ven 22 novembre 2024 - 01:11

Le silence initiatique

Qui dit secret dit silence, interdiction d’une révélation à ceux qui ne le partagent pas.

Les choses saintes des anciens mystères qui n’étaient connues que par les initiés et qui n’avaient pas été révélées aux profanes, s’appelaient aporrheta.

Du temps d’Abraham, vivait en Égypte Hermès ou Idris II ; il fut surnommé trimégiste, parce qu’il était prophète, roi et philosophe. Il enseigna l’art des métaux, l’alchymie, l’astrologie, la magie, la science des esprits… Pythagore, Bentecle (Empédocle), Archélaüs le Prêtre, Socrate, Platon et Aristote puisèrent leur science dans les écrits d’Hermès. Eusèbe déclare expressément qu’Her­mès fut l’instituteur des Hiéroglyphes ; qu’il les dévoila aux prêtres et que Manéthon, Grand Prêtre des idoles, les expli­qua en langue grecque à Ptolomée Philadelphe. Ces hiéroglyphes étaient regardés comme sacrés et souvent appelés “Les mots de Dieu”. On les tenait cachés dans les lieux les plus secrets des temples. Le grand secret qu’observèrent les prêtres sur leurs savoirs opératifs, les hautes sciences qu’ils professaient, les firent considérer et respecter de toute l’Égypte. La destruction de plusieurs villes, la ruine de presque toute l’Égypte par Cambyse, Roi de Perse, les dispersa dans les pays voisins et dans la Grèce. Ils y portèrent leurs sciences, mais ils continuèrent sans doute à les enseigner à la manière usitée par eux, c’est-à-dire, mystérieusement. Ne voulant pas les pro­diguer à tout le monde, ils les enveloppèrent encore dans les ténèbres des fables et des hié­roglyphes, afin que le commun en voyant, ne vît rien, en entendant, ne comprît rien. L’expansion du christianisme fait disparaître les derniers prêtres maîtrisant le secret des hiéroglyphes à la fin du IVe siècle.

Les grecs avaient un dieu du silence, Harpocrate. Ovide dit de lui : «Quique premit vocem digitoque silentia suadet ; celui qui contrôle la voix et persuade le silence avec son doigt.» “Il est vrai que dans tous les monuments où il est représenté, son attitude est de porter le doigt sur la bouche, pour marquer, dit Plutarque, que les hommes qui connaissaient les Dieux, dans les temples desquels Harpocrate était placé, ne devaient pas en parler témérairement”.[1] “La statue d’Harpocrate était chez les anciens sages l’emblème du secret, qui se fortifie par le silence, s’affaiblit & s’évanouit par paraboles.”[1]

Il était cependant une divinité de la mythologie égyptienne. Son vrai nom étant, selon Bunsen et Lepsius, Har-pi-krati, c’est-à-dire Horus l’enfant ;  il est censé avoir été le fils d’Osiris et d’Isis. Il est représenté par une figure nue, assis parfois sur une fleur de lotus, soit tête nue avec la natte de l’enfance sur le côté, ou couvert par une couronne Hemhem, mais toujours avec son doigt pressé sur ses lèvres. « Harpocrate n’est point un dieu imparfait dans un état d’enfance, ni aucun des légumes qui commencent à fleurir. Il faut plutôt le regarder comme celui qui dirige et rectifie les opinions faibles, imparfaites et inexactes que les hommes ont des dieux. Aussi tient-il le doigt posé sur sa bouche : attitude qui est le symbole du silence et de la discrétion. Dans le dernier mois de l’année égyptienne, en juillet, on offrait  à ce dieu des légumes, en disant : «langue, fortune ; langue, génie». De toutes les plantes qui croissent en Égypte, le perséa est celle qu’on offre de préférence à ce dieu, parce que son fruit à la forme d’un cœur, et sa feuille celle d’une langue»[2].

Les Romains avaient une déesse du silence nommée Angerona, représentée comme Harpocrate, un doigt sur la bouche en signe de secret.

