mar 30 avril 2024 - 03:04

La mort, une leçon de vie pour le franc-maçon

La Mort, c’est quoi ?

La vie est-elle, comme pour Bichat, l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort, ou bien, selon Cioran, l’ensemble des fonctions qui nous y entraînent ? Vivre de mort et mourir de vie.  

Jules Baissac s’interroge : Qu’est-ce donc que la mort, et qu’est-ce que la vie hypostasiée après elle ? (à partir de la p.228).

N’est-ce pas  “la mort qui permet à l’ordre de la vie de se renouveler, qui donne à toute vie une chance d’accéder à la transformation, voire à la transfiguration” (François Cheng)» ?

 «Un jour je m’éveillerai et la mort aura disparu parce que je serai mort.» Socrate dit : «Les vrais philosophes s’exercent à mourir et qu’ils sont, de tous les hommes, ceux qui ont le moins peur de la mort.» (Platon, Phédon). «Mourir, c’est être initié» disait Plutarque en jouant sur les mots télmtân = téleîsthai.

La mort seule fonde notre humanité, donc toutes nos morales, les vices et les vertus ; le courage devant la camarde trace nos limites et ouvre nos aspirations vers l’illimité. «Meurs et deviens» écrit Goethe. La confiance dans la vie future n’exclut pas les appréhensions provoquées par l’inconnue du passage d’une vie à l’autre. La science et la religion sont muettes à ce sujet parce qu’il manque à l’une et à l’autre la connaissance des lois régissant les rapports de l’esprit et de la matière ; l’une s’arrête au seuil de la vie matérielle, l’autre en fait un article de foi.

Les anciens Grecs enseignaient que tout est immortel et impérissable dans l’univers, dans le cosmos vivant. La mort physique n’est pour eux qu’un passage naturel d’un état à un autre ; aucun de nos atomes ne peut se perdre ou s’anéantir ; tout vit à jamais, «La grande faucheuse ne serait qu’un saisonnier agricole qui ne s’intéresse qu’à la forme», (François Xavier Lindo Diez). C’est là l’image d’une maîtrise éternelle. Ainsi se pose la distinction fondamentale du Soi, la personnalité ou principe transcendant de l’être, d’avec le Moi, l’individualité, assujetti à la modification transitoire et contingente.

Pour les Égyptiens le sens de la vie était de reconnaître que nous ne sommes pas le corps physique qui s’incarne dans la matière mais un point d’esprit silencieux dans le corps, toujours antérieur à celui-ci et survivant à la mort du corps. Je vous propose de lire le texte d’Annie Besant sur l’immortalité de l’âme, La mort et l’au-delà.

Pour la pensée juive, la vie terrestre, passage intermédiaire entre la vie intra-utérine et les entrailles de la terre-mère, dont l’homme est issu et où il est appelé à revenir, n’est qu’un pont reliant deux types d’existence situés aux deux versants de la vie.

À titre de comparaison, si la manifestation formelle est extérieure, périphérique, appartenant à la circonférence, à la roue des choses, le centre de cette circonférence est le symbole de l’initié parfait, réintégré dans le Principe primordial. Dans son Livre de l’Apprenti, Oswald Wirth affirme que : “rien ne commence et rien ne finit d’une manière absolue. Il n’y a de commencement et de fin qu’en apparence. En réalité, tout se tient, tout se continue, pour subir d’incessantes transformations qui se manifestent par une série de modes successifs d’existence. Ces modes sont variés. Tout ce qui se réalise en acte a précédemment existé en puissance. Tout être a donc ses racines dans l’origine même de toutes choses. Pour les initiés antiques, la vie intégrale de l’homme comportait des alternatives d’action et de repos. La vie présente est une période d’activité matérielle, mais avant de naître, nous avons déjà vécu dans un état imperceptible à nos sens.” “Sachons bien vivre, et la mort ne sera pour nous que le moyen de vivre mieux encore”  ajoute-t-il dans son Livre du Maître.

Meurt-on pour soi ou pour les autres, pour Dieu ou parfois à la place des autres ? Voir l’article Notre frère Arnaud Beltrame, héros national passe à l’Orient éternel

Si la mort écrase l’homme, elle n’en demeure pas moins à l’intérieur de l’humain.

