jeu 12 décembre 2024 - 20:12

Quelques réflexions sur l’éthique du silence en psychothérapies et… en maçonnerie !

« Comme la mort est le parachèvement de la vie, ce qui lui donne forme et valeur, ce qui ferme sa boucle, de même le silence est l’aboutissement suprême du langage et de la conscience. Tout ce que l’on dit ou écrit, tout ce que l’on sait, c’est pour cela, pour cela vraiment : le silence »           

 J.M.G. LE CLEZIO – (L’extase matérielle)

Psychothérapie et Franc-Maçonnerie partagent ce goût du silence où l’on vient puiser ressourcement et aptitude à écouter l’autre dans son altérité. Maître Dôgen (1200-1253), grand patriarche de la voie du Zen écrit (1): « Même si l’on doit vénérer les images et reliques du Bouddha parce qu’elles le représentent, ce serait une erreur de croire qu’il suffit de les vénérer pour obtenir l’éveil ». Dôgen nous dit ainsi que la finalité n’est ni la cérémonie ni le rite pour atteindre le Samâdhi mais la fusion dans le silence avec l’indicible. A son tour, Maître Yasuo Deshimaru (1914-1982), introducteur du bouddhisme

zen soto en France, avait coutume de dire que le rituel est un excrément qui sert juste de véhicule à la surprise qui est la vérité du sujet. La vraie nature des choses ne peut être exprimée par le langage, l’ainsité est le terme du voyage. Ensuite, il n’y a plus rien à en dire, si ce n’est de laisser l’autre en tête-à-tête avec sa vérité, dans le silence d’une intimité qui ne concerne plus ni le maître zen ni l’analyste. Eugène Ionesco écrit : « le mot empêche le silence de parler ». Il est sans doute utile de se rappeler que le substantif silentium et le mot grec sigé se prêtent à être utilisés dans un contexte religieux. Soit comme expression de ce qu’est la divinité elle-même, soit comme une attitude humaine en face de la divinité. Seul avec Le Seul…

                               Cependant la psychothérapie, en particulier la psychanalyse, présente toutes les caractéristiques d’un rituel (horaires, divan, paiement, office du thérapeute, lieu permanent, etc…). Même l’instauration des séances courtes lacaniennes, qui voulaient changer le rituel par la scansion, n’y sont pas parvenues : le patient a besoin de ce rituel qui le rassure, pour aller plus loin. Jusqu’où ? Peut-être, au-delà de la guérison de ses symptômes, de découvrir, à travers le dévoilement qu’amène la surprise, le silence et la rencontre d’une autre dimension ? …

Tout groupe, y compris ceux qui se réclament de la psychothérapie (et peut-être plus que les autres !), a besoin d’un cadre pour perdurer. Noël Annan écrit (2) : « A society without moral consensus or rituals and sacred objects would disintegrate ». Et, Sartre dans les mots souligne l’aspect incontournable du rituel quand il écrit (page 104) : « Quand beaucoup d’hommes sont ensemble, il faut les séparer par des rites ou bien ils se massacrent ». Le rite ou le chaos !           

Ce cheminement où l’on passe, peu à peu, d’un silence du tumulte des organes et des affects à un silence « adressé » là où la réciprocité ne vient que de l’Autre et non plus seulement (ou plus du tout !) d’un petit a transitionnel, le psychothérapeute le connaît dans sa pratique journalière avec ses succès et ses échecs (certains patients ne pourront pas aller jusqu’à la surprise de ce qu’ils se cachaient et se contenteront d’un raccommodage positif, certes, permettant de vivre, mais loin du silence de l’apaisement). La psychothérapie est une ascèse pour le thérapeute et le patient.

Tout est imprévu, tout est silence. Pierre Sansot écrit (3) : « la rencontre d’une personne qui cherche à dire quelque chose et d’une autre qui s’apprête à l’entendre relève davantage de l’événement, de ce qui par chance s’est produit et n’était pas exactement attendu. A mon sens, il convient de se garder de vouloir répéter, sauf urgence, bonheur d’une pareille rencontre. Ce fut un hasard, il fallut qu’en cette circonstance il ait eu le courage de dire et que j’ai été disposé à véritablement entendre ».