Il est une légende talmudique du doigt de l’ange : lorsque l’Ange de la Nuit se penche sur le bébé en train de naître qui reçoit en lui la Neshama, il pose son doigt sur les lèvres du tout-petit pour imposer à la Neshama[3] le secret sur toute sa connaissance des liens entre l’en-haut et l’en-bas, et le sillon que nous avons tous au milieu de notre lèvre supérieure n’est que la trace de ce doigt de l’ange, le sceau du secret :

Le roi Salomon, dans Proverbes 1,6 reconnaît comme objet digne de l’étude d’un homme sage ces secrets : «On saisira mieux paraboles et sentences, les paroles des sages et leurs piquants aphorismes.»

«C’est au moyen d’une méthode herméneutique d’inspiration endogène, c’est-à-dire en s’inspirant du contexte de narration et de représentation du monde des concepteurs de ces récits, qu’il devient possible d’accéder au sens profond et caché de ces textes. Le code serait en effet intégré dans le texte et dans le contexte de narration, et il s’agit, malgré les difficultés évidentes que cela représente, de le discerner.»

La notion de secret, dès les premiers Anciens Devoirs (le Régius, le Cooke) apparaît comme une injonction pour protéger l’artifex, les savoirs faire des corps de métiers transmis sur les chantiers.

Pour Laurence Dermott, l’une des principales qualités qui fait la sagesse d’un homme est sa force ou sa capacité à conserver et cacher intelligemment les secrets honnêtes qu’on lui confie, de même que ses propres affaires [4].

Ainsi, sur le plan de la loge de l’apprenti-compagnon du  Nouveau Catéchisme des Francs-maçons de Louis Travenol on voit une des portes du Temple de Salomon sur le sommet de laquelle d’un côté il y a Harpocrate, et de l’autre la Vérité, ayant un Miroir à la main[5].

Le secret, qui se justifiait pour la Franc-Maçonnerie opérative par la nécessité de protéger l’art ou les secrets de fabrication propres à chaque corporation de métier, semble perdre toute légitimité dans le cas de la Franc-Maçonnerie spéculative qui ne travaille plus sur des matériaux mais sur des idées. En 1723, à Londres, est publié dans un Journal The Flying Post un texte dénommé depuis Examen d’un maçon qui nous renseigne sur les mots, signes, attouchements des francs-maçons et la cérémonie de réception d’un profane. Puis en 1730, Samuel Prichard, un franc-maçon, membre en exercice ou démissionnaire de la loge La Tête d’Henry VIII à Londres, publie, sous le titre La maçonnerie disséquée un rituel pratiqué au sein de la Grande Loge de Londres qui comporte pour chacun des grades la description de la cérémonie d’initiation. De toute façon, ce qui y est présenté et exposé ne pourra être compris que par l’expérience d’un vécu dans les conditions des rites initiatiques, non pas pour faire ou acquérir, mais pour devenir. Le voyage initiatique ne vise pas à vérifier le déjà révélé, mais à exercer l’intelligence du caché. Ce passage se déclinera en de multiples secrets dits conventionnels qui vont naturellement du mot de passe, au geste signifiant l’état intérieur de progression, aux signes de reconnaissance, etc. Tous ces dérivatifs du secret initiatique sont hautement symboliques, mais ne sont pas le secret lui-même, ils n’en sont qu’un reflet.

Léopold Vanderhaegen : Les secrets d’Hiram. Les sources bibliques de la franc-maçonnerie démarrer à 1:00:18 : https://youtu.be/2ApK4AXjNys

Qui dit silence dit espace d’écoute

«Le silence du zen n’est évidemment pas pour apprendre à se taire, se murer sur soi-même dans un mutisme, mais au contraire pour apprendre à écouter et à voir. On recherche le silence pour entendre les autres et cesser de s’écouter soi-même.»

Le silence de l’Apprenti dans les rites continentaux est son cinquième voyage initiatique (après le cabinet de réflexion + les trois voyages de la cérémonie d’initiation) ; il s’accomplit dans l’écoute, mais consiste, aussi, en ce qui ne lui est pas encore accordé et qui lui sera donné, progressivement, pour avoir la plénitude des droits du Maître (droit de parole, de vote, d’occuper un office…). Se taire, faire silence, écouter est indispensable pour entendre le monde subtil, et, par ces espaces que libère le silence fait irruption en nous tout un univers de forces insoupçonnées. Le chemin de l’apprentissage mène de la pensée silencieuse vers la parole retrouvée pour donner du sens au silence ; le substantif « mot », lui-même, sous sa forme latinisée motus, signifiant le silence, comme le fait remarquer Lacan [7]. Le silence joue le même rôle que l’obscurité d’où naît la Lumière. Le silence, par le recueillement et la concentration qu’il procure, permet l’écoute de l’autre et de l’invisible.

