ven 22 novembre 2024 - 13:11

Vélomania (2/3)

(Tiré de l’ouvrage : Au cœur de la Franc-maçonnerie « Huit récits contemporains » Éditions Numérilivre) (Lire la suite avec le 3/3)

C’est reparti ! Avec cette consigne impérative, voir et être vu. Dans le soir violine, le balancement rythmé des phares blancs et des feux rouges, transforme notre colonne phosphorescente en un étrange ballet de lucioles. A la suite, pendant cette veille forcée, de Saint-Hilaire du Harcouet à Corlay, nous avalons sans sourciller, pointages aux contrôles, kilomètres et casse-croûtes. Soudain, sur la droite, au sommet d’une côte, un magnifique cône lumineux, le tout proche Mont Saint-Michel, étincelle sur son rocher et nargue la pleine lune.

Majestueux ! Je pense aux échanges de compagnons voyageurs qui, il y a huit cent ans, se faisaient entre les chantiers de Notre Dame de Paris et celui de cette abbaye. La Merveille, elle porte bien son nom. J’imagine les heures et les heures de marche de ces ouvriers maçons et charpentiers, pour atteindre les édifices en construction. En blouse bleue, foulard rouge et casquette de laine, sandales de vachette aux pieds et baluchon sur l’épaule au bout d’un bâton. Croiser un autre compagnon sur les sentiers de l’époque, voulait dire, faire une pause et boire une rasade de piquette ou de cervoise, à la même gourde. Je me sens très privilégié sur ma monture. « Le vélo est la botte de sept lieues du piéton » a dit le dessinateur Jacques Faizant.

 Je le sais, cette nuit bleue de mon parcours initiatique sera dure, très dure pour moi. Une obsession me taraude : ne pas m’endormir. Une sonnerie aigue me fait sursauter. Ma main droite cherche machinalement le réveil.

– T’affoles pas, c’est mon pacemaker ! plaisante Jean-Paul à côté de moi, tandis que nous pédalons comme des automates au petit jour. Je réalise qu’on l’appelle sur son portable. Bonne surprise, toute la troupe des « sans-sommeil » roule allégrement. Personne n’a fermé l’œil de la nuit, enfin je crois, du néophyte de 18 ans au vétéran, ancien champion cycliste de 80 ans. Je boirai bien un café ! Mon coupe-vent ruisselant de rosée, frigorifié mais heureux d’avoir traversé la nuit sans cette défaillance redoutée, je découvre une Bretagne voilée de brume rose qui nait au monde. Je boirais bien un café !

La bonne humeur et les rires reviennent, surtout après l’arrêt petit-déjeuner et, pour ma part, un divin massage de mes cervicales dans l’ambulance. Merci, madame l’infirmière ! Je lis quelque distance dans l’œil ironique de Matcho, nouveau patron du service médical.

La deuxième journée s’inscrit en pays d’Armor, ponctué de villages de granit aux toits d’ardoises et de routes buissonnières. Quelques lève-tôt risquent des « Vas-y Hinault ! » sur notre passage. Hommage indirect au champion local, encore dans toutes les mémoires. 500 km dans les jambes en fin de matinée. Après Pleyben, les cuisses se raidissent, les yeux brûlent, la nuit volée se venge. Premiers désespoirs, premiers abandons. Ma voix intérieure est catégorique : tu dois tenir, tenir le coup absolument. Un compagnon, un vrai, ne reste pas au bord de la route, il avance, avec une cathédrale en point de mire. Pense à la métaphore de Jean-Paul. Objectif : Brest !

Nous y arrivons enfin, toujours groupés, non pas devant la cathédrale, mais au pied du Château et des remparts, dont nous faisons le tour. Je pense aux forçats de la route qui, dans le 1er Paris-Brest-Paris, ont viré ici-même, il y a plus d’un siècle, sur leurs engins de 30 kilos. Des compagnons à leur façon. Des héros ! Le ciel est bas en Finistère, au bout du monde, comme le nom l’indique. Océan gris-vert strié de chevaux blancs au loin, deux grands chalutiers qui se balancent dans le port, des hauts jets d’écume sur le quai, près de la citadelle, images fugaces d’une tempête probable. Déjà, nous repartons dans l’autre sens, frustrés. Un portable sonne dans le peloton, juste derrière moi. Je me retourne. « C’est une fille, c’est une fille ! », nous lance un concurrent radieux, qui vient d’apprendre sa paternité.