Notre pratique nous confronte quotidiennement à cette approche d’un silence où une parole va se dire qui est au-delà du bavardage et même au-delà du discours sur les symptômes qui se répètent faute d’entendre cette autre voix venue du tréfonds de l’être. Tout nous conduit à envisager une éthique du silence. Il ne s’agit pas seulement de l’éthique du soin que l’on doit au patient, mais d’une autre dimension où la rencontre se fait avec un autre sujet sur la base de deux inconscients en dialogue. Sans oublier la très prégnante présence des corps : le piège serait de penser que le langage produit un oubli du corps. Le psychothérapeute expérimente au jour le jour l’aspect factice que serait une séparation entre le corps et l’âme. Sinon, le corps déconnecté a son propre langage qui tente de s’exprimer de façon autonome du discours de l’âme. Cette belle cacophonie s’appelle la névrose, l’hystérie en particulier. Le royaume sombre de la psychosomatique.

Durant la cure nous allons, bien entendu, rencontrer des tas de silence : haine, honte, bouderie infantile, sexualité qui ne s’exprime pas, indifférence, fuite défensive ; au-travers desquels nous tâcherons de décrypter l’histoire du sujet, mais en ne perdant pas de vue, qu’à l’intérieur du patient se trouve un au-delà du pathologique dont parle Marc de Smedt (4): « Il existe une parcelle d’éternité en nous. Au sein de notre moi composite existe un fragment qui vient du non-crée et poursuivra sa route, à la fois sans nous et avec nous, puisque nous en faisons partie. C’est cela la claire lumière qui nous fonde et dont parlent tous les mystiques, chacun avec les termes de sa culture : expérience qui transcende l’espace-temps, car elle s’enracine dans la source, dans l’origine ». Emmanuel Kant, dans son opus postumum XXI, nous dit même que Dieu n’est pas un être hors du sujet, mais simplement une idée en lui.

Cependant, le psychothérapeute, en fonction du lieu où il opère, ne peut faire l’économie d’une réflexion sur l’éthique en général et celle particulière de son métier, sans doute d’une autre nature que certaines éthiques du soin.                           

I- D’UNE ETHIQUE QUI NE SERAIT PAS DU TOC !        

Dans sa vision fondamentalement pessimiste de l’homme, Freud pensait que devenir analyste changeait la nature des choses. Nullement ! Il en arrivera à qualifier ses disciples analystes de horde sauvage devant leurs querelles et leur infantilisme agressif et de nombreux hommes comme canailles ! (5). Fort heureusement la psychanalyse évoluera au point que Jacques Lacan consacrera l’un de ses plus célèbres séminaires à l’Ethique de la psychanalyse (6). La vision freudienne d’une non-éthique possible intéressera surtout les écrivains par la suite : Cioran par exemple (7). Dans une visée thérapeutique de la maladie mentale quel sens et quel contenus peut prendre l’éthique aujourd’hui ?

Elle prend naissance dans une inquiétude où le thérapeute constate l’écart entre le niveau des connaissances et des réflexions et l’application de ces connaissances et de ces techniques sur le « terrain » si changeant de l’humain, surtout dans le domaine de la psychothérapie. On ne peut que constater l’écart entre la richesse de la réflexion dans ce domaine et l’application de choix positifs. En premier lieu, l’humilité s’impose, elle est la base de toute éthique.

L’éthique en matière thérapeutique pourrait se définir comme une « éthique plus élaborée d’accomplissement du bien et de recherche de bonheur » (8). Mais, dans la thérapie des maladies mentales est-ce le bonheur qui est recherché ou quelque chose d’autre, de plus fondamental, la guérison venant de surcroît selon la formulation de Freud et Lacan ?

A une éthique générale, souvent abstraite et étrangère au réel, ne devrions-nous pas envisager une éthique au cas par cas, même si cela a quelque relent de casuistique ! … Le psychothérapeute s’affronte quotidiennement à la relation de l’esprit et du corps chez le sujet, les troubles psychosomatiques étant là pour en témoigner. D’où une opposition avec une pensée purement biologique de la maladie mentale si réticente à la notion de sujet. L’homme est un être unitaire, âme et corps, comme le soutenait Spinoza contre un Descartes optant pour le dualisme entre le corps et l’âme. L’homme est un corps-sujet : son activité doit donc être conçue non comme ce qui s’oppose à la pensée, mais comme ce qui est indubitablement produit de la pensée (9). Il est intéressant de constater que, dans la civilisation occidentale, le corps devient souvent existant seulement quand il y a souffrance et menace de disparition, ou, au mieux, dans une sexualité souvent à la sauvette ou compulsive, alors que notre culture chrétienne repose sur l’Incarnation… Le sujet vivant est à la fois une existence et une réflexion, mais aussi désir et réflexion, car il doit être essentiellement désir pour être en mesure de se soucier de son propre sort à-travers la mort, la maladie, la souffrance et toutes les questions qu’il se pose à leur propos. Comme être-de-désir il doit en même temps être conscient de soi pour être en mesure de constituer des significations intelligibles et cohérentes et de se poser des questions pertinentes sur son action future.

