sam 05 octobre 2024 - 15:10

Agricol Perdiguier et George Sand : Une légende du Compagnonnage

Que connaît-on aujourd’hui d’Aurore Dupin, alias George Sand (1804-1876) ? Quelques romans pour adolescents aimant lire : La mare au diable, La petite Fadette ou François le Champi ; et, pour les érudits, guère plus que ses amours tumultueuses avec Alfred de Musset, sa liaison éphémère avec Liszt ou avec le « décevant » Mérimée (sic !)…

Frédéric Chopin à l’époque de son séjour à Majorque (1838-1839).

…et, surtout, sa passion partagée pour Chopin (ah, le Prélude op. 28, n° 15 en ré bémol majeur dit « de la goutte d’eau », qu’il écrivit lors de leur séjour tourmenté à Majorque !)…

Pourtant « la dame de Nohant », comme on l’appellera sur la fin de sa vie, fut de tous les combats. Passionnée, indépendante, anticonformiste jusqu’à se vêtir en homme et fumer la pipe, républicaine dans l’âme et dans les faits, elle a utilisé sa plume et son immense capacité de travail, pour lutter contre les inégalités sociales touchant le monde ouvrier ou rural, et en faveur de la femme, bien avant le féminisme !

Nommer ses amis c’est souligner son charisme. Dans sa maison de Nohant, pourtant au fin fond de l’Indre, on croise, pour des visites ou des séjours : Flaubert, Alexandre Dumas fils, Yvan Tourguenieff, Victor Hugo, Michelet, Béranger, Flora Tristan, la mezzo-soprano Pauline Viardot, Marie d’Agout la maîtresse de Franz Liszt, Heinrich Heine, Lamartine, Lamennais, Balzac, Théophile Gautier, Eugène Delacroix, et bien d’autres, dont Arago et Pierre Leroux. C’est ce dernier qui lui fait découvrir Agricol Perdiguier et adopter la cause du compagnonnage.

Lorsqu’en 1836 George Sand fait sa connaissance, Pierre Leroux s’est installé comme imprimeur à Boussac, dans la Creuse, près de Nohant, après une carrière militante portée par le journalisme : co-fondateur de plusieurs journaux et revues progressistes ou d’opposition aux régimes en place. Franc-maçon, membre de la Constituante de 1848 et de la Législative, c’est à lui qu’on doit (qui le sait aujourd’hui ?) le mot « socialisme » qu’il opposait à l’individualisme, plaie selon lui de toute société fraternelle.

Il fait lire à George Sand, en mai 1840, l’ouvrage qu’Agricol Perdiguier vient de publier : Le Livre du Compagnonnage contenant des chansons de Compagnons, un dialogue sur l’architecture, un raisonnement sur le trait, une notice sur le compagnonnage, la rencontre de deux frères et un grand nombre de notes. Cet in-16° de 252 pages est un appel à la paix et à la concorde entre les « Devoirants » affaiblis par leurs querelles internes. Ses ouvrages antérieurs n’avaient pas rencontré grand succès, à en juger par les tirages. Son premier opus, Devoir de Liberté : chansons de compagnons et autres, publié en 1834, avait été tiré à 500 exemplaires ; quant à son second, publié deux ans plus tard, il atteindra les 1300 ! En 1838 il publie La Rencontre de deux frères, récit toujours centré sur la réconciliation des Devoirants entre eux. Dans ces conditions, qui aurait pu augurer du succès du Livre du Compagnonnage même s’il y rassemblait tout ce qu’il avait écrit antérieurement ?

Pourtant, il n’hésite pas à signer l’ouvrage de son nom de Compagnon, « Avignonnais La Vertu », révélant certaines cérémonies et en dévoilant même légendes et symboles ; il y exhorte les différents Devoirs compagnonniques à se réconcilier : « Comprenez tous, mes amis, qu’étant divisés nous sommes faibles et méprisés, et qu’en nous unissant nous serons plus forts et respectés, et que la misère n’osera plus approcher de nous. »

George Sand est enthousiasmée. Derrière la cause, elle accède à une société secrète, le compagnonnage. Elle écrira plus tard à Pierre Leroux depuis Nohant : « Vous ne savez pas dans quel labyrinthe vous m’avez fourrée avec vos Francs-maçons et vos sociétés secrètes. C’est une mer d’incertitude, un abîme de ténèbres. Il y a tant d’inconnues dans tout cela que c’est une belle matière pour broder et inventer et, au fait, l’histoire de ces mystères ne pourra, je crois, jamais être faite que sous la forme d’un roman. »

Voulant aller plus loin, elle invite Perdiguier à une rencontre à Paris. Elle aura lieu en mai 1840. En voyant sa sincérité et la pureté de sa cause, elle décide de soutenir son action. Ainsi naît une amitié qui sera plus durable qu’avec Leroux avec qui elle rompra après 1845 : leur correspondance s’étendra sur plus de trente ans, de mai 1840 à octobre 1872.