Matcho me lèche copieusement le visage, depuis un moment déjà. Allez, allez mon vieux, lève-toi, il faut repartir. En selle ! insiste-t-il, à grands coups de spatule humide ! Lui au pied du lit, moi étendu tout habillé, nous n’avons même pas dormi 4 heures, au Luxotel breton, investi par les cyclards. En pleine nuit, la chevauchée fantastique, impitoyable, nous entraîne de nouveau.

Le peloton, monstrueux ver luisant, paraît glisser sur le ruban de bitume. Pas question de faiblir, je suis allé jusqu’à Brest, je dois en revenir ! Les yeux rivés sur le feu rouge devant moi, crispé sur mon guidon, je n’ai qu’une trouille, la crevaison sournoise qui va me laisser sur place, dans l’obscurité !

Ça y est ! Pourquoi faut-il que je pense à un pépin pour qu’il survienne ?! Dans la longue côte de Landerneau, le silex redouté aplatit ma roue arrière. Que je n’ai jamais su démonter ! Encore une fois, méthodiques, patientes, les mains de Jean-Paul font merveille. Les miennes ne savent que tenir la lampe électrique. Que ferai-je sans lui ?! Je commence à lui pardonner de m’avoir mis dans ce pétrin ! Un autre jour revient au pays des fées. Le vent salé qui s’est levé avec le soleil sur les monts d’Arée, me fouette les joues comme un after-shave. Pas de feux follets ni de korrigans, au bord du lac de Huelgoat. Le compagnon-maçon, amateur de légendes est déçu !

700 kilomètres. Je n’ai jamais dépassé cette distance en rallyes ! Je pédale depuis 48 heures ! Mon moral suit les hauts et les bas du profil armoricain. Les temps d’arrêt me sont de plus en plus nécessaires. Abrité dans les roues, juste avant Ménéac, je me paie un magistral coup de barre, en équilibre précaire. Je n’y avais jamais pensé, je roule sur 2cm de gomme ! Je sens la lâcheté m’envahir, je rêve d’un demi panaché, d’une baignoire. Et même d’un taxi pour rentrer à la maison. Qu’est-ce que je fais ici ?

Mince consolation, je lis ma fatigue dans les autres regards. Chacun souffre, en nage, sans se plaindre. C’est l’élégance des cyclotouristes. Vieil instinct de conducteur, je louche vers un rétroviseur imaginaire : Où est l’ambulance ? Matcho, mon frère, où es-tu ? Même pas une « poussette » de Jean-Paul ! Où est-t-il lui aussi ? En train de faire la cour à une concurrente en queue de peloton, qui sait ?! 46×18, 46×20, 46×22, dans l’imagerie cycliste, « la langue dans la chaîne », « les pieds à la cinq heures moins vingt », je joue désespérément du dérailleur. Je me bourre de barres chocolatées, de gâteaux, de morceaux de sucre ! Je vide d’un trait mon bidon de thé sucré. Trop tard, dame fringale, l’affreuse « sorcière aux dents vertes » des rouleurs, a encore frappé, je suis dans le coton. Mon vélo pèse une tonne ! Pour mieux avancer, drôle d’idée, je vide les poches de mon maillot. Et stupidement, de peur d’être ballonné, je jette ma dernière banane.