Le sujet est un être de nature, issu de la nature et de son évolution comme nous le rappelle Pierre Theilhard de Chardin dans toute son oeuvre. Mais cette évolution a produit un être nouveau, parfaitement spécifique et caractérisé par la conscience de soi et par le pouvoir d’initiative. Au-delà de l’homo- sapiens se dessine le sujet qui n’est pas pure raison mais réflexion et désir, conscience et dynamisme, existence et personnalité.

Désirer, c’est accomplir ou ne pas accomplir les mouvements du désir et choisir certains de ces mouvements plutôt que d’autres. Cette contingence pourrait s’appeler liberté si elle n’était prise dans le mouvement de l’inconscient et de son combat intérieur entre désir, surmoi et refoulement (ou accomplissement, mais toujours inférieur au désir initial comme nous le montre sans cesse la psychanalyse. La fameuse tendance de l’homme à prendre des vessies pour des lanternes !). Dialectique infernale qui différencie l’homme de la bête par un gap, une Spaltung qui en fait une créature divisée, double, sans cesse en recherche d’une unité perdue (Le lost paradise étant peut-être la situation prénatale de l’UN avec la mère ?) Ce choix constant va amener le sujet à envisager, au-delà du principe de plaisir, l’instinct de mort qui conduirait au principe de Nirvana, au silence absolu, à l’absence de la permanence d’un discours sans réponse entre désir et inconscient. Cette division fait naturellement du sujet un être pour la mort heideggerien qui n’est pas seulement contraint à la loi de l’interdiction de l’inceste, qui est l’impératif catégorique de la loi humaine et de la psychanalyse, mais aussi celle de l’influence de son surmoi qui ne recoupe pas forcément la première. Jacques Lacan écrit (10) : « le surmoi a un rapport avec la loi, et en même temps c’est une loi insensée qui va jusqu’à être la méconnaissance de la loi. C’est toujours ainsi que nous voyons agir chez le névrosé le surmoi. N’est pas parce que la loi morale du névrosé est une morale insensée, destructive, purement opprimante, presque toujours anti-légale qu’il a fallu élaborer dans l’analyse la fonction du surmoi ?

Le surmoi est à la foi la loi morale et sa destruction. En cela, il est la parole même, le commandement de la loi, pour autant qu’il n’en reste plus que la racine : la loi se réduit toute entière à quelque chose qu’on ne peut même pas exprimer, comme le Tu dois, qui est une parole privée de tous ses sens. C’est dans ce sens que le surmoi finit par s’identifier à ce qu’il y a de plus ravageant, de plus fascinant dans les expériences primitives du sujet. Il finit par s’identifier à ce que j’appelle la figure féroce, aux figures que nous pouvons lier aux traumatismes primitifs, quels qu’ils soient, que l’enfant a subis »

Lacan retrouve les accents pauliniens de Romains7 devant cette loi morale impossible à réaliser qui nous conduit au péché ou à la névrose. Même les plus idéalistes constatent leurs limites devant le combat permanent entre loi et inconscient. L’homme n’est pas un boy-scout. Lord Baden-Powell le constate avec amertume (11) : « Pour nous, pauvres humains, la sauvagerie primitive se dissimule à peine sous un léger vernis de civilisation. Quand vous avez l’occasion de perdre votre sang froid devant un ennemi et que vous êtes capable de mettre fin à la lutte en le tuant, vous éprouvez réellement une jouissance inconnue de ceux qui n’ont jamais cultivé de si mauvais instincts »

Le psychothérapeute et le Franc-Maçon ne peuvent que prendre distance vis-à-vis de Kant qui perçoit l’inconscient comme des représentations obscures en leur opposant le barrage de la morale dans son essai sur les maladies mentales, renforçant ainsi la pathologie des sujets et celle de l’état chargé de mettre en acte cette morale, cela au risque de justifier les pires dictatures politiques ou ecclésiales. Comme nous le savons, Kant fera inscrire sur sa tombe sa fameuse maxime (12) : « Deux choses remplissent l’âme d’une admiration sans cesse renouvelée et toujours croissante au fur et à mesure que la réflexion s’y applique avec plus de fréquence et de constance : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi »

Tout en vivant sa propre morale intérieure, le psychothérapeute fait prendre conscience à son patient qu’une distance est nécessaire avec la dictature du surmoi, non pour le supprimer mais pour le rendre vivable et non mortifère. Doucement, avec discernement, il chemine avec le patient vers ce qui serait l’éthique qui nous conduirait « à une aspiration vers l’absolu, un désir d’absolu qui est l’interprétation que nous donnons parfois de l’intensité de notre désir lorsqu’il est encore sans forme ni formulations » (13). Comme le souligne Lacan, la morale kantienne, comme les romans du marquis de Sade, peuvent devenir une justification au pire. Hannah Arendt nous rappelle dans Procès à Jérusalem qu’Eichmann déclarait qu’il avait lu Kant et fait son devoir !

