etc. ne surent pas les contrer réellement et leur opposèrent trop souvent de hautes et lourdes considérations et manquèrent leur but. Cette controverse eut pour conséquence l’athéisme, le scepticisme de Hume et, par contre-coup, le mouvement méthodisme de Wesley !
Le déisme anglais, influencera très profondément la pensée française : Herbet et Shaftesbury, les deux derniers déistes en date, avaient puisé beaucoup chez les écrivains français et ces idées revinrent dans leur pays d’origine, développées. Ceux qui les accréditèrent principalement furent naturellement Voltaire, Jean-Jacques Rousseau et le groupe des encyclopédistes. Durant la régence, pendant la minorité de Louis XV (1714-1723), les productions des déistes commencèrent à circuler à Paris et en province. Le cardinal Fleury atteste le fait et le déplore : « A cette époque, une multitude de livres impies passèrent la mer, et la France en fut inondée, ou plutôt, tous ceux qui avaient parmi nous la prétention d’être des esprits forts, en furent empoisonnés ». Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) mérite de figurer, tout en étant moins connu dans ce domaine comme déiste et doit beaucoup à la lecture de Locke. Il expose ses idées religieuses, principalement, dans la « Profession de foi du vicaire savoyard » qui servira à la préface à son ouvrage pédagogique « L’Emile ». Il synthétise sa « religion naturelle », seule véritable, par trois vérités :
– L’existence d’un Être Suprême, dont la volonté « meut le peuple et anime la nature », mais dont il est impossible de savoir s’il est créateur,
– L’existence d’une matière régie par des lois fixes et constantes,
– L’existence, dans l’homme, d’une âme immatérielle et libre. Mais cette âme est-elle immortelle ? On ne peut ni l’affirmer ni le nier avec certitude. Toutefois, l’affirmer est plus probable.
Jean-Jacques Rousseau
Voltaire et Jean-Jacques Rousseau furent, jusqu’à la fin de leur vie, déistes, mais il n’en fut pas de même de leur milieu : Diderot, d’Alembert, Maupertuis, Grimm, l’Abbé Raynal, La Mettrie, Toussaint, Helvétius, d’Holbach, Robinet, Naigeon, Condorcet, Saint-Lalbert, Volnay, qui rejoignirent, comme en Angleterre, soit l’athéisme, soit le scepticisme. Ces orientations théologiques furent solennellement condamnées par le Concile du Vatican dans la constitution « Dei filius » et dans les canons qui y sont annexés. Puis vint Voltaire…
Nous n’évoquerons pas ici la vie de Voltaire, bien connue dans ses aventures de l’esprit, mais le Voltaire véritablement hanté par la recherche religieuse en ex-étudiant des jésuites, notamment son attirance vers les unitariens qu’il découvrira durant son exil britannique (4). Nous pouvons définir Voltaire, dans un premier temps comme agnostique, et il est faux de penser comme Faguet, le fait que « Voltaire est impénétrable à l’idée qu’il peut y avoir quelque chose de mystérieux ». Son agnosticisme premier va dans le sens que l’homme est trop limité par lui-même pour connaître Dieu. On connaît sa boutade célèbre : « La métaphysique contient deux choses:la première, tout ce que les hommes de bon sens savent, la seconde, tout ce qu’ils ne sauront jamais ! » (5). Ce qui lui semble fou, à la lettre, c’est la prétention d’atteindre l’absolu, de définir adéquatement Dieu, l’âme, la matière, de ramener à l’unité parfaite l’ensemble des êtres et des choses, tous leurs détails et tous leurs aspects.