Ivre de chaleur, je vois double. Non, c’est un tandem qui me dépasse. Je sais que pour les deux compères, l’effort de pédalage est terrible, surtout bien sûr, dans les montées. Pitoyable robot désarticulé, je zigzague maintenant en queue de peloton. Je regarde derrière moi et aperçois enfin Matcho dans l’ambulance, à la place du passager, museau à la portière et crinière au vent. Son regard directif est formel : Continue Pierre ! Tu dois continuer ! Même discours dans les yeux de l’infirmière au volant. Un cliché m’apparaît, je délire sans doute : dans son triangle, au-dessus de la chaire du Vénérable Maître en loge, la pupille du Grand Architecte de l’Univers me fixe puis ferme sa paupière. Ce clin d’œil imaginaire me fait grimace plus que sourire…

Heureusement, comme le gong pour le boxeur K.O. debout, l’arrivée à l’étape me sauve du désastre. Assommé, titubant, j’ai juste le temps de me laisser glisser dans l’herbe. Où mon vélo, que j’ai lâché, est déjà couché. Au pied d’un calvaire, symbole de circonstance, qui n’a rien de maçonnique !

Paris-Brest, malgré son nom, c’est pas du gâteau !

Elles ont pris la tête du raid et roulent sur toute la largeur de la route, dans un bruissement d’abeilles mécaniques. Nos dix féminines, fières amazones aux maillots couleurs d’arc en ciel, cheveux flottants, l’aisance même ont bien l’intention de rejoindre Paris. Je dois le dire, leur exemple me stimule !

Dans la forêt de Brocéliande, la meute de lévriers semble à leurs trousses. Le brocanteur est dans mon sillage, fasciné comme moi par cette ondulation de hanches suggestives en collants noirs. Distraction fatale. Ziiiiit ! nos roues se tutoient soudain, se touchent encore et c’est le drame. Je me rétablis de justesse pour voir Jean-Paul sur ma droite, prisonnier de ses cale-pieds, décoller en vol plané et s’écraser lourdement dans le fossé.

-Jean-Paul, réponds-moi ! Il est allongé sur le bas-côté, les yeux fermés, sans connaissance. Plusieurs « raiders » se sont arrêtés en même temps que moi. Un participant médecin tâte son artère jugulaire, l’infirmière lui tient la tête, Matcho gémit à ses pieds, stupéfait. Je suis penché sur son visage, désespéré, impuissant, affreusement malheureux.

 – Non, ne me fais pas ça, Jean-Paul, je t’en prie, parle-moi !

Soudain, il ouvre un œil farceur pour me lancer son « Alors, Pierre, heureux ?! », en se relevant d’un bond. Souple comme un chat, maître du roulé-boulé, pratique du judo oblige, bref, ce chenapan nous a bien eus ! Me faire une peur pareille ! Je lui donne tout de même à boire. Bilan, une roue avant pliée en forme de huit, que le mécano remplace vite fait, bien fait. Conclusion de notre comédien, brandissant son trophée tordu : « Et voici la roue de l’infortune ! »

ll faut une bonne demi-heure à notre petit groupe – dont le médecin un peu en colère après Jean-Paul – pour rejoindre le peloton qui ne nous a pas attendus. Pas un nuage. A cause du relief, la moyenne tombe à moins de 20 kilomètre-heure. Tiens, c’est curieux, par moments, mon frein arrière ne répond pas, curieuse impression. Les patins à changer peut-être. Ou le frottement de roues de tout à l’heure ? Mais il faut rouler, encore rouler. Pas le temps de flâner le long du canal dans Rennes…même en « petite reine » !

Matcho sent-il déjà l’écurie ? Aux arrêts, il abandonne sa Dulcinée pour me rejoindre en aboyant furieusement. Qu’est-ce qu’il lui arrive ? Je ne comprends pas ses assauts hargneux contre mon vélo. Jean-Paul non plus. Arrivé à l’entrée de Laval, deux heures de faux sommeil sur des matelas, dans une salle communale, et une douche sublime. Whaouh ! Nous quittons la tranquille Mayenne pour une troisième nuit sur la route. Et pour retrouver, à l’heure du premier journal du matin, le bocage normand et ses vaches goulues, que notre passage ne dérange guère !