Assez souvent le moraliste prend plaisir à la souffrance qu’il impose pour faire triompher ce qui serait la vraie morale et cette cruauté, ce sadisme, devient sa véritable justification. Tout en reconnaissant la place du désir dans la vie du sujet, le moraliste le condamne ici-bas.

L’éthique du psychothérapeute et celle du Maçon est la recherche d’un système de principes destinés à orienter l’action vers la plénitude du sens d’un sujet agissant sans que la définition se réfère à un quelconque système idéologique. L’éthique est l’organisation réflexive du désir, ce qui en fait une source de sens. Le thérapeute et le Maçon retrouvent le célèbre parallèle luthérien entre Berufen (appeler, être inviter à la vocation) et Beruf (profession) cher à Max Weber (14). La signification de l’éthique, son sens et sa visée, consistent dans l’instauration d’un sujet comme existence concrète ayant accédé à sa propre plénitude. Cette existence impliquant un déploiement du désir tel qu’il puisse accéder à sa propre cohérence, c’est-à-dire l’accord entre sa visée et son déploiement affectif; en fait, d’aller vers le préférable.

Le patient n’est pas un simple organisme en dysfonctionnement mais un corps-sujet privé de la jouissance de ses forces existentielles, ce qui en fait un être de souffrance qui demande qu’on l’aide à retrouver la plénitude de son existence ou qui se sert de sa maladie pour un contact avec l’autre ou parfois pour payer ce qu’il en serait d’une faute surmoïque qu’il convient de réduire ou faire disparaître.

Le thérapeute se doit d’être dans la vérité, et l’accompagnement du patient doit aller jusqu’à lui dire, en début de traitement, que son souhait de revenir à un passé antérieur n’est qu’un rêve : il doit s’attendre à une nouvelle norme de vie, une nouvelle « allure de vie ». Aucune guérison n’est un retour. Quitter la « maison » de l’asservissement en Egypte suppose l’exode à travers un désert hostile avant de trouver une « terre promise où ne coulera pas forcément le lait et le miel ! »Et, dans ce désert, le patient devine qu’il lui faudra trouver le silence afin d’entendre la parole-tiers libératrice qui n’est pas celle du guide momentané sur qui il misait mais qui était en lui. Il sera alors en mesure, tel le peuple hébreu, de ramener le guide à sa juste proportion de « déchet » (comme le suggérait Lacan), et comme le vivra Moïse, afin d’entreprendre un dialogue d’une autre nature entre lui-même et le « Signifiant des signifiants ».

Le psychothérapeute ne peut souscrire à l’idée que la souffrance est rédemptrice et son devoir va être de la faire disparaître ou de l’atténuer (15). Son rôle va être d’amener chez le patient l’avènement du « Je » à la place du « ça » dont parlait Freud et qui consiste dans ce passage d’une personnalité dépendante et angoissée à une personnalité réflexivement libre, sereine et indépendante. « Wo es war soll ich werden ». Mais, bien que nous considérions que la pathologie mentale doit-être saisie comme universelle et singulière, la sortie de la pathologie ne peut faire l’impasse sur cette traversée silencieuse du désert sans laquelle il ne peut y avoir de révélation…  

