mar 30 avril 2024 - 02:04

Sensibilité maçonnique et sagesse humaine

Dans la succession des crises civilisationnelles, s’inscrivant dans la longue chaîne de la connaissance traditionnelle « l’ordo ab chao » maçonnique rappelle que l’on ne peut  pas réduire à une cause matérielle la faillite d’une organisation sociale donnée. Mais celle-ci en appelle, tout simplement à une autre révolution spirituelle, qui est l’apanage et l’honneur de notre espèce animale. La panique peut régner à la Bourse, les élites être totalement déconsidérées, l’économie partir en capilotade, l’essentiel est de pouvoir parler de l’esprit pour trouver une véritable issue à la décrépitude d’une société.

            Il est fréquent de rappeler qu’étymologiquement le mot « crise », en grec, signifie jugement. On signale moins, et ce n’est pas moins important, que cela désigne, aussi, cet instrument permettant de trier qu’est le crible. Belle métaphore populaire soulignant qu’il faut savoir rejeter ce qui doit l’être et garder, également, ce qui le mérite.

            À cet égard, puis-je ici noter une historiette par laquelle, dit-on, commença la vie monastique de Saint Benoît. Ce qu’il est convenu de nommer le « miracle du crible » ! Crible qui est prêté à sa nourrice, et que celle-ci brise en deux. Benoît réunifie les deux morceaux. Mais pour échapper à la ferveur de ses admirateurs il se retire dans un lieu désert appelé Subiaco où il va mener une vie érémétique dans la grotte appelée depuis « Sacro Speco ».

            Intéressant symbole que cette référence à cet instrument de la vie courante dans le monde paysan. Dans l’atmosphère fin de siècle qui est celle caractérisant la naissance de la réforme bénédictine. Ce passage au crible qu’opère celui qui va être qualifié de « Patriarche des moines d’Occident », le fait que lui-même se retire dans le secret du désert, tout cela est à l’origine de l’extraordinaire action civilisatrice du mouvement bénédictin dont tous les historiens ont montré l’importance dans l’élaboration de la civilisation européenne.

            A la fin de ce terrible Ve siècle, les barbares sont à toutes les portes, la fin d’un monde est vécue et ressentie comme telle, et c’est en se retirant de l’action immédiate, c’est par la force de l’esprit qu’un autre monde émerge. Cela mérite d’être souligné, quand on sait le rôle joué par les ecclésiastiques lorsque la maçonnerie, au XVIIIe siècle, entend participer à l’élaboration d’une nouvelle civilisation . Les travaux de mon regretté ami, Charles Porset en témoigne à loisir.Et ce en reprenant l’intuition primordiale de tous ceux que Chateaubriand nomme les « génies Mères » : c’est la puissance de l’esprit qui est matricielle. Le reste : politique, économie, social, vient de surcroît.

            La sagesse du « crible » est indéniable en ce qu’elle ne procède pas à partir d’une « tabula rasa », mais est faite de prudence, de discernement, cette « discrétion-secrète » qui sait, de savoir incorporé : celui de la tradition initiatique que l’ordre des choses est une perpétuelle métamorphose en appelant, toujours, à une nouvelle renaissance. De ce point de vue, ce dont sont conscients les francs-maçons c’est qu’il faut savoir mettre en œuvre une médecine expectante, c’est-à-dire prudente, qui sait attendre en mettant en œuvre des remèdes de longue durée, ayant fait leurs preuves au cours du temps.

            On a souvent reproché à la prudence maçonnique cette attitude du juste milieu, aussi loin du révolutionnarisme que du conservatisme. Attitude faisant place à toutes les sensibilités. Mais cela ne fait que traduire le souci de l’harmonie, fût-elle conflictuelle, qui redit, sous une forme sophistiquée, ce que la sagesse humaine sait d’antique mémoire : il faut de tout pour faire un monde. Et ces sensibilités diverses, avant de se dire et de se vivre au grand jour, doivent s’expérimenter dans le secret de ce qui inconsciemment attend la manifestation consciente.

            Peut-être est-ce ainsi qu’il faut comprendre cette lucide observation de Bossuet sur l’Histoire universelle, lorsqu’il rappelle que la « vraie science de l’histoire est de remarquer dans chaque temps les dispositions secrètes qui ont préparé les grands changements et les conjonctures importantes qui les ont fait arriver » . Parmi bien d’autres, cette remarque souligne que c’est toujours en catimini que s’opèrent les grands changements sociétaux. Lorsque Karl Marx utilise l’image de la « vieille taupe », il est dans la même sensibilité théorique. C’est bien en ce sens que le « secret » et la « loi du silence » maçonniques redisent une structure anthropologique dont il est vain de vouloir faire l’économie.