Dès sa parution, l’ouvrage de Perdiguier suscite des polémiques chez les Compagnons qui l’accusent de trahir les secrets, tandis que des journalistes dénoncent des idées progressistes qui mettent en péril l’équilibre social. « Considérez – écrit Perdiguier – que nous ne sommes pas d’une substance moins délicate, moins pure que les riches ; que notre esprit, que notre sang, que notre conformation n’ont rien de différent de ce qu’on voit en eux. »

George Sand le réconforte en faisant de lui un héros. « Tout homme qui se dévoue au culte de la justice doit être persécuté et sa vie est une lutte – lui écrit-elle le 29 mai 1840. Puisez donc votre force dans l’idée même de cette souffrance à laquelle votre vertu vous a dévoué. Vous êtes un martyr. »

Il envisage alors de refaire un « Tour de France de la réconciliation » afin de plaider dans les cayennes et les salles publiques la fraternité entre les Devoirs et l’unité du Compagnonnage. Elle prend en charge la dépense. Malheureusement, les résultats ne seront pas à la hauteur des espérances !

Pour le soutenir, elle se lance dans l’écriture d’un grand roman dont Agricol Perdiguier sera le héros sous le nom de Pierre Huguenin. Ce sera Le Compagnon du Tour de France qui paraît fin 1840. Il faut souligner sa méticulosité. Elle lui écrit : « Je compte sur vous pour m’aider dans les corrections car j’aurais pu faire quelque inexactitude sur les usages du compagnonnage. » Elle envisage de faire paraître une suite… qui ne viendra jamais.

Une nouvelle cabale naît en effet, qui veut toucher Perdiguier à travers elle. Ce n’est pas tant le roman en lui-même qu’on fustige, mais les idées subversives qu’il prône. Balzac résume la situation avec cynisme : « On ne veut plus nulle part de George Sand : Le Compagnon l’a tuée. »

Il n’en sera rien. Elle continuera d’écrire des romans initiatiques dénonçant l’injustice sociale. Car, dit-elle dans son avant-propos au Compagnon : « Les sociétés secrètes sont le résultat nécessaire de l’imperfection de la société générale. […] Les hommes ont constamment essayé de constituer la vraie cité. Mais la cité est toujours devenue caste, sous quelque forme qu’elle se manifestât dans le monde. Qui dit cité dit association, et qui dit association dit égalité ; car il n’y a pas d’autre principe qui puisse réunir deux hommes… »

L’une de ces sociétés l’intéresse particulièrement. On lit dans une lettre à son fils Maurice de 1843 : « Je suis dans la Franc-maçonnerie jusqu’aux oreilles, je ne sors pas du Kadosch, du Rose-Croix et du Sublime Écossais. Il va en résulter un roman des plus mystérieux. Je t’attends pour retrouver les origines de tout cela dans l’histoire d’Henri Martin, les Templiers, etc. » Ces romans, ce seront Consuelo suivi de La Comtesse de Rudolstadt (1842/43), puis Les Maîtres Sonneurs, en 1853.

Quant à Perdiguier, emporté lui aussi par le mouvement, il sera reçu franc-maçon en 1846, à la loge « Les Hospitaliers de la Palestine » alors sous l’égide du Suprême Conseil de France et qui restera sous le numéro 107 à la Grande Loge de France.

George Sand et le Compagnonnage ? Ainsi va la grande chaîne d’union : dans une cayenne, il y a toujours une Mère…

1 COMMENTAIRE

  1. En complément de ce remarquable article de notre ami et néanmoins Frère Jean-François, je vous invite à consulter nos articles « 29/05/22 : Fête des Mères. Nous honorons aussi les femmes de lettres » https://bit.ly/3t5msMK de dimanche dernier et « Agricol Perdiguier », en date du 2 Janvier dernier https://bit.ly/3tMJkSn

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Jean François Maury
Jean François Maury
Agrégé d'Espagnol, concours externe (1969). Inspecteur d'Académie (depuis le 01/06/1977), hors-classe.Inspection Générale de l’Éducation Nationale. Parcours maçonnique sommaire : 5e Ordre du Rite Français, 33e Degré du REAA Initié à la GLNF en 1985 au Rite Français (R⸫L⸫ Charles d’Orléans N°250 à l’O⸫ d’Orléans). - 33e degré du R⸫E⸫A⸫A⸫ - Grand Orateur Provincial de 3 Provinces de la GLNF : Val-de-Loire, Grande Couronne, Paris. Rédacteur en Chef : Cahiers de Villard de Honnecourt ; Initiations Magazine ; Points de vue Initiatiques (P.V.I). conférences en France (Cercle Condorcet-Brossolette, Royaumont, Lyon, Lille, Grenoble, etc.) et à l’étranger (2 en Suisse invité par le Groupe de Recherche Alpina). Membre de la GLCS (Grande Loge des Cultures et de la Spiritualité), Obédience Mixte, Laïque et Théiste qui travaille au REAA du 1er au 33e degrés, et qui se caractérise par son esprit de bienveillance.

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