II- SILENCE ! ON TOURNE…

Jacques Lacan eut le talent de poursuivre ou d’achever des réflexions provisoires d’autres auteurs en concepts ! Ainsi celui du dialogue permanent entre le petit a et le grand A, qui fait que le sujet est toujours plongé dans un double discours intérieur : à qui je m’adresse réellement ? A mon interlocuteur réel ou a un autre personnage ? Nous retrouvons là, la fameuse trilogie lacanienne du R.S.I. (Réel, symbolique et imaginaire), le psychotique échappant seul à ce clivage par la forclusion du nom du père, donc par l’impossibilité d’entrer dans le symbolique et ainsi de recevoir de plein fouet l’horreur du réel, sans l’atténuation de l’imaginaire et du symbolique. Pour sa théorie, Lacan va se servir à la fois des surréalistes qu’il fréquentait et des travaux du grand analyste britannique Donald W. Winnicott (16). Ce dernier va développer sa théorie de l’objet transitionnel lié a l’évolution du nourrisson : en l’absence de la mère, l’enfant va investir un objet de remplacement sur lequel il va projeter ses sentiments d’amour et de haine, voulant y voir à la fois le bon et le mauvais sein cher à Mélanie Klein (17). Cet objet peut être multiple pour l’enfant : du célèbre ours en peluche jusqu’à un bout de la couverture investi comme la personne manquante à qui on s’adresse en attendant l’interlocutrice tant souhaitée. Lacan va poursuivre cette orientation en avançant l’idée que l’existence de cet objet transitionnel se poursuit tout au long de la vie du sujet, d’où une déception permanente dans les relations humaines : le prochain n’est qu’un objet transitionnel qui sert à représenter l’absence de l’Autre, celui que l’on attend et de qui on espère un dialogue. Mais, on ne reçoit que le silence où le bavardage du prochain, du petit autre. Seul, le psychotique entend la réponse de l’Autre. Certains mystiques aussi qui ne sont pas psychotiques et cela demeure une énigme pour la psychanalyse, d’où sans doute l’intérêt de Lacan pour Thérèse d’Avila et Jean de la Croix. La tâche du Saint, c’est de taire ce qu’il à découvert, de ne l’enseigner que par l’exemple de sa vie, le dernier et ultime message des maîtres du désert est ce silence où, volontairement, ils se sont enfermés. Dans le christianisme, le silence est comme un épiphénomène de la parole, retrouvant ainsi la terrible question qu’André Neher soulève dans son livre sur le mutisme de Dieu durant la persécution, l’Exil de la parole. Du silence biblique au silence d’Auschwitz

 Pour Lacan, le double langage se poursuit jusqu’au bout. Viendrait lui donner raison l’intervention de la philosophe Agata Zielinski qui, au cours d’un colloque organisé par le Centre Sèvres (Soigner jusqu’à la fin et sans changer le lieu de vie les personnes âgées ou handicapées: pour une approche palliative en EHPAD et en MAS.-), nous informait de l’angoisse de personnes âgées et diminuées psychiquement quand on touchait à un objet investi comme transitionnel alors que ces personnes ont un échange très réduit avec l’entourage des soignants et de leur famille. A l’approche de la mort, quelle est donc cette présence attendue vécue à-travers un pauvre objet matériel ? …

Encore profondément influencé par l’hypnose au début de la pratique nouvelle qu’est la psychanalyse, Sigmund Freud va utiliser le discours pour « endormir » ses patients, les faire évoquer leur vie intime, leur donner des conseils de lectures, et parfois des conseils sur l’orientation de leur vie personnelle ! Et ce, jusqu’au moment où plusieurs analysants lui fassent remarquer que « l’on ne s’entendait plus parler ». Ce « on va l’intriguer : s’agissait-il de lui qui coupait la parole, ou serait-ce à « quelqu’un d’autre » ou à « quelque chose d’autre » que le patient névrosé, mais non psychotique, s’adresse ? Freud se sent comme un entremetteur qui, une fois les présentations faites, devient gênant. Il pensait que tout reposait sur l’effet du transfert, mais il découvre une autre dimension qu’il ne tient pas trop à approfondir, car elle le conduisait à un irrationnel auquel il voulait faire échapper la psychanalyse naissante. Cependant, dans la technique psychanalytique, il introduira l’idée du silence comme base du traitement. C’est Jacques Lacan qui va reprendre et amplifier cette orientation jusqu’à en faire l’un des fondements de la « psychanalyse lacanienne ». L’Autre est l’ordre du langage et s’articule avec l’Oedipe. Il est le fameux Nom-du-Père qui est ce point d’articulation du sujet, c’est à dire le signifiant qui, dans l’Autre en tant que lieu du signifiant est le signifiant de l’Autre en tant que lieu de la loi. L’inconscient devient le discours de l’Autre. Le désir du sujet, c’est le désir de l’Autre. C’est dans l’Autre du langage que le sujet va tenter à se situer dans une recherche toujours à reprendre, puisque nul signifiant se suffit en même temps à le définir. Une sorte de Deus absconditus