Copie d’une peinture de Sir Godfrey Kneller 1689
Les systèmes peuvent rendre l’univers intelligible, mais leurs conséquences ne coïncident pas avec les faits. Avant tout son siècle, il se donne pour maîtres, Newton, qui « marque le passage du transcendant au positif par l’achèvement de la physique expérimentale » et Locke qui dit « Abandonnons les hypothèses métaphysiques, elles n’ont jamais abouti. Contentons-nous de savoir ce que nous pouvons savoir ». Voltaire sera toute sa vie déiste. Fénelon écrivait dans ses « lettres sur divers sujets de religion » : « Voltaire est très sérieusement déiste. Il croit, fortement à l’existence d’un Être Suprême et tout puissant, Architecte de l’univers ». Contrairement à ses contemporains athées, Voltaire dans son « Traité de métaphysique » prouve Dieu, d’abord par la contingence du monde, ensuite par les causes finales : l’univers et chaque être sont ordonnés à une fin et cela appelle, à l’origine des choses, une intelligence puissante. Il écrira plus tard : « Tout est art dans la nature » et assimilera l’univers à une horloge exigeant donc, « un Dieu éternel, géomètre ». Pour sa démonstration, il s’appuiera sur Newton qui écrit dans ses « Eléments de la philosophie » : « Le dessein ou plutôt les desseins variés à l’infini, qui éclatent dans les plus petites parties de l’univers étaient l’ouvrage d’un artisan habile ». Voltaire donnera aussi une « preuve » supplémentaire à laquelle il tient, sans cependant la trouver sine qua non : Dieu est nécessaire à l’ordre social. Il avancera également la preuve du consentement universel quand il fera du déisme la source et le fond de toutes les religions positives, et écrira au roi de Prusse : « Il y a chez tous les peuples qui font usage de leur raison des opinions universelles qui paraissent empreints par le Maître de nos cœurs, telle est la persuasion de l’existence de Dieu et de sa justice miséricordieuse ». Non content d’être déiste, Voltaire s’attaquera à l’athéisme tout le long de sa vie. Voici quelques exemples de réfutations dirigées, nous le devinons, contre d’Olbach et « Le système de la nature » :
a) Si l’on accepte, dit l’athée, la matière éternelle et doué d’un mouvement, nul besoin d’un premier moteur et d’un ordonnateur du monde.
Réponse : même si le mouvement est l’essentiel de la matière, ce qui n’est nullement prouvé, comment expliquer sans l’action d’une intelligence suprême la fixité et la régularité des infinies combinaisons du mouvement, leur obéissance à des idées directrices toujours identiques ? Et surtout la sensation dite l’intelligence ?
b) Une société d’athées est possible et semble la meilleure des sociétés (« Continuation des pensées sur la comète » de Bayle)
Réponse : Distinguant entre la populace et une société et une société de philosophes, Voltaire soutient que la croyance en un Dieu rémunérateur et vengeur est un frein nécessaire pour la populace. Distinguant ensuite entre athées de cour, détenteurs de pouvoir et athées de cabinet ou de spéculation, il affirme : « L’athéisme est un monstre très pernicieux dans ceux qui gouvernent ; il l’est aussi dans les athées de cabinet quoique leur vie soit innocente parce qu’ils ne peuvent percer jusqu’à ceux qui sont en place ».
Les conclusions de Voltaire étaient : « Dans l’opinion qu’il y a un Dieu, il y a des difficultés, dans l’opinion contraire il y a des absurdités ». Il y aurait donc un Être Suprême, nécessaire, éternel, organisateur de l’univers, auteur de l’ordre des choses. Cependant, il n’est pas possible d’aller plus loin dans la connaissance de l’Être Suprême car, « il y a l’infini entre Dieu et nous ». Dieu reste inaccessible et maître de ses décisions : « Il n’appartient qu’à Dieu d’expliquer son ouvrage ». Dans certains de ses écrits, Voltaire tend vers le panthéisme (Tout en étant opposé à Spinoza) et se demandait si l’intelligence même qui préside à l’univers « est quelque chose d’absolument distinct de l’univers comme le sculpteur l’est de sa statue, ou si cette âme du monde est unie au monde et la pénètre ». Où est le Premier Principe et est-il infini ? Voltaire répond : « Il est dans tout ce qui est, comme le mouvement est dans tout le corps d’un animal. Mais, je ne vois aucune raison pourquoi cet Être nécessaire serait infini. Sa nature me paraît d’être partout où il y existence ». Puis, « il n’y a pas un seul mouvement, un seul mode, une seule idée, qui ne soit l’effet immédiat de cette cause universelle toujours présente ». L’Être Suprême, le Grand Être Nécessaire, apparaît lui-même soumis à des lois nécessaires, « Il a tout fait nécessairement ».
Candide de Voltaire
Voltaire envisage-t-il la providence ? Avec ses conceptions sur Dieu, il ne peut croire à la providence particulière. Dans « Le dialogue sur la Providence », le philosophe dit à sa sœur Fessue : « La providence de Dieu serait ridicule, si, dans chaque moment elle descendait à chaque individu ». Mais Voltaire constate aussi l’existence obsédante du mal et cela sera une obsession pour lui, dont il tentera de se libérer, tant bien que mal, par l’humour dans « Candide ». Il ne comprend pas et l’avoue dans le Dictionnaire à l’article « puissance » : « Il ne reste donc que d’avouer sans comprendre, que Dieu ayant agi pour le mieux, tout est moins mal qu’il se pouvait ». Si Dieu est tel, et « si une mathématique générale dirige toute la nature », la seule prière qui puisse convenir à Dieu est la soumission et la prière qui demande est une chose vaine.