Tout à l’opposé, les élisabéthains ou les romantiques allemands firent de la mort un devenir cosmique, un devenir orgiaque, un néant qui vivifie, une force où il s’agit de se retremper et avec laquelle il importe d’entretenir des rapports directs.

Pour le Français, ce qui compte ce n’est pas la mort elle-même, mais notre comportement en face de nos semblables, la stratégie des adieux, la contenance que nous imposent les calculs de notre vanité, l’attitude en un mot. Tout l’art du français est de savoir mourir en public. Saint-Simon ne décrit pas l’agonie de Louis XIV, de Monsieur ou du Régent, mais les scènes de leur agonie. Les habitudes de la cour, le sens de la cérémonie et du faste, tout un peuple en a hérité ; épris qu’il est d’appareil et soucieux d’associer un certain éclat au dernier soupir.

Michel Serres envisage trois types de morts : la mort personnelle, la mort collective de civilisations et celle de l’humanité toute entière (à écouter ce qu’en dit Michel Serres, Corps et identité, mais qui sommes nous ?, à partir de 15’38)

La Franc-maçonnerie nous apprend que la mort ne doit pas terrifier, qu’elle n’est pas l’opposé de la vie, que l’on doit cesser de fonctionner dans le champ du connu pour aller plus loin, qu’il faut accepter l’inconnu pour se dépasser, accepter de ne pas durer indéfiniment pour mieux se détacher de l’inutile et du superficiel, en particulier de l’identification de l’être à son corps. En conclusion de son testament Victor Hugo écrit : «Je vais fermer l’œil terrestre ; mais l’œil spirituel reste ouvert plus grand que jamais.»

La scène de la mort est présente à de nombreux degrés, explicitement ou de manière suggérée : un séjour sous terre, un testament à rédiger, un gisant, un assassinat, des vœux de renoncement, de mortels châtiments… La question de la mort n’est jamais une question de morale mais de spiritualité. «La progression narrative qui intègre comme épreuve la scène de référence de la mort, et qui est généralement liée, dans les mêmes cérémonies, à des déplacements de l’occident à l’orient, peut être corrélée avec l’approche de cette valeur perfective et/ou de ces modalités de savoir (ou «connaissance») et de devoir (comportements)» (Thèse de doctorat de sémiologie, Efficience narrative et la transmission des formes de vie : une approche anthroposémiotique de l’autopoièse dans les pratiques ritualisées de Jean-Louis Brun, p. 253/ 344, 2017).

La philosophie, cette spiritualité laïque, a labouré de pensées, depuis Platon, le champ de cet effroyable mystère pour essayer de récolter la sagesse qui en apaise les peurs. «L’homme a deux vies, la seconde commence quand il se rend compte qu’il n’en a qu’une.» (Confucius).

Avec l’acacia, le phénix est un des symboles maçonniques qui inverse la mort. En traversant le miroir, symbole de l’au-delà, où s’opère l’inversion de la droite et de la gauche, le franc-maçon peut trouver une vision plus profonde des choses. La mort, l’horreur, si tôt dite, s’en exempte et se transforme en sacré.

Delphine Horvilleur: La mort n’a pas le dernier mot 

Si on se place dans un contexte associé au drame de la cérémonie de réception au grade de maître, on constate que, dans la grande majorité des cas semblables, un héros est mis en scène, ce héros va souffrir pour enfin mourir de mort violente et transcender sa condition humaine. Nous pouvons citer pêle-mêle : Abel, Osiris, Jésus, Gilgamesh, Mithra, Hercule, Dionysos, et bien d’autres.

La mort et la résurrection d’Hiram sont une légende exemplaire, comme tous les mythes ou contes, de divinités assassinées. Les mythes servent de modèle au comportement humain, ils fondent l’être dans le sacré.

La Mort symbolique une leçon de vie ?

C’est la leçon de toutes les traditions ou de la connaissance de la vie simplement. Il n’y a aucun espoir de ressusciter à un mode transcendant, sans une mort préalable. La mort initiatique serait la condition d’une deuxième naissance pendant notre parcours terrestre.

 « De la mort, de la crainte de la mort, dépend toute connaissance du Tout. Rejeter la peur du terrestre, enlever à la mort son dard venimeux, son souffle pestilentiel à l’Hadès, voilà ce que n’ose faire la philosophie. Tout ce qui est mortel vit dans cette angoisse de la mort, chaque naissance nouvelle multiplie l’angoisse d’un nouveau fondement, car elle multiplie ce qui est mortel. Sans fin, le sein de la terre inépuisable accouche du neuf, et chacun est soumis à la mort, chacun attend avec crainte et tremblement le jour de son passage aux ténèbres. Mais la philosophie conteste ces angoisses de la terre. Elle s’échappe par-dessus la tombe qui s’ouvre sous ses pieds, à chaque pas. Elle abandonne le corps à la merci de l’abîme mais l’âme libre prend son envol pour le franchir sans encombre.» (Franz Rosenzweig, L’étoile de la rédemption.)

Pour René Guénon, l’évolution posthume de l’individu, ou plus exactement son principe vital, qui est passé à un autre état supérieur, n’a plus rien de commun avec l’espèce humaine. Il s’en est affranchi. S’il est véritablement transformé, c’est-à-dire au-delà de la forme, il obtient la délivrance, ce qui suppose une connaissance intégrale, on dirait, en terme maçonnique, l’initiation effective.

Dans toutes les parties du monde, des  populations dites primitives pratiquaient des rites comportant des «scènes mimées qui représentent des aventures au pays des âmes» que ce soit en Australie, en Afrique, … (Goblet d’Alviella, Des origines du grade de maître en Franc-maçonnerie, 1907, p.32 et 33).

C’est grâce au symbole que l’être sort de sa situation et s’ouvre sur l’universel. Le symbole éveille l’expérience individuelle et la transmue en acte spirituel, en saisie métaphysique du monde. En comprenant le symbole, l’être réussit à vivre l’universel, donc à vivre la transcendance.

D’après le rituel de l’ordre des bénédictins, le novice s’étend sur le sol devant l’autel, sous un drap mortuaire, entre quatre cierges. On lit sur lui l’office des morts. L’assistance entonne le miserere; puis, il se relève, donne à chaque assistant le baiser de paix et s’en va communier entre les mains de l’abbé. De ce jour i prendra un autre nom, qu’il gardera jusqu’à son lit de mort. Lui aussi est né à une vie nouvelle. «Il faut disparaître entièrement au moment où la vérité nous illumine et être recréé à l’heure même de cette illumination.» (Alain Pozarnik)

En Franc-maçonnerie, chaque initiation est une mort symbolique qui permet un changement d’état de conscience en dépouillant au fur et à mesure le vieil homme .

Le «vieil homme», l’être naturel, est l’état de l’homme avec ses agissements psycho-matériels, son état conditionné, ses liens ethniques et sociaux, son milieu politique ou religieux, bref, ses limites (Ces illusions se nomment gloire, pouvoir, richesse … vérité, morale …).

L’homme ordinaire est certes intéressant ; mais combien plus intéressant celui qui tend à dépasser la condition humaine ordinaire. Il ne doit d’ailleurs pas y avoir de séparation : le quotidien et l’exceptionnel, le profane et le sacré s’apprécient l’un par rapport à l’autre.

Le maître franc-maçon est un éclectique, un philosophe qui, foulant aux pieds le préjugé, la tradition, l’ancienneté, le consentement universel, l’autorité, en un mot tout ce qui subjugue la foule des esprits, ose penser par lui-même, remontant aux principes généraux les plus clairs, les examinant, les discutant, n’admettant rien que sur le témoignage de son expérience et de sa raison ; de toutes les philosophies qu’il a  analysées, il est capable de s’en faire une particulière et domestique qui lui appartienne.

Une prise de conscience de la fin véritable et une conversion de l’énergie permettent à l’homme «évolué», éveillé à la science véridique de la métamorphose (de la transmutation), de parcourir inlassablement la voie héroïque et gnostique vers le Soi.  Comme le dit Yves Albert Dauge : «La Philosophie (amour de la Sophia), la Philologie (amour du Logos), la Philocalie (amour de la Beauté), sont un seul et même esprit ; elles doivent le [l’homme] guider vers le monde des sages archétypes.»

Jusqu’où cette «purification» active doit-elle porter ? Le détachement des passions, des désirs jusqu’à l’apathéia (l’ascèse stoïcienne), qui n’aurait que Dieu comme but, ne serait-il pas une mort au monde ? La Franc-maçonnerie a-t-elle comme vocation à «générer» des mystiques ou des hommes de la cité ?

La conscience rationnelle a périodiquement besoin d’être obscurcie pour que la lumière nouvelle puisse jaillir et avec elle de nouvelles possibilités créatrices. Il est nécessaire d’accepter de se confronter avec l’ombre et avec l’obscurité de l’inconscient dans la mort du moi, pour que se produise la transmutation. Être enseveli symboliquement et en être relevé, comme cela se faisait dans les Mystères, était emblématique sinon, réellement, être spiritualisé ou exalté hors du corps. C’est la vision alchimique qui propose la mort symbolique la plus explicite. Dans l’opuscule anonyme intitulé L‘Aquarium des Sages nous pouvons lire : «Son âme enfin, est entièrement délivrée par cette mort spirituelle comme si elle était conduite vers les hauteurs, c’est- à-dire que, son corps étant encore dans la terre, il se tourne cependant vers le haut, vers la vie éternelle […] Cette séparation du corps et de l’âme de l’homme doit se faire en mourant spirituellement. Une telle solution du corps et de l’âme se fait dans l’Or régénéré de telle sorte que le corps et l’âme, étant comme séparés l’un de l’autre, n’en sont pas moins très fortement unis dans le vase et conjoints.»

La condition primordiale essentielle de tout travail de génération est l’absence de lumière solaire. Fécondation et génération ne s’opèrent que dans une obscurité complète. La vie commence dans les profondeurs du noir pour tous les règnes vivants, même pour les gemmes qui deviendront éclat de lumière. C’est à partir du noir que se font les commencements. La première marche sur laquelle le compagnon monte lors de son augmentation de salaire au rite de Salomon est, évidemment, noire. Pour atteindre la lumière sur la cinquième marche blanche il faut passer depuis la terre noire par l’air bleu, l’eau verte et le feu rouge et, sur chaque marche à gravir, un vase contenant les cinq aspects de la transmutation du grain de blé en germe, en tige, en épi et à nouveau en grain, attestent le cycle de l’initiation : mort et résurrection. Que les corps soient mis en putréfaction et deviennent terre noire, et quand vous verrez cette matière devenue noire, réjouissez-vous car c’est le commencement des opérations. Et la putréfaction est nécessaire.

Le temple à couvert, bien fermé, c’est l’aludel luté où peut commencer l’œuvre au noir, dispersion et dissolution de l’être dans la renaissance initiatique. Comme une invite à l’alchimie, le rouge et le blanc des deux colonnes forment un système duel et attestent qu’une tenue c’est l’opération au cours de laquelle, du creuset-loge doit naître l’or pur réalisé par l’union du soufre et du mercure. Et le franc-maçon parvient à l’œuvre au blanc quand scintille la surface de la materia prima en fusion, quand l’étoile flamboie dans la pâte originelle, quand il passe de la pierre brute à la lumière.

Si tailler une pierre est une soustraction, tailler sa pierre est un remplacement en soi de ce à quoi on renonce pour accueillir l’élargissement d’une conscience plus éveillée et plus spirituelle jusqu’à ce que sa forme remplace la pierre brute. “Chaque être humain est un trésor enfouis dans une cage de préjugés historiques, marqué par la famille, la société la culture, l’Histoire.” C’est pourquoi, il convient de penser que celui (ou celle) qui taille sa pierre, n’est ni dans le renoncement ni dans l’abnégation de ce qu’il est. D’ailleurs, l’ego pourrait-il se mettre à mort lui-même ? Il est dans  la conversion de son être, parvenant ainsi à la découverte de ce qui est caché en lui pour faire résonner, dans sa conscience, l’écho de l’unité de l’esprit et de la matière. Comme dans la pensée de Jung, il s’agit d’intégrer ses polarités en croissance spirituelle.

Voir les articles Le cabinet de réflexion, un repaire du temps qui passe au mot “La mort” et Le jeu de la mort du Je.

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Solange Sudarskis
Solange Sudarskis
Maître de conférences honoraire, chevalier des Palmes académiques. Initiée au Droit Humain en 1977. Auteur de plusieurs livres maçonniques dont le "Dictionnaire vagabond de la pensée maçonnique", prix littéraire de l'Institut Maçonnique de France 2017, catégorie « Essais et Symbolisme ».

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