Qui dit silence dit secret, parce qu’il y a impossibilité de dire

La connaissance que le franc-maçon vient quérir dans la loge, ne peut être placée sur le même niveau que l’ensemble du savoir auquel il peut accéder dans les institutions du monde profane. Dans ses Mémoires, Casanova écrit : «Le secret de la maçonnerie est inviolable par sa propre nature puisque le maçon, qui le sait, ne l’a appris de personne ; il l’a découvert à force d’aller en loge, d’observer, de raisonner et de déduire.» Il y a un silence du maître.

Les mystères, que les francs-maçons nomment aussi les secrets de la Franc-Maçonnerie, ne se manifestent qu’à l’intérieur de chacun ; ils sont constitutifs de l’invitation permanente faite au maçon de se connaître soi-même. Il s’agit d’un secret dont la nature profonde prend ses racines dans l’expérience individuelle qui souligne le passage du moi au soi, de surcroît dans le cadre collectif d’une loge maçonnique qui minore le «je» au profit d’une altérité charitable et dans l’exercice d’un rituel ancestral resituant l’homme dans l’archétype du mouvement cosmogonique. Selon, Mircea Eliade, le secret n’est pas seulement un stade de l’histoire de la conscience humaine, mais est un élément constitutif de la structure de cette conscience.

Le secret est notre rapport personnel, au plus intime de nous, avec le Tout qui nous entoure. »

Si le secret est ce que l’autre connaît et que l’on ne connaît pas, le mystère est ce que tout le monde ne connaît pas, il est dans le silence, et nous sommes des porteurs de la sagesse immémoriale de ce silence.

À consulter avec intérêt :ecossaisdesaintjean.org/2015/02/le-secret-initiatique-de-la-divulgation-a-la-revelation-notion-de-reliance.html

Illustration : Angerona par Johann Christian Wilhem Beyer


[1] Don Pernety, Les fables égyptiennes et grecques T. 1, 1786, p. 324 et 129 : gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k840802/f341.item.r et gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k840802/f146.item.r

[2]Plutarque, Isis et Osiris, § 68  : http://remacle.org/bloodwolf/historiens/Plutarque/isisetosiris1a.htm.

[3] La théorie ésotérique juive du Gilgul, le cycle, imagine qu’après la mort la Neshama, un des trois aspects de l’âme, remonte dans la demeure du paradis d’en-haut, et retrouve sa radiance, c’est-à-dire l’unité du haut et du bas, pour un jour revenir dans un autre corps.

[4] Ahiram Rezon, 1756, à partir de la p. 16 : gpsdf.org/documents/Ahiman%20Rezon.pdf

[5]Louis Travenol , Nouveau Catéchisme des francs-maçons contenant tous les Mystères de la Maçonnerie, …, p.40,41 sur :  gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k130898h/f44.item.

[6]J.M. Bazy, conférence du 28 septembre 2013 sur le zen pratique de silence : dogensangha.fr/index/le-zen/ecrits/extrait-de-la-conference-du-28-septembre-2013-sur-le-zen-pratique-de-silence-par-jean-marc-bazy

[7]«Effet “motus” qui ouvre comme un temps logique de lecture, définissant un entour de la lettre en termes de silence», J. Lacan, Le Séminaire, livre VII : L’Éthique de la psychanalyse.

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Solange Sudarskis
Solange Sudarskis
Maître de conférences honoraire, chevalier des Palmes académiques. Initiée au Droit Humain en 1977. Auteur de plusieurs livres maçonniques dont le "Dictionnaire vagabond de la pensée maçonnique", prix littéraire de l'Institut Maçonnique de France 2017, catégorie « Essais et Symbolisme ».

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