ven 22 novembre 2024 - 01:11

Comment devenir célèbre ?

Être célèbre n’est pas difficile ; ce qui est difficile, c’est de le rester. Il n’y a que les génies qui y parviennent, mais tous les génies sont morts et je ne vais tout de même pas me singulariser — se disait-il résigné.

Oui, il savait qu’il ne se singulariserait pas, mais ce qui lui manquait c’était, malheureusement, le génie. De temps en temps il avait le sentiment qu’il lui chatouillait l’intelligence, mais il s’échappait presque aussitôt dans la médiocrité des jours. Ah, s’il pouvait l’avoir là, bien à lui, en lui, la renommée serait assurée. La postérité défie la mort et change une vie en destin. Mais comment diable l’acquérir, ou le conquérir, être reconnu enfin pour ce qu’il était dans son for intérieur, un génie ?

Cette question le taraudait, il n’en dormait plus. Un héros, se disait-il, c’est un moment d’audace, souvent insensée, un coup de folie, ça dure peu, le temps d’une bataille, de sauver un enfant du feu ou de la noyade, mais, au bout du compte, ça fait quelques lignes dans le journal et encore quand il y a un journaliste, et après l’histoire l’efface aussitôt, mais le génie, ah le génie !, c’est raffiné, c’est le prix d’excellence de l’au-delà, c’est ça oui, ça tutoie l’éternité… Et il en avait des rêves plein les cils.

Une nuit d’insomnie, lui revint en mémoire un roman dont il avait oublié l’auteur. Le héros du livre venait de prendre sa retraite. Quelle vie avait été la sienne ! Il pouvait en être fier. Que de souvenirs, d’expériences, de voyages, elle avait été riche sa vie, surtout quand il la comparait à celle des autres — les autres je n’en dirai rien, mais tout de même… D’ailleurs, comme il allait avoir, désormais, du temps pour lui, la retraite c’est fait pour ça, il allait le mettre à profit pour écrire ses mémoires. Quelle excellente idée, il en était tout émoustillé ! Aussitôt dit aussitôt fait, après les préparatifs indispensables le voilà assis devant sa machine à écrire, insérant religieusement la feuille de papier et tapant ses premiers mots en y mettant tout un cérémonial d’onction et de défi. Très vite, la passion de l’écriture le saisit. Ces mémoires seraient l’œuvre de sa vie. Elles le rendraient aussi immortel que Saint-Simon, Chateaubriand ou Casanova. Et il écrivait, écrivait, exalté, fiévreux, prenant à peine de temps de manger, ah ! c’était merveilleux, tout remontait à la surface, et comme il changeait le nom des gens qu’il avait côtoyés (on n’est jamais à l’abri d’une coquetterie d’auteur), sa mémoire pouvait se concentrer sur les tranches de vie qui revenaient avec fluidité. Ses jours passaient à une vitesse folle et ses nuits étaient au service du récit. Au bout de quelques petits mois de ce travail acharné, il se rendit compte qu’il en était arrivé au point actuel, celui où il se décrivait lui-même, face à sa machine, en train de rédiger ses mémoires. Il compta les pages qu’il avait écrites. Un peu plus de quatre-vingts… À peine… Ce n’était donc que ça, une vie ? Le désespoir remplit tout soudain le grand vide intérieur laissé par cette terrible découverte. Abattu, désemparé, il regardait d’un œil éteint sa feuille à moitié écrite, qui pendait de la machine comme une déchéance. Soudain lui vint l’idée de génie qui l’illumina d’un coup. Ça y est ! Il allait écrire ses mémoires du lendemain. Et tout ragaillardi, le cœur léger, il se mit à taper enthousiasmé ce qu’il n’avait pas (encore ?) vécu.

Voilà une façon superbe d’entrer dans la légende, se disait-il. Mais le hic, c’est que sa propre vie, tout bien considéré, n’avait pas été extraordinaire, tant s’en faut, et qu’il n’avait pas grand-chose à écrire. « Ah ! que la Vie est quotidienne », s’exclamait Jules Laforgue. Et en plus, écrire demande du talent, même si de nos jours, quand on voit le nombre de bouquins qui sortent tous les ans… Le mieux serait d’entrer directement dans le vif du sujet et d’écrire mes mémoires de l’au-delà. Car finalement, le véritable héros c’est celui qui transforme un instant en éternité. Ah, si je parvenais à dépasser le présent, j’entrerais dans la légende ! Pour ça, il faut fabriquer le hasard et lui donner ma dimension, toute ma dimension légendaire. Et il regardait d’un air apitoyé les gens qu’il croisait, les dévisageant pour détecter leur génie, mais ils avaient le nez collé sur l’écran de leur téléphone, un casque sur les oreilles, et ils passaient hagards, soumis, esclaves sans perspective, bien mauvais augure pour leur destinée…

En baguenaudant, il longea un vieux cimetière de centre-ville. Il y entra. J’y serai au calme pour réfléchir. C’était le cas. Des oiseaux pépiaient, des fleurs poussaient entre les tombes contrastant avec les bouquets fanés laissés par les vivants. Machinalement, il lisait les inscriptions sur les pierres tombales. C’était d’un pauvre ! Pas la moindre trace d’humour ni d’humanité. Rien que des larmoiements d’une banalité affligeante. Il se souvenait d’une épitaphe qui l’avait marqué : « Je vous avais bien dit que j’étais malade » ! Il en riait encore quand il sortit du cimetière et se retrouva dans un quartier qu’il ne connaissait pas. Tout en marchant dans son rêve, il tomba sur un bouquiniste. Probablement inspiré par la proximité des lieux, il proposait, entre autres, un ouvrage sur des épitaphes célèbres. Une l’amusa de nouveau : « Paix à mes cendres : ne pas éternuer ! » une autre l’interpella personnellement : « On peut s’éteindre sans avoir été une lumière »… Mais une autre l’enchanta :

« De l’Empereur Hadrien pour lui-même.

Petite âme, insaisissable et caressante,

hôte et compagne de mon corps,

en quels lieux vas-tu t’en aller,

pâlotte, tendue, toute nue

où, contrairement à ton habitude, tu ne pourras plus plaisanter ? »

Finalement, se dit-il, il me faut écrire une épitaphe… définitive, une épitaphe qui m’ouvrira les portes de la célébrité et fera de moi un génie posthume. Mais comme on ne devient posthume qu’en ayant été anthume, je vais écrire une maxime et la faire graver sur ma pierre tombale. J’y mettrai la frustration de ne pas avoir été reconnu à ma juste grandeur, mais je le ferai de façon élégante, avec humour, afin d’accrocher le regard des passants. Il s’attela à la tâche et inscrivit sur un carnet douze épitaphes, au fil des inspirations. La bonne ferait certainement de lui un héros. Les voici :

  • Mourir fait un peu mal sur le coup, mais après, on ne s’en souvient plus.
  • Quand je ressusciterai, je me demande si on me réclamera l’impôt sur le revenu.
  • C’est chez moi : Inutile de frapper avant d’entrer.
  • On ne devient pas un mort sans y mettre du sien.
  • Ce sommeil me fatigue terriblement.
  • Je ne sais pas si je vais m’en sortir de celle-là.
  • Ça commence à devenir long. Vous n’auriez pas un raccourci ?
  • Mon amour, si tu me cherches, je suis où tu m’avais laissé la dernière fois.
  • Quand vous mourrez, ouvrez l’oeil ! Prenez garde de ne pas tomber dans un trou.
  • Le sceptique est dans la fosse.
  • Ici gît un époux marié sous le régime de la concession à perpétuité.
  • Le gros avantage d’être mort, c’est qu’on ne manque de rien. Pensez-y !

Laquelle auriez-vous choisie, vous ?

*          *          *

1 COMMENTAIRE

  1. Vous êtes une célébrité pour mo !Je me précipite à vous lire chaque fois que je vois votre nom en signature d’un article. S’il n’y a pas du génie, en tout cas c’est génial d’imaginaire et si plaisant.

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Jean François Maury
Jean François Maury
Agrégé d'Espagnol, concours externe (1969). Inspecteur d'Académie (depuis le 01/06/1977), hors-classe.Inspection Générale de l’Éducation Nationale. Parcours maçonnique sommaire : 5e Ordre du Rite Français, 33e Degré du REAA Initié à la GLNF en 1985 au Rite Français (R⸫L⸫ Charles d’Orléans N°250 à l’O⸫ d’Orléans). - 33e degré du R⸫E⸫A⸫A⸫ - Grand Orateur Provincial de 3 Provinces de la GLNF : Val-de-Loire, Grande Couronne, Paris. Rédacteur en Chef : Cahiers de Villard de Honnecourt ; Initiations Magazine ; Points de vue Initiatiques (P.V.I). conférences en France (Cercle Condorcet-Brossolette, Royaumont, Lyon, Lille, Grenoble, etc.) et à l’étranger (2 en Suisse invité par le Groupe de Recherche Alpina). Membre de la GLCS (Grande Loge des Cultures et de la Spiritualité), Obédience Mixte, Laïque et Théiste qui travaille au REAA du 1er au 33e degrés, et qui se caractérise par son esprit de bienveillance.

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