sam 23 novembre 2024 - 01:11

Les Belges ont leur Carnac grâce aux mégalithes de Wéris

Sources d’information sur o-re-la.ulb.be avec Yael Dansac et weris-info.be

À Wéris, un village situé dans la province de Luxembourg, les pratiques à visée spirituelle censées permettre une « rencontre avec soi-même » par l’intermédiaire des mégalithes locaux sont nombreuses. Ce constat s’appuie non seulement sur des observations menées sur le terrain, où des offrandes néopaïennes peuvent être identifiées au pied des pierres dressées, mais encore sur des sondages sur Internet qui dévoilent une multiplicité de stages dédiés à divers courants spirituels tournés vers la nature.

Pierre Haina, aiguille rocheuse qui émerge du banc de poudingue

À ces deux indices s’en ajoute un troisième qui prend la forme des propos recueillis auprès de la directrice de la Maison des Mégalithes de Wéris et de deux personnes, l’une francophone et l’autre néerlandophone, qui s’y livrent séparément à des cérémonies d’inspiration amérindienne. L’ensemble de ces données met en exergue le développement d’un marché religieux spécialisé dans ce type de pratiques, au point d’autoriser cette question : l’ancrage progressif de mouvances mystico-ésotériques dans le paysage religieux belge répond-il à l’engouement de la société locale pour des expériences censées produire une rencontre individuelle avec des réalités reniées par la modernité ?

Le Lit du Diable, encore appelé Paillasse du Diable.

Cette analyse porte sur les réflexions exploratoires issues d’une enquête ethnographique menée dans le champ mégalithique de Wéris. L’objectif de cet article est d’aborder, à l’aide des données documentaires et ethnographiques, les contours d’un phénomène local apparemment récent qui s’inscrit dans un processus global de reconversion des sites archéologiques en supports matériels de pratiques rituelles. 

Au Pas-Bayard, entre Wéris et Oppagne, on peut voir sur une pierre une rainure qui serait la trace du sabot de Bayard, le cheval des quatre fils Aymon.

De nombreux chercheurs signalent en effet la consolidation, de plus en plus répandue dans les sociétés occidentales, de pratiques qui revendiquent des conceptions holistes de l’être humain. Malgré le scepticisme que ces pratiques sont susceptibles de soulever dans le domaine de l’étude du fait religieux en Belgique, leur identification et problématisation locale est loin d’être récente. Dès la fin des années 1980, un projet de recherche de l’ULB dirigé par Anne Morelli (1983) a mis en évidence la présence de nombreuses communautés adhérant à divers nouveaux mouvements religieux, associés notamment aux mouvances New Age et néopaïenne, dans la région de Bruxelles-Capitale. 

Une architecture exceptionnelle

Quelques années après, l’Université catholique de Louvain (UCL) a lancé un projet portant sur les nouvelles religions en Belgique, mené par Michel Voisin et Karel Dobbelaere (1985). Les résultats ont indiqué qu’en dehors de la capitale, ces religions et spiritualités – souvent importées du Royaume-Uni et des États-Unis – avaient du mal à trouver leur place. Les faibles taux d’adhésion dans le reste du territoire national paraissaient répondre à l’ancrage de longue durée des traditions religieuses chrétiennes.  

Avant les années 2000, l’adhésion en Belgique à des spiritualités où le « divin » est une idée acéphale et à priori individualiste, était marginale. Néanmoins, le tournant du millénaire a été témoin de changements considérables dans les comportements religieux, particulièrement en Région wallonne. C’est ce que mettent en évidence trois recherches de l’UCL consacrées à des phénomènes divers. Il s’agit d’une part de la géobiologie, une pratique de guérison énergétique qui a hérité de la radiesthésie et de la sorcellerie traditionnelle (Olivier Schmitz, 2006). D’autre part, des réseaux néochamaniques transnationaux qui relient la Wallonie et l’Amérique latine en mobilisant des guérisseurs sudaméricains qui dirigent des stages visant au développement personnel (Silvia Mesturini, 2013), et enfin des rassemblements des membres de la Rainbow Family, un mouvement aux allures anticapitalistes qui prône le retour à la nature et l’éloignement du consumérisme (Justine Vleminckx, 2019). 

Dans le village, on peut aussi admirer le superbe château-ferme que construisit en 1684 Jean-Mathieu Marchant, maître de forges dans la vallée de l’Aisne.

Depuis octobre 2022, mes déplacements à travers le champ mégalithique de Wéris ont été marquées par la rencontre avec des objets et des pratiques reliés aux trois sujets précédemment mentionnés. Autour de ces mégalithes il est ainsi possible d’observer des personnes adultes qui réalisent des mouvements corporels particuliers. En adoptant une attitude révérencielle, certaines se tiennent debout, face aux pierres. D’abord, elles ferment leurs yeux. Ensuite, elles touchent la surface des monolithes avec leurs paumes. Puis, elles restent immobiles pendant au moins une minute. Finalement, elles ouvrent les yeux et quittent leur place pour répéter les mêmes gestes devant les troncs des arbres proches. 

CRÉÉ EN 1994, LE MUSÉE DES MÉGALITHES EST UN MUSÉE DE SITE CONSACRÉ AU MÉGALITHISME ET À LA PÉRIODE NÉOLITHIQUE.

À ces pratiques s’ajoute la présence de nombreuses offrandes déposées au pied des mégalithes ou attachées aux arbres qui les entourent. Ces offrandes se concentrent notamment autour des menhirs d’Oppagne. Il s’agit de trois pierres dressées d’environ deux mètres de hauteur localisées à côté d’un poirier, dont les branches inférieures portent des rubans qui y ont été attachés. Ce poirier est un « arbre à loques », une forme de dendolâtrie qui a des réminiscences païennes. Sur certains rubans ont été rédigées des phrases en français ou en néerlandais pour remercier les « esprits de la nature ». 

La conversion de ce poirier en « arbre à loques » n’est pas ancienne. Pierre Bastian (2020) signale que les premiers rubans sont apparus subitement en 2011 et Jérôme Crépin (2020) note que leur présence est associée à l’investissement rituel des mégalithes locaux. Mes excursions sur le terrain m’ont permis de constater qu’il ne s’agit pas du seul arbre local investi par des croyances animistes. Récemment, quelques rubans ont été attachés aux branches d’un arbre situé à quelques mètres de la Pierre Haina. Celle-ci est un monolithe peint en blanc qui se localise dans les collines qui surplombent le village de Wéris. Selon deux interlocuteurs, des groupes francophones et néerlandophones se rencontrent ici lors de l’équinoxe de printemps. Sans trop se mélanger, ils se livrent à des cérémonies néochamaniques dont la clôture est signifiée par la pose d’une couche de peinture blanche sur la surface de la Pierre Haina. 

Comme j’ai pu le constater, la rencontre avec des éléments qui évoquent des dévotions contemporaines à la nature peut avoir lieu non seulement autour des pierres dressées, mais également à la Maison des Mégalithes. Celle-ci accueille un musée où le visiteur fait la découverte de vestiges archéologiques et de panneaux portant sur des connaissances « autres » concernant les mégalithes. Il s’agit spécifiquement des croyances reliées aux « hauts lieux d’énergie » qui sont présentées comme des imaginaires contemporains relatifs à ces monuments. Le seul musée où, selon nos enquêtes précédentes, il est possible d’observer des panneaux similaires est celui de Stonehenge, un site mégalithique britannique fortement investi par des groupes néopaïens.

Interpellée par le contenu de ces panneaux, j’ai pris rendez-vous avec la directrice du musée. Lors d’un entretien mené le 4 octobre 2022, elle m’a signalé qu’ils ont été élaborés par son équipe et que leur présence au sein du musée répond aux intérêts particuliers des nombreux visiteurs. Ceux-ci se rendent sur place attirés par les potentialités « sacrées » et « spirituelles » qu’ils accordent aux mégalithes locaux. Depuis qu’elle a été affectée à son poste en 2018, les rencontres avec des personnes qui se désignent comme « chamanes » ou « géobiologues » font partie de son quotidien professionnel. Lors de ses promenades dans le champ mégalithique, elle découvre fréquemment des couronnes faites de branches et de fleurs au pied des menhirs, ainsi que des plumes d’oiseaux attachées par des fils aux branches des arbres proches. Ces objets fabriqués avec des matériaux fragiles ramassés sur place sont caractéristiques des offrandes néopaïennes. 

À l’issue de la phase exploratoire de ce projet de recherche, les contours du processus de sacralisation contemporaine des mégalithes de Wéris commencent à se dessiner. Les données analysées signalent qu’il s’agit d’un phénomène contemporain qui s’inscrit dans un contexte socio-culturel marqué par l’enracinement, de plus en plus solide, des spiritualités dites alternatives en Belgique. Les motifs qui apparemment attirent les individus vers ces mouvances spirituelles paraissent rappeler ceux auparavant identifiés par Michael Houseman (2016) et Denise Lombardi (2012) dans le monde occidental. Les pratiques mobilisées par ces spiritualités prônent l’idée d’un retour à une nature imprégnée de qualités « spirituelles », où l’individu est susceptible de s’adonner de manière décomplexée à une démarche d’investissement personnel. En adoptant ces corpus de connaissances, des Belges en mal d’ésotérisme se servent des mégalithes de Wéris comme d’espace-temps où ils peuvent déconstruire et reconstruire une identité individuelle ayant des racines à la fois locales et globales. 

Ce double objectif met en exergue le processus de re-sémantisation dont font l’objet aujourd’hui les lieux d’anciens rituels tels que Wéris. De nos jours, des mégalithes européens et des cités précolombiennes son constamment identifiés comme « hauts lieux d’énergie » et reconvertis en lieux de culte par celles et ceux qui adhèrent à des spiritualités holistes. Cette démarche correspond à une sensibilité postmoderne et contre-culturelle en plein essor, qui véhicule un « processus d’appropriation symbolique du passé » (Galinier et Molinié, 2006) et attire l’individu occidental vers des expériences censées lui permettre de renouer avec soi, les autres et l’Univers.  

Yael Dansac (Université libre de Bruxelles).

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