1000 kilomètres ! Dans les verts vallons du Perche, c’est mon frein avant qui ne répond plus. Bloqué ! A l’étape de Nogent le Rotrou, une vérification s’impose. Les câbles coulissent pourtant bien dans leurs gaines, les mâchoires serrent et, je le constate, les patins sont comme neufs. Le mécanicien et Jean-Paul me portent un regard soupçonneux. D’accord, mes amis, j’ai dû rêver, même sans dormir… ! Matcho, lui, est de plus en plus nerveux et continue sa danse du scalp autour de moi, les oreilles redressées. Bizarre.

Cuisse de canard et riz au lait. Ce dernier repas avant l’arrivée est succulent. Je préfèrerais tout de même un bon verre de Cahors à cette orangeade qu’on nous sert depuis trois jours. J’ai regarni mes poches de maillot de pruneaux, portions de « Vache-qui-rit » et chocolat. Enfin quand je parle d’arrivée, encore 200 bornes ! Je songe que je possède beaucoup d’éléments maintenant pour rédiger ma planche de Compagnon. C’est décidé, je proposerai à mon « surveillant » de travailler sur l’effort. J’ai de quoi dire, dans la tête et les jambes !

En enfourchant ma rossinante aux freins capricieux, je sens que je suis tout endolori, là où Paris-Brest-Paris fait le plus mal. Aux fesses !

L’astuce est bien connue des cyclards. En roulant, il faut « boire dans les joues », retenir puis avaler lentement, sinon le liquide, comme le vélo, peut faire fausse route ! Pour avoir oublié cette précaution de base, je suis en train de m’asphyxier après une rasade trop abondante. La magistrale tape dans le dos de Jean-Paul remet ma glotte en place 

– Plus que 50 kilomètres, c’est pas le moment de t’étouffer ! 

– Tu veux dire « encore » 50 kilomètres, nuance !

Un violent vent de face balaie les champs dorés de la Beauce et atomise le peloton. Peu après Courville sur Eure, à la sortie d’un long virage, surgit au loin devant nous, enfin, la prestigieuse cathédrale de Chartres, « la mère des blés ». Elégante, racée, avec ses flèches jumelées, telles deux fusées grises prêtes à décoller dans le ciel jaune. Je ressens la même émotion qu’à la vue du Mont Saint-Michel. Un cadeau pour l’œil. Et se pose à moi la même question : qu’est-ce qui poussait ces bâtisseurs à lancer vers le ciel, souvent au péril de leur vie, ces « tours de Babel » ?! Une ferveur ardente mêlée d’orgueil, jusqu’à vouloir élever les voûtes d’ogives toujours plus haut ?! Un sujet de réflexion, tant pour les compagnons du Devoir qui perpétuent aujourd’hui l’œuvre créatrice de leurs aînés, que pour les francs-maçons « spéculatifs », dont je suis…

Maintenon, Rambouillet, Les Essarts, l’accordéon des rescapés s’étire, se referme et se redéploye dans les toboggans successifs que dessine la chaussée. Ça recommence, le frein arrière coince ! Coïncidence, entre mon vélo bleu, et le rouge de Jean-Paul, venu à mes côtés, s’infiltre la monture blanche d’une concurrente qui vient s’abriter du vent sans vergogne. Cette vision tricolore m’amuse quelques secondes. Le soleil nous plante ses dernières banderilles dans la nuque. Et enflamme de mille feux la chevelure rousse qui dépasse du casque de notre compagne de route.

Découvrir le dernier volet

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Gilbert Garibal
Gilbert Garibal
Gilbert Garibal, docteur en philosophie, psychosociologue et ancien psychanalyste en milieu hospitalier, est spécialisé dans l'écriture d'ouvrages pratiques sur le développement personnel, les faits de société et la franc-maçonnerie ( parus, entre autres, chez Marabout, Hachette, De Vecchi, Dangles, Dervy, Grancher, Numérilivre, Cosmogone), Il a écrit une trentaine d’ouvrages dont une quinzaine sur la franc-maçonnerie. Ses deux livres maçonniques récents sont : Une traversée de l’Art Royal ( Numérilivre - 2022) et La Franc-maçonnerie, une école de vie à découvrir (Cosmogone-2023).

Articles en relation avec ce sujet

Titre du document

Abonnez-vous à la Newsletter

DERNIERS ARTICLES