En ce qui concerne le miracle, il paraît à Voltaire impossible et impliquant contradiction : alors que le cours régulier des choses proclame la gloire de Dieu, le miracle, à supposer qu’il fut possible, serait de la part de l’Être Suprême, l’aveu que cette « immense machine du monde », qu’il a faite aussi bonne qu’il a pu, a besoin d’être retouchée ! Existe-t-il aussi, dans l’homme, un principe spirituel et immortel que l’on appellerait « âme » ? En 1719, dans « l’Epitre à Gémonville », Voltaire espère que « Dieu conserve pour lui le plus pur de notre être et n’anéantit point ce qu’il daigne éclairer ». A la suite de Bayle, il va aussi séparer la morale de toute religion positive : Dieu n’a pas sur la morale de cette influence d’avoir fixé les caractères fondamentaux de la nature humaine d’où elle découle et l’homme n’est tenu à l’endroit de Dieu qu’à l’obligation d’adorer en lui l’Architecte de l’Univers et de respecter les lois de la nature humaine. Chez Voltaire, morale, déisme et religion se confondent. Des quatre classes de déistes que distinguaient Clarke, Voltaire rentre dans celle « qui admet Dieu, la Providence générale et le caractère obligatoire de la loi morale »
Jean Calvin
Vivant dans un contexte catholique, Voltaire, déiste convaincu, s’attaquera évidemment à cette Eglise. Mais, à Ferney, il ne négligera pas non plus les attaques contre le protestantisme, en particulier le calvinisme. Pour lui, toutes les religions positives sont des superstitions : « La superstition est à la religion ce que l’astrologie est à l’astronomie, la fille très folle d’une mère très sage » dit-il, dans son « Traité de la tolérance », et il ajoute, dans le Dictionnaire (A l’article « Déisme ») cette profession de foi : « Le déisme est le bon sens, les autres sont le bon sens perverti ». Il fait un « classement » des religions et met au-dessus de toutes les autres la religion chinoise et dit, dans son « Essai sur les mœurs » : « Les chinois sont depuis deux mille ans le premier peuple de la terre dans la morale et dans la police, et jamais les lettrés n’ont eu d’autres religions que l’adoration d’un Être Suprême. Leur culte fut la justice, ils ont la religion idéale ». Il n’a guère de sympathie pour l’Islam : « Un recueil de révélations ridicules, une rapsodie », mais néanmoins, il le proclame « plus censé que le christianisme puisqu’on n’y tombait point dans le blasphème extravagant de dire que trois Dieux font un Dieu. La religion d’Allah, si on n’y avait pas ajouté que Mahomet est son prophète eut été aussi belle et aussi pure que celle des lettrés chinois ». Dans le christianisme, bien qu’il déteste Calvin et son intolérance, il préférera le protestantisme (marginal !) au catholicisme : « C’est peut-être, de toutes les religions, celle que j’adopterais le plus volontiers, si j’étais réduit au malheur d’entrer dans un parti ». Parmi les protestants, sa sympathie ira aux Quakers, mais surtout aux sociniens.
Pour Voltaire, le Christ n’est naturellement pas le fils de Dieu, mais un « déiste juif », et les déistes sont les seuls qui sont de sa religion. Ses disciples en firent un Dieu et transformèrent totalement son message : « Le christianisme du temps de Constantin est plus éloigné de Jésus que de Zoroastre » ! Pour lui, le christianisme a une origine platonicienne, la trinité en particulier, par l’intermédiaire des juifs d’Alexandrie et de Philon en particulier : « La philosophie de Platon, fit le christianisme ». Voltaire ne cessa de dire qu’une nation a besoin de l’adoration d’un Dieu et d’une religion et que le déisme est la seule religion qui convienne : en elle, les hommes réalisent la tolérance et ce que nous pourrions appeler un « gentlemen agreement » et il ajoute, à l’article « religion » du Dictionnaire : « Il est aussi impossible que cette religion pure et éternelle produise du mal, qu’il était impossible que le fanatisme chrétien n’en fît pas ! » Les conséquences politiques de ce combat contre l’Église catholique sont chez Voltaire de plusieurs ordres :
– L’Église n’a autorité que sur des âmes et uniquement pour les choses spirituelles.
– Les assemblées et associations religieuses doivent être déclarées à l’État.
– Les ecclésiastiques ne peuvent se réclamer de leur religion pour intervenir dans les affaires de l’État. Il y a séparation absolue des deux domaines.
– Les ecclésiastiques doivent être payés par l’État comme fonctionnaires.
– La société sécularisée doit reposer, non plus sur le droit divin, mais sur le droit naturel qui établit d’abord le droit de l’homme et la liberté.
John Locke
Ces principes, découlant de la pensée voltairienne, instituent, par excellence la charte de la laïcité avant l’utilisation du terme. Naturellement, les révolutionnaires de 1789 vont les reprendre avec enthousiasme. Mais, le déisme ne peut se définir sans une lutte constante pour la liberté de conscience et la tolérance. Voltaire, comme Locke (dans son « Epistola de Tolerantia » de 1689), pense que chacun est libre d’avoir ou ne pas avoir telle ou telle croyance, sans être puni pour ses idées. La liberté de conscience est, à ses yeux, un droit naturel, comme la liberté de penser dont elle est un aspect auquel ne saurait être opposé le droit humain, « lequel ne peut être fondé que sur le droit de nature » (« Traité de la tolérance »). Pour lui, la tolérance maintient la paix des empires et aide à leur prospérité. Combien la France a perdu à révoquer l’Edit de Nantes ! L’une des conséquences sera la grande admiration que portera Voltaire au système parlementaire anglais qui, pour lui, assure à tous les citoyens la liberté, sous la surveillance des lois qu’on fait leur représentants et qui sont ainsi à l’abri de l’arbitraire et peuvent avoir les idées religieuses qu’ils veulent. Le déisme conduit Voltaire au mondialisme : en effet, l’idée de patrie lui deviendra insupportable à mesure que l’âge avancera. Il se voudra citoyen du monde et pacifiste. L’action du « roi Voltaire » pour la tolérance eut des effets importants : le 27 novembre 1787, était signé l’Edit de Tolérance.
Naturellement, il y avait connivence presque absolue entre l’esprit voltairien et les sociniens ou les unitariens qu’il avait rencontré lors de ses séjours en Hollande et en Angleterre. Il fut très certainement influencé par eux et la question se pose s’il ne fut unitarien de coeur ? Nous pouvons répondre que oui, dans l’esprit mais non formellement, étant trop indépendant. En tout cas, il va devenir le plus grand propagandiste des idées théologiques unitariennes en France : antitrinitarisme, déisme, refus du péché originel et de l’incarnation salvatrice, tolérance et liberté de conscience. Sa sympathie pour ce courant spirituel apparaît de manière très courante dans son œuvre et sa correspondance. Citons quelques exemples.
Isaac Newton
Tout d’abord la célèbre « lettre 7 des Pensées philosophiques » sur les sociniens, ou ariens, ou antitrinitaires : « Il y a ici une petite secte composée d’ecclésiastiques et de quelques séculiers très savants, qui ne prennent ni le nom d’ariens ni celui de sociniens, mais qui ne sont pas du tout de l’avis de Saint-Athanase sur le chapitre de la Trinité, et qui vous disent nettement que le Père est plus grand que le fils…Quoi qu’il en soit, le parti d’Arius commence à revivre en Angleterre, aussi bien qu’en Hollande et en Pologne. Le Grand Monsieur Newton faisait à cette opinion l’honneur de la favoriser : ce philosophe pensait que les unitaires raisonnaient plus géométriquement que nous. Mais le plus ferme patron de la doctrine arienne est l’illustre docteur Clarke.
Cet homme est d’une vertu rigide et d’un caractère doux, plus amateur de ses opinions que passionné pour faire des prosélytes, uniquement occupé de calculs et de démonstrations, une vraie machine à raisonnements… ». A partir de cette découverte des unitariens, Voltaire reviendra fréquemment sur la question, surtout à partir de 1756. Nous savons que l’article « Genève » de l’Encyclopédie, inspiré par lui à Dalembert, contenait le mot capital de socianisme qui provoqua une protestation officielle des pasteurs. L’ « Essai sur les moeurs » mentionne plusieurs fois les sociniens, d’abord, à propos de Michel Servet qui » adaptait en partie les anciens dogmes soutenus par Sabellius, par Eusèbe, par Arius, qui dominèrent dans l’orient et qui furent embrassés au XVIe siècle par Lelio Socini, reçus ensuite en Pologne, en Angleterre, en Hollande ».
