De notre confrère histoire-image.org – Par Lucie NICCOLI
Le chevalier – ou la chevalière – d’Éon, agent secret à Londres
Né en 1728, Charles d’Éon de Beaumont est resté célèbre en France et en Angleterre pour sa vie rocambolesque et ses multiples talents : ambassadeur et agent secret au service de Louis XV, capitaine des dragons pendant la guerre de Sept ans puis bretteur émérite, franc-maçon, homme de lettres… Mais c’est sa pratique du travestissement et le mystère de son sexe qui fascinèrent le plus. Après plusieurs missions en Russie accomplies en ayant parfois recours à des déguisements féminins, il est envoyé en 1762 à Londres pour seconder l’ambassadeur dans les négociations de paix avec l’Angleterre. Pour sa contribution au traité de Paris, signé l’année suivante, il est fait chevalier de l’ordre de Saint-Louis.
De retour en Angleterre pour espionner les côtes anglaises, il se brouille avec le nouvel ambassadeur, et, menacé d’extradition, se déguise à nouveau en femme. À partir de 1771, pamphlets et gravures répandent alors la rumeur selon laquelle le chevalier d’Éon serait en fait une femme. Les paris sur son véritable sexe se multiplient. Comble du scandale, il a été reçu franc-maçon trois ans plus tôt dans la « Loge de l’Immortalité », cette loge – association locale de francs-maçons – dépendant d’une structure supérieure, la « Grande Loge des modernes ». Publiée le 25 juin 1771 par l’éditeur londonien Samuel Hooper, cette estampe satirique intitulée « La découverte ou la femme franc-maçon » prétend démasquer la femme qui aurait été initiée illégalement au rite maçonnique.
ANALYSE DES IMAGES
L’ambiguïté scandaleuse d’une femme franc-maçon
Dans une pièce imaginaire, le chevalier, vêtu, coiffé et maquillé comme une femme, adopte une posture masculine, une main sur la hanche tenant un fleuret, l’autre, une canne et désignant un frac rouge ou peut-être un habit d’uniforme de dragons. Au-dessus de sa tête, un tricorne, le fourreau d’un sabre et un ruban rouge sont accrochés au mur, sans doute un rappel de sa carrière militaire. Il porte une robe à l’anglaise, composée d’un manteau et d’un jupon, mais avec les plis plats dans le dos caractéristiques de la robe à la française, et, par-dessus, un tablier de franc-maçon blanc bordé de bleu, avec les symboles du compas et de l’équerre entrecroisés. Sur sa poitrine est épinglée la croix de Saint-Louis, décoration réservée aux hommes, qu’il reçut en 1763 pour services rendus à la France. Ses cheveux, remontés au-dessus de la tête et couverts de rubans blancs et bleus assortis au tablier, forment un édifice extravagant. La silhouette est androgyne, associant finesse du torse et des bras et discrétion de la poitrine, tandis que le visage imberbe, au nez fort et à la petite bouche charnue, pourrait être celui d’une femme comme d’un homme. A sa droite, sur une table, sont posés deux livres dont les tranches indiquent « Lettres Du Chr D’Éon » et « L’hist. Du Chr D’Éon », allusion à la publication, en 1764, de ses lettres et mémoires. Un papier sur lequel est écrit « A Policy 25 P Ct On the Chr D’Éon Man or Woman » fait allusion aux paris lancés à Londres sur la nature de son sexe. Contre le mur, derrière lui, deux bustes sur des corniches représentent des hommes politiques londoniens : le radical et défenseur de la liberté de la presse John Wilkes à droite, et sans doute son ami Humphrey Cotes, à gauche. Au-dessus des bustes, comme s’ils parrainaient la supposée supercherie du chevalier, deux tableaux évoquent des escrocs célèbres au XVIIIe siècle : le « Bottle conjuror », un acrobate qui prétendait pouvoir entrer dans une bouteille, et Mary Toft, une paysanne qui parvint à faire croire qu’elle avait donné naissance à des lapins.
INTERPRÉTATION
Le travestissement au XVIIIe siècle
Le scandale était en effet de taille, puisque la franc-maçonnerie était alors interdite aux femmes : maintenues sous l’autorité juridique de leur père ou de leur mari, elles ne pouvaient répondre à l’exigence formulée dans les constitutions d’Anderson (1723) selon laquelle les membres d’une loge devaient être des « hommes nés libres ». Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que la franc-maçonnerie internationale s’ouvrira réellement à la mixité, avec la fondation de l’ordre maçonnique « Le Droit humain ». La pratique du travestissement était par ailleurs condamnée comme une transgression de l’ordre à la fois social et divin, car elle revenait à refuser le genre et le rôle social assignés par le Créateur. Tolérée pour les femmes qui en usaient pour se protéger en voyage ou défendre leur patrie par les armes, pourvu qu’elle ne soit pas prétexte à la débauche, elle est vivement blâmée quand il s’agit d’hommes : en vertu de la théorie héritée de Galien selon laquelle le corps féminin, version inversée du corps masculin, demeure imparfait, il est incompréhensible de renoncer à la perfection masculine. Sans doute est-ce la raison pour laquelle le chevalier a préféré laisser croire qu’il était une femme travestie en homme plutôt que l’inverse. Rentré en France en 1777, il se présente en uniforme de dragon devant Louis XVI qui lui ordonne de se vêtir en femme pour le restant de ses jours. Après sa mort, en 1810, le chirurgien chargé de son autopsie établit de manière formelle qu’il était bien de sexe masculin.