En entrant dans cette conception dialectique du rapport entre le petit a et le grand A, Lacan situe la position du psychothérapeute du côté de l’objet transitionnel et ne peut donc se réclamer de rien d’autre que d’être ce lieu de passage, ce passant, qui amène l’analysant à son rejet à terme, par déception de n’avoir pas trouvé dans son thérapeute le lieu symbolique tant cherché, même si ce dernier lui a donné la possibilité de résoudre quelques conflits internes. Cela souligne la question de savoir si la psychothérapie n’est que le lieu de résolutions de problèmes mentaux où l’ouverture vers une dimension élargie du désir ? Le thérapeute, placé dans une relation imaginaire par le patient se trouve dans l’acceptation fondamentale de sa solitude. A ce niveau, la solitude n’est plus seulement un fait sensible mais un mode d’expérience. Il n’y a plus d’interlocuteur dans le réel immédiat : le patient ne se sert de nous que pour se parler à lui-même. La projection ressemble à un film où un comédien s’investit dans un rôle avec profondeur et conviction, comme le souhaitait Stanislavski, ce rôle n’étant pas la personne que l’on va retrouver à la sortie du studio. SILENCE ! ON TOURNEPour faciliter cette projection le thérapeute doit impérativement disparaître dans le silence, dans le Wouwei, le non agir. Une attitude que définit Pascal Quignard dans son ouvrage (18) : « Ne pas importer aux yeux des autres n’a pas de prix. Ne pas être important est une vertu. Oublier les congénères suppose aussi la récompense enthousiasmante d’être oublié par eux. Etre oublié par les autres cela devient une morale. C’est ce que Tchouang-tseu appelait « vivre invisible au fond de la ruelle » (rue, ruelle, voie se disant en chinois tao) ». Le thérapeute se doit d’avoir une individualité la plus différenciée possible, ne pas répondre à la demande du patient d’être un héros mythique. Devenir celui qui occupe la place la plus vide et la plus silencieuse possible. Le proverbe espagnol nous le rappelle avec insistance : Quien no sabe callar, no sabe hablar, celui qui ne sait pas garder le silence est incapable de parler. La psychothérapie est la plus dure des formations en matière d’humilité. Aucun absolu n’échappe à la limite de notre humanité.  Avec humour, j’ai envie de dire que le psychothérapeute ne peut-être que Jean-Baptiste, jamais Jésus, bien que le patient lui demande cette incarnation-là ! Il convient que le patient et le thérapeute tentent de dépasser la compulsion de répétition dont l’histoire et les sujets ne sont que la terrible illustration et qui consiste à interrompre le regard faussé sur l’autre. Accepter au-delà du ciné l’altérité, devenir conscient du théâtre intérieur dont parle Michel de Certeau (19), cet « entre parole et silence où se niche le désir ». Il n’y a pas d’Autre que l’Autre. Donc l’angoisse qui passe par l’épreuve du silence qui est une béance, un vide venant des origines, un retour à l’intra-utérin où le désir n’est que le verbe.  Un silence entre deux mots (deux maux ?). Cela ressemblerait presque à une démarche mystique où le patient demande au thérapeute de lui trouver le mot qui manque et qui dirait tout, cet espèce de lieu où les autres vocables montrent leur dénuement. Le silence du thérapeute n’est pas le vide car il y a le discours de l’Autre qui est en attente que le patient cesse de faire le mort dans une parole vide pour ressusciter au désir. D’ailleurs, nous savons que la parole n’est en fait qu’un silence mortifère cherchant à cacher le non-dit du sujet. Le cinéma a bien rendu ce faux-semblant du discours : par exemple, le silence d’Ingmar Bergman ou plus récemment le film du metteur- en- scène allemand Christian Petzold, phoenix, où le mensonge cache un silence néantisant.

En tout cas, la première chose que le thérapeute doit entendre c’est qu’il n’est que cet objet transitionnel sur lequel le patient, en attendant, va vivre par substitution amour et haine qu’il rêve de vivre avec l’objet fondamental. Après la fonction essentielle du transfert viendra le silence, ce moment où l’Attendu fait irruption en vrai dans la vie du patient : amour, engagement, art, Dieu ? Qu’importe… En fait, nous ne faisons que découvrir ce à quoi nous nous adressions à-travers un tiers. Francis Ponge nous le décrit assez bien (20) : « Tout se passe (du moins je l’imagine souvent) comme si, depuis que j’ai commencé à écrire, je courrais, sans le moindre succès « après » l’estime d’une certaine personne. Où se situe cette personne, et si elle mérite ou non ma poursuite, peu importe ». Pierre Teilhard de Chardin le constate aussi (21) : « En vérité, je le sens, ce n’est pas moi qui ai conçu ces pages, mais c’est en moi, un Homme plus grand que moi, – un homme que j’ai reconnu, toujours le même, cent fois autour de moi ». Cet interlocuteur est présent dans la psychose, en direct : Guy de Maupassant, psychotique, nous en en parle dans son dernier roman, le horla, avant d’être hospitalisé à la clinique du docteur Blanche à Passy.