Statue de Voltaire
Dans l’esprit de Voltaire et en réalité, la conciliation entre déistes et sociniens se fit dans l’Angleterre de Charles II : « Le déisme, dont le roi faisait une profession assez ouverte, fut la religion dominante au milieu de tant de religions. Ce déisme a fait des progrès prodigieux dans le reste du monde. Le comte de Shaftesbury, le petit fils du ministre, l’un des plus grands soutiens de cette religion, dit formellement, dans ses caractéristiques, qu’on ne saurait trop respecter ce grand nom de déistes. Une foule d’illustres écrivains en ont fait profession ouverte. La plupart des sociniens se sont rangés à ce parti ». Dans un autre fragment de l’ « Essai sur les moeurs », on revoit les sociniens de la Pologne du 17e siècle : « Quant à la religion, elle causa peu de troubles dans cette partie du monde. Les unitariens eurent quelques temps des églises en Pologne, dans la Lithuanie, au commencement du XVIIe siècle. Ces unitariens, qu’on appelle tantôt sociniens, tantôt ariens, prétendaient soutenir la cause de Dieu même, en le regardant comme un être, incommunicable, qui n’avait un fils que par adoption ».
Dans le « Dictionnaire philosophique » et les « Questions sur l’Encyclopédie », la doctrine socinienne sera souvent exposée et en 1767, dans son article sur « La divinité de Jésus-Christ », il n’hésite pas à écrire : « Les sociniens qui sont regardés comme des blasphémateurs, ne reconnaissent point la divinité de Jésus-Christ. Ils osent prétendre avec les philosophes de l’antiquité, avec les juifs, les mahométans et tant d’autres nations, que l’idée d’un Dieu homme est monstrueuse, que la distance d’un Dieu à l’homme est infinie, et qu’il est impossible que l’Être infini, immense, éternel, ait été contenu dans un corps périssable ». Vers la fin de sa vie Voltaire s’intéressait toujours aux unitariens. Ainsi, le 8 novembre 1773, il écrit à Frédéric de Prusse : « Tout ce qui me fâche, c’est que vous n’établissiez pas une église de sociniens comme vous en établissez plusieurs de jésuites, il y a pourtant encore des sociniens en Pologne. L’Angleterre en regorge, nous en avons en Suisse, certainement Julien les aurait favorisés, ils haïssent ce qu’il haïssait, ils méprisent ce qu’il méprisait, et ils sont honnêtes gens comme lui ».
Et l’on sent dans cette lettre plus qu’une sympathie intellectuelle, mais la véritable tendresse que l’on éprouve pour une famille…
Reverend John Theophilus Desaguliers (1683-1744)
Bien entendu, la Franc-Maçonnerie ayant vu le jour dans la Reforme sera, elle aussi, attirée par les courants dissidents du protestantisme compte-tenu que dans la société britannique un nombre de personnalités éminentes ont rejoint ces courants, notamment Isaac Newton, dont le Secrétaire et admirateur à la Royal Society sera Désaguliers ! Nous retrouvons dans la Maçonnerie, tout ce qui répondait à l’orientation de ces courants : libre interprétation, tolérance, laïcité, distance vis-à-vis de la théologie et d’une définition de Dieu. Cependant demeure le fondement religieux de l’institution maçonnique et la tentation d’y recourir parfois. Ce qui va se dérouler durant la Révolution française…
Notes
(1) Théisme et Déisme :Le théisme fut un mot longtemps employé comme contraire à l’athéisme et qui proposait l’existence d’un Dieu unique comme référence. Mais le mot déisme nous semble plus adapté pour traiter de l’histoire religieuse, par son évolution dans différents courants et par la négation même du concept de Trinité, donc d’un Dieu en trois. Idée que les marginaux de la Réforme et les libres-penseurs attaqueront de plus en plus. Notamment les sociniens.
(2) Arminianisme : courant religieux crée dans le protestantisme par Arminius qui, contrairement à la prédestination luthérienne et calviniste propose une vie spirituelle qui repose sur le libre-arbitre.
(3) Herbert Spenser (1820-1903) : Philosophe et sociologue.
(4) Pomeau René : La religion de Voltaire. Paris. Librairie Nizet. 1974.
(5) « Lettre au Prince Royal de Prusse » du 17 avril 1737.
(6) Dicken A.G. : « La Réforme et la société au XVIe siècle ». Paris. Ed. Flammarion. 1969.
(7) Les Hussites :
(8) Bloch Ernst : « Thomas Münzer ». Paris. Ed. 10/18. 1975.