mar 16 avril 2024 - 11:04

II- Les Arts libéraux, le Trivium

Le cercle d’études, appelé Trivium, concerne l’Intelligence et les arts de la parole.

La Grammaire

Per me quivis discit, vox, littera, syllaba quid sit (Grâce à moi, tout le monde peut apprendre le sens des mots, des syllabes et des lettres).

«Les humbles grammairiens qui se complaisent à la seule Coque, que ne retient pas la graisse de la moelle intérieure : S’ils réclament au dehors des fragments, de la seule coquille Contents, ils ne sont pas capables de goûter la saveur du noyau.» (Alain de Lille, XIIe siècle, traduction du latin). La grammaire exégétique implique d’apprendre la signification des mots, leurs nuances et comment ils s’intègrent dans différents contextes.

Les anciennes civilisations n’ont pas toutes développé une pensée grammaticale. Parmi les peuples antiques, seuls les Indiens et les Grecs semblent avoir eu une telle démarche et, si c’est aux Indiens que l’on doit la première grammaire sanskrite, c’est aux Grecs que l’on doit le nom même de «grammaire» ; le terme grammatikê tekhnê apparaissant chez Platon. La Grammaire, comme «science du langage» selon l’expression d’Augustin, était considérée comme la clé de toute connaissance positive et, pour cette raison, le premier des Arts. Guillaume de Conches, comme son maître Bernard de Chartres, souligne le fait que la grammaire est le fondement de tout savoir. La mention des trois temps était déjà dans l’Iliade, les chinois n’avaient pas de conception du temps dans leur syntaxe, le bouddhisme a introduit avec la notion de karma le futur dans la grammaire. Le verbe « être » grec fonde à la fois l’état et l’existence.

La grammaire est à la fois la science et l’art du langage : la science, car elle en fait connaître les éléments constitutifs et les principes généraux en s’appuyant sur les théories qu’elle emprunte entre autres à la logique ; l’art, car elle en expose les procédés et les règles.

La grammaire est dite générale quand elle s’attache aux principes communs à toutes langues, particulière quand elle se borne aux formes propres à une seule langue, comparée quand elle met en regard les analogies et les différences entre deux ou plusieurs langues. Toute grammaire traite :

de l’aspect matériel du langage : lettres, alphabet, syllabes, accents et signes divers ;

de la lexicographie, c’est-à-dire des différentes espèces de mots, de leurs modifications ou inflexions : genres, nombres, cas, personnes, voix, temps, modes ;

de la syntaxe, qui enseigne à unir et à combiner les mots pour exprimer nos pensées ;

de l’orthographe, de la prononciation.

Le trivium a fourni à la Franc-maçonnerie les mots de passe, les mots sacrés, le langage convenu, l’alphabet secret, l’usage des initiales, les verbes «lire», «épeler», «écrire» et les modalités de l’expression en loge.

Les rituels ont une grammaire qui constitue en grande partie le langage maçonnique.

Cependant, la grammaire est ignorée dans la langue des initiés qui n’est point littérale, et comme le disait Fulcanelli «La langue des oiseaux est un idiome phonétique basé uniquement sur l’assonance. On n’y tient aucun compte de l’orthographe, dont la rigueur même sert de frein aux esprits curieux et rend inacceptable toute spéculation réalisée en dehors des règles de la grammaire.»

La Rhétorique

Causarum vires per me, alme rhetor, oblige (Grâce à moi, fier orateur, vos discours vont bouger).

Du latin rhetorica, emprunté lui-même au grec ancien rhêtorikê tekhnê, littéralement technique, art oratoire, art de l’éloquence, ou art de la persuasion.

Dans la mythologie grecque, Polymnie ou Polhymnie est la Muse de la Rhétorique, donc de l’éloquence. Elle est la fille de Mnémosyne et Zeus.

La rhétorique est l’art de bien dire et persuader, c’est-à-dire de convaincre, de plaire et de toucher. La rhétorique ne peut produire l’éloquence qui est un don naturel, mais elle apprend à l’orateur à user de toutes ses ressources ; elle lui sert de règle et d’auxiliaire. Dans tout discours, comme dans toute composition littéraire, il faut d’abord trouver ce qu’on doit dire, puis le disposer dans l’ordre le plus convenable, enfin l’orner de tous les agréments du style : de là trois parties dans la rhétorique, l’invention, la disposition et l’élocution. on en trouve l’expression dans le fameux livre de Cicéron, Dialogue sur les partitions oratoires.

On différencie, également, les opérations de la rhétorique en cinq parties : l’invention (inventio, heurisis) ; l’organisation (dispositio, taxis) ; l’élocution, ou plutôt la disposition des mots dans la phrase, l’usage des figures, la question des styles (elocutio, lexis) ; la prononciation du discours (actio, hypocrisis) et sa mise en mémoire (memoria, mnémè).

Dans l’art rhétorique, les moyens de persuasion du discours sont le logos qui relève de la démonstration, de la raison et de l’argumentation, l’ethos qui est ce qui correspond à l’image que le locuteur donne de lui-même à travers son discours (il s’agit essentiellement pour lui d’établir sa crédibilité par la mise en scène de qualités morales comme la vertu, la bienveillance ou la magnanimité) et le pathos, une méthode de persuasion par l’appel à l’émotion du public.

Cet appel à l’émotion peut-être nocif. Ainsi, la rhétorique fut vilipendée par Platon. Dans Gorgias, avec son dialogue sur la rhétorique sophistique, il ne voit qu’une doctrine rejetant toute morale, un discours flattant l’auditoire et agissant sur l’âme par la séduction. Les personnages de ses dialogues -dont Calliclès, le Nietzsche  de l’Antiquité- qu’il nomme les sophistes, soulèvent le problème du discours influent qui pervertit la vérité : «La tromperie est bel et bien possible puisque l’étranger a donné un statut à l’image fausse (puisque l’on peut mêler l’autre et le logos, donc tenir des discours faux donc introduire l’erreur, donc la tromperie, donc l’image, donc le simulacre)». Cependant, cette machine rhétorique, bien organisée en ses parties, permet de construire le discours mais, dans le cas d’une pratique dite spirituelle, elle sert à élever l’adepte ou, en d’autres termes, à lui procurer en lui une augmentation de l’être. Il conviendrait d’introduire d’autres notions qui sont la prudence, la subtilité et la délicatesse.

Dans l’Antiquité, l’art de la mémoire faisait partie de la rhétorique. Cet ars memorendi  permettait à l’orateur de retenir les points essentiels de longs discours, à une époque où le matériel et les supports pour prendre des notes étaient peu pratiques. L’art de la mémoire, la mnémotechnique, apportait une aide considérable à l’improvisation ; la mémoire organisée fournissait à l’intervenant les éléments dont il avait besoin (voir à la fin de l’article un développement particulier sur cet art de la mémoire).

Démosthène, Cicéron, Quintilien furent de grands rhéteurs.

L’apprentissage de la rhétorique, par un compagnon franc-maçon, est source d’une prise de parole sensible, bienfaisante et profitable à la loge.

Parachever par accès sur l’excellent site de L’espace français et avec le souriant et élégant article de Claude Laporte.

La Logique

Argumenta sino concurrere plus canino (Comme les aboiements d’un chien, mes arguments se succèdent avec rapidité).

La dialectique, qui consiste dans l’art de discuter, fut la première forme de la logique. La Logique est la partie de la philosophie qui étudie les lois de la pensée qui, par la suite, enseigne les règles à observer dans la recherche et l’exposition de la vérité. Elle est une science parce qu’elle fonde ses théories sur la connaissance des facultés intellectuelles et qu’elle en déduit les règles auxquelles celles-ci doivent être assujetties. Elle est un art parce que ses préceptes s’appliquent à toutes les sciences et forment la justesse de l’esprit.

La logique traite deux grandes questions, celle de la certitude et celle de la méthode. Dans la première, elle explore les trois systèmes qui s’y rattachent, le dogmatisme, le probabilisme, le scepticisme, distinguant la science et l’opinion, assignant les caractères de la vérité et les causes de l’erreur. Dans la seconde, elle détermine les procédés de la méthode, soit en général, soit par rapport aux diverses sciences particulières (sciences mathématiques, physiques, naturelles, sociales) ; elle montre en même temps quel concours le langage peut prêter aux opérations de l’esprit.

La parole du compagnon, s’appuyant sur la rhétorique, se structure par la logique.

L’art de la mémoire

Cicéron relate comment le poète grec Simonide de Céos, épargné lors d’un éboulement de la salle où il se trouvait juste avant, ayant fixé dans sa mémoire la place et le nom de chaque convive, put indiquer le nom de chaque cadavre enfoui dans les décombres et permit ainsi aux familles d’emporter leurs morts.

Le but de cette branche de la philosophie médiévale fut, ainsi, de développer des facultés mnémoniques à travers la mise en place d’un système complexe d’images mentales placées dans des architectures imaginaires, comme des statues dans un palais. Il s’agit d’utiliser les lieux et les images car, de même que l’écriture trace sur la cire les caractères dont elle est formée, de même la mémoire a ses lieux propres, et, pour ainsi dire, ses tablettes, où sont gravées, comme des caractères, les images de ses souvenirs, selon les termes de Cicéron (paragraphe VII). Il était recommandé d’utiliser comme lieux des endroits connus, comme une ville ou une maison dans laquelle on avait l’habitude de se déplacer, et d’organiser les images de telle sorte que l’agencement spatial de ces images corresponde aux concepts à se remémorer.

Karl Pribram développant, parallèlement aux travaux de David Bohm sur l’univers holographique, sa propre théorie holographique de l’esprit humain pense que la mémoire, sous ses différentes formes, n’est pas localisée dans une région particulière du cerveau ; il pourrait être interprété comme un système holographique s’activant sous l’effet de faisceaux de fréquences différentes provenant de l’extérieur. Cette analogie permet de concevoir une réalité fondamentale où toute chose est contenue dans chaque chose, où chaque fragment contient des informations sur chacun des autres fragments, de telle sorte qu’on pourrait dire que chaque région de l’espace et du temps contient la structure de l’univers en son sein, à l’instar d’une plaque holographique qui contient toutes les informations de la figure représentée. La Mémoire n’est pas une image du Passé ; elle est le Passé-même conservé vivant. Un rapport s’impose avec ce que Platon appelait l’anamnèse qui “désigne aussi bien la remémoration que la réminiscence : se remémorer, c’est ramener à la conscience des idées ou formes que nous connaissions déjà de façon latente, mais que nous avions oublié lorsque notre âme a été séparée de notre corps. En un mot, la remémoration est la réappropriation cognitive d’une idée ou d’un concept relatif à la réalité intelligible”. (L’Art de la Mémoire de Frances A. Yates)

L’ars memorandi était extrêmement important à une époque où les livres et les supports d’écriture étaient rares et où la manière la plus simple de connaître un livre était simplement de l’apprendre par cœur. Leibniz considérait que le champ du savoir, c’est-à-dire  la connaissance parfaite des principes de toutes les sciences et des arts qui s’y appliquent se décomposaient en trois parties également importantes : l’art de raisonner (la logique), l’art d’inventer (la combinatoire) et l’art de la mémoire (mnémonique). C’est comme partie de l’art de la rhétorique que l’art de la mémoire (ars memorativa), maîtrisé par les Anciens, qui en avaient rédigé les règles et les lois, a voyagé à travers la tradition européenne.

Une des hypothèses de base de cet art, dont on trouve l’origine chez Cicéron, est que les images parlent plus directement à l’âme et sont donc les meilleurs vecteurs de la mémorisation. Par exemple, les flamants : Le tracé d’un angle droit, la fabrication d’une équerre juste, constituait un des soucis des constructeurs du Moyen Âge. Déjà, Vitruve notait que les artisans avaient des difficultés à fabriquer des équerres exactes. Les deux flamants  de Villard de Honnecourt, rappellent une méthode simple et sûre pour tracer un angle droit. Si l’on trace les deux cercles dont les centres sont marqués et dont les circonférences correspondent aux cous des deux volatiles, la droite réunissant les intersections (I et I’) des deux cercles forme avec le segment de droite joignant les deux centres O et O’, un angle droit. Cette méthode est réalisable aussi bien sur la planche à dessin avec le compas, que sur le chantier, avec des cordeaux.

Pour développer l’Art de la Mémoire, Lulle s’était inspiré des techniques de méditation du mysticisme juif de Merkabah et des Sepher Yetzirah, selon lesquelles l’adepte reconstruit le Temple de Jérusalem dans son imagination.

La révolution numérique a bouleversé l’art de la mémoire en abandonnant à l’outil la conservation des données, la question alors est de savoir si cela a augmenté la capacité à la réflexion. Michel Serres et Bernard Stiegler s’en expliquent.(Je reproduis ici la vidéo publiée par Christelle Manant dans son article Michel Serres : l’optimiste compagnon voyageur).

Les Statuts de William Schaw (1598) évoquent explicitement la nécessité de l’art de la mémoire pour les ouvriers qui ne savaient ni lire ni écrire à cette époque.  Les marches des divers degrés ne seraient-ils pas des techniques de mémorisation des tracés géométriques ?

Compléter avec le texte de Jean-Daniel Graf, L’art de la mémoire et le langage symbolique en Franc-maçonnerie.

On consultera avec intérêt le texte de Frances Yates, L’Art de la mémoire.

Prochain article le quadrivium

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Solange Sudarskis
Solange Sudarskis
Maître de conférences honoraire, chevalier des Palmes académiques. Initiée au Droit Humain en 1977. Auteur de plusieurs livres maçonniques dont le "Dictionnaire vagabond de la pensée maçonnique", prix littéraire de l'Institut Maçonnique de France 2017, catégorie « Essais et Symbolisme ».

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