Ce cheminement vers le silence vrai est constamment, durant la cure, ponctué de silence réactionnel : angoisse devant un vrai silence qui ressemblerait tellement à la mort. Alors, le patient parle pour échapper à tout cela…Ceci sert au thérapeute pour le dévoilement de l’inconscient, mais il sait que cela n’est pas l’essentiel, juste un moment, une parenthèse de la cure : dans le mythe de Sisyiphe, Albert Camus nous rapporte une citation de Kierkegaard : « Le plus sûr des mutismes n’est pas de se taire, mais de parler ». Les plus grands silences dans la peinture n’apparaissent-ils pas là où le cri est le plus voyant, chez Münch ou Bacon par exemple? Dans ce bavardage où le patient ne fait que répéter ce qu’il sait déjà de sa propre histoire, quelque chose d’énigmatique va apparaître d’inconnu qui, de façon nouvelle, étonnante (ou détonante !), va interpeller le thérapeute et le patient, à la manière du concours védique des brahmodia qui étaient, dans l’Inde ancienne, des compétitions d’énigmes afin de provoquer un choc de questions sans réponse. La joie de l’interrogation insondable qui amène à un silence étourdissant, de l’âme jusqu’au fond du corps. Un autre bénéfice secondaire existe : le désert dans lequel le patient est plongé par la faute de l’énigme fait le fond de l’amour, permet à l’Autre de prendre une place inimaginable, plus grande que ipse et ego, dans le véritable néant de l’âme abandonnée. Nous sommes là dans l’extase, où le sujet quitte le réel provisoirement pour entrevoir un instant, à travers les trous noirs sémantiques du monde intérieur, sa réalité. Le contenu franchit la paroi et dévaste tout à coup ce qui faisait l’expérience culturelle acquise. Quand Xénophon décrit l’extase de Socrate à Potidée sur l’isthme de Pallèle, il la qualifie de catalepsie. Dans cette expérience, la pensée reste possible, la parole reste possible. Elles ne sont plus simplement nécessaires, car il y a une suspension du monologue intérieur. C’est comme si apparaissaient les choses telles qu’elles sont, sans masques, sans étiquettes, sans noms. Dans une certaine fulgurance, il n’y a plus que le réel que nous entrevoyons un instant mais que nous allons très vite camoufler par le retour au discours, car le réel est l’insupportable, comme pense Lacan. Peine perdue : le sujet qui vient de découvrir fugitivement et avec angoisse sa vérité n’aura de cesse, à petits pas,d’y revenir . Il vient d’y rencontrer quelqu’un d’Autre… Dès lors, le thérapeute, fort de son expérience personnelle par son analyse peut communier avec son patient, car communier c’est partager sans diviser. Ils sont alors dans la Fürwahrhalten kantienne, l’assentiment, le tenir pour vrai.

III- CONCLUSION : LE LANGAGE DE L’AUTRE NE SERAIT-IL PAS LE SILENCE ?

La plus belle représentation d’un silence vrai est celui de l’intimité amoureuse :  l’autre est là, mais les mots ne sont plus nécessaires, ils seraient trop insuffisants, à la limite du vulgaire, de l’obscène. Le silence amoureux est celui où tous les possibles sont à dire, le silence de la haine est celui où il n’y a plus rien à en dire. L’amour et le désir se mesurent à la qualité du silence qu’ils génèrent. La psychothérapie n’est là que pour restaurer désir et amour chez le sujet, donc pour restaurer ce silence intérieur qui vient dans l’après-coup des passions et des pathologies. La visée éthique s’inscrit de ce côté-là. La psychothérapie se tient toujours à la frontière de l’impossible à dire et de l’impossible à taire.

Dans l’approche du silence la castration rôde toujours, menaçant la toute-puissance imaginaire du sujet qui sait, inconsciemment, que la castration symbolique est nécessaire pour se rencontrer et rencontrer l’Autre. L’altérité est le prix à payer. La résistance peut-être vécue de tas de manières, par le silence négatif d’ailleurs : le patient ne veut pas qu’on lui coupe la parole.Parler c’est sortir quelque chose de soi dont l’autre peut s’emparer et le détruire. L’Autre est à la fois attirant et facteur d’une terrifiante angoisse et il convient pour le sujet de créer un vide qui l’en sépare. C’est ce que Lacan a appelé le vide de l’Autre qui n’est plus extérieur, mais intérieur au sujet. Mais, nous ne sommes plus dans le silence où précisément on va à la rencontre, du moins vers l’approche de l’Autre.

 Le patient doit aussi parler car cela serait un signe de virilité, puisque dans l’histoire culturelle du monde les femmes, dépourvues de pénis, furent réduites au silence ou au minimum de paroles, leur rôle étant de parler essentiellement de la maternité. Le judéo-christianisme n’est pas avare de ces interdits. A titre d’exemple, nous ne citerons que deux exemples. Dans le Siracide (25 ; 13-26) nous pouvons lire «il y a trois choses que mon cœur appréhende et la quatrième, je crains de l’affronter : racontars de la ville, attroupement de foules et calomnie, toutes choses plus affreuses que la mort ; mais c’est un crève-cœur et une affliction qu’une femme jalouse d’une rivale, et le fléau de la langue participe à tout cela ». Et chez Paul (1Timothée ; 8-15) : « Je ne permets pas à la femme d’enseigner ni de dominer l’homme. Qu’elle se tienne donc en silence ». La psychanalyse a très vite compris d’où venait l’hystérie en percevant que le symptôme langagier et le discours physique des hystériques venaient de cette castration symbolique au niveau du langage alors qu’hommes et femmes pensent détenir le phallus. Le résultat de tout travail thérapeutique va être pour le patient l’acceptation de la castration symbolique, qui lui ouvre une sexualité humaine et non plus mythologique et un accès à l’autre (et à l’Autre) dans un dialogue sans fin ou n’intervient plus, ou modérément, la pathologie.

Le psychothérapeute ne peut manquer de sourire à la lecture, finalement, très naïve de Baltasar Grassian quand ce dernier écrit (22) : « C’est l’art de manier les volontés, et de faire venir les hommes à son but. Il y va plus d’adresse, que de résolution, à savoir par où il faut entrer dans l’esprit de chacun. Il n’y a point de volonté, qui n’ait sa passion dominante ; et ces passions sont différentes selon la diversité des esprits. Tous les hommes sont idolâtres, les uns de l’honneur, les autres de l’intérêt, et la plupart de leur plaisir. L’habilité est donc de bien connaître ces idoles, pour entrer dans le faible de ceux, qui les adorent ; c’est comme tenir la clef de la volonté d’autrui. Il faut aller au premier mobile. Or ce n’est pas toujours la partie supérieure, le plus souvent c’est l’inférieure ; car en ce monde le nombre de ceux, qui sont déréglés, est bien plus grand, que celui des autres. Il faut premièrement connaître le vrai caractère de la personne, et puis lui tâter le pouls, et l’attaquer par sa plus forte passion: et l’on est assuré par-là de gagner la partie»Le moraliste a difficulté à admettre que nous vivons, comme disent les Japonais, dans un monde flottant, où le réel n’est que mi-dit. Le moraliste se refuse d’une certaine manière à reconnaître son inconscient et pense que dans tous les cas de figure, la syndérèse (23), ce trône de la raison et la base de la prudence, saura tout régler !  Le psychothérapeute sait que lui aussi est sujet de l’inconscient, sujet du ça, partageant cet au-delà de la raison, dans ce monde d’avant la création où le thérapeute et le patient tentent de nommer les choses, arrachant des mots à la confusion ou au faux-semblant. La psychothérapie est un abécédaire. Ses pauvres mots sont limités, la parole ne nous donnant finalement qu’une bien pauvre supériorité sur les animaux. Le langage nous déchire. Seul le silence habité nous redonne plénitude. Il est ce temps capital dans nos vies, avant que nous redevenions ces infirmes qui bégaient et ne savent qu’épeler…

3 Commentaires

  1. Remarquable travail ,dense et extrêmement référencé. Quand on est (ou a été) soi-même patient en psychanalyse, le propos fait écho au vécu et au ressenti, la justesse des mots et des idées est révélée;
    Je n’avais pas lu un tel contenu sur la question sur le silence de ma vie.
    Grand merci à l’auteur.

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Michel Baron
Michel Baron
Michel BARON, est aussi conférencier. C'est un Frère sachant archi diplômé – entre autres, DEA des Sciences Sociales du Travail, DESS de Gestion du Personnel, DEA de Sciences Religieuses, DEA en Psychanalyse, DEA d’études théâtrales et cinématographiques, diplôme d’Études Supérieures en Économie Sociale, certificat de Patristique, certificat de Spiritualité, diplôme Supérieur de Théologie, diplôme postdoctoral en philosophie, etc. Il est membre de la GLMF.

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