            Par là se dit la vie. Car c’est bien cela dont il est question. La médecine expectante de la sensibilité maçonnique est une sagesse humaniste s’accordant et accompagnant le tempo spécifique de l’humaine nature. Et ce afin de lui faire donner le meilleur d’elle-même,  non pas en forçant, d’une manière paranoïaque, à aller vers un avenir meilleur, mais bien en vivant ici et maintenant au mieux de ses potentialités. De toutes ses potentialités : sens et raison se fécondant l’un l’autre. Comme l’indique Spinoza, « Homo liber de nulla re minus quam de morte cogitat et ejus sapienta non mortis sed vitae meditatio est »[1]

                               C’est bien une sagesse au jour le jour que propose l’accompagnement maçonnique, et ce en ponctuant l’année civile par le comput liturgique que l’on retrouve dans toutes les religions. Les solstices d’hiver et d’été rendant attentif au soleil qui décroît, mort symbolique préparant à la mort réelle, et le soleil qui repart, allégorie de la résurrection et de la lumière de la connaissance. Dans la liturgie chrétienne : Saint Jean-Baptiste, la « voix » annonçant celui qui doit venir, Saint Jean l’Évangéliste proclamant la parole, le verbe se faisant chair. « Solstice » : « sol stare », le soleil s’arrête, mais ce afin qu’un cycle nouveau recommence : la vie en son développement perpétuel !

            L’éternelle métamorphose des choses et de la vie, voilà, certainement, ce qui est , ainsi que le rappelle Gilbert Durand (« Les grands mythes fondateurs de la Franc-Maçonnerie ») le cœur battant de l’ésotérisme maçonnique . C’est par là qu’il est, sur la longue durée, et sous des formes différentes, un excitateur de l’âme continuant à attirer nombre d’intelligences aiguës, et à la dynamiser vers un plus-être existentiel. Et ce, très précisément en montrant comment l’esprit, sans les contraindre ou les dévaster, permet à la nature et à la vie sociale de donner le meilleur d’elles-mêmes.

            L’idée même de la métamorphose est celle d’une création renouvelée faisant créance à l’efficace interne des situations, et qui reconnaît que lorsqu’une forme sociale spécifique est épuisée, c’est une autre qui est appelée à en prendre la relève. En la matière, la franc-maçonnerie, protagoniste essentielle de la modernité, est en phase secrète avec la post-modernité naissante. Et ce même si, nombreux sont les membres de diverses obédiences ne voulant pas en convenir, voire luttant contre un tel état de fait.

            En effet, ce passage d’une époque à une autre, certains ne veulent pas le voir car l’abâtardissement de la pensée, c’est-à-dire la perte de ses qualités originelles, de sa vigueur propre, freine la reconnaissance de ce qui est. La routine philosophique et les facilités de l’opinion commune, c’est chose fréquente dans le déroulement des histoires humaines, empêchent de voir en quoi, et comment, certaines structures anthropologiques, archétypales, reprennent force et vigueur alors qu’on les avait crues exténuées.

            Faut-il, d’ailleurs, le rappeler, l’expression même : « reprendre force et vigueur », que l’on retrouve, fréquemment, dans les textes et les divers rituels maçonniques ne traduit-elle pas l’inéluctable récurrence des phénomènes humains ? Récurrent ne signifie-t-il pas courant en arrière ? C’est-à-dire retourner à la source, revenir au fondamental. Le « Schritt zurück », ce pas en retour vers l’expérience ancestrale, celle de la tradition, dont la pensée allemande, en particulier celle de Husserl ou de Martin Heidegger, a montré la pertinence et l’actualité.

            Blocage que l’on doit à des élites n’étant plus en phase avec la vie sociale réelle. Et parmi eux nombre de ceux s’affichant francs-maçons sans en comprendre l’intime et profonde inspiration. Quelques uns, ayant le pouvoir institutionnel, celui de l’opinion publiée, mais qui reste une simple opinion, et oubliant que la pensée n’est jamais et en rien réductible à la facilité exotérique.

            Une telle situation peut être éclairée par cette remarque émise , , par Joseph de Maistre : « Il serait à désirer que cette nation impétueuse, qui ne sait revenir à la vérité qu’après avoir épuisé l’erreur, voulût enfin apercevoir une vérité bien palpable : c’est qu’elle est dupe et victime d’un petit nombre d’hommes qui se placent entre elle et son légitime bien » (« Considération sur la France ») .

            Son « légitime bien » est, pour lui, le souverain. Mais là n’est pas l’essentiel. L’important est l’acuité de son regard qui fut, d’ailleurs, relevé par des auteurs aussi divers que Philippe Sollers ou Cioran. Vision profonde des événements et des hommes lui permettant de noter en quoi une minorité active, obsédée par le pouvoir n’est plus à même de saisir qu’elle est la véritable puissance à l’œuvre dans une époque donnée. Mystique qu’il était, Joseph de Maistre, fortement marqué, en sa jeunesse, par la pensée maçonnique, a toujours su voir, au-delà des agitations de surface, quels étaient les courants profonds à l’œuvre dans les histoires humaines. C’est un défi de cet ordre qui est lancé à la Franc-Maçonnerie contemporaine.


[1] « L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort, et sa sagesse n’est pas une méditation sur la mort mais sur la vie. »

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Michel Maffesoli
Michel Maffesoli
Michel Maffesoli, né le 14 novembre 1944 à Graissessac, est un sociologue français. Ancien élève de Gilbert Durand et de Julien Freund, professeur émérite à l'université Paris-Descartes, Michel Maffesoli a développé un travail autour de la question du lien social communautaire, de la prévalence de l'imaginaire et de la vie quotidienne dans les sociétés contemporaines, contribuant ainsi à l'approche du paradigme postmoderne. Ses travaux encouragent le développement des sociologies compréhensive et phénoménologique, en insistant notamment sur les apports de Georg Simmel, Alfred Schütz, Georges Bataille et Jean-Marie Guyau. Il est membre de l'Institut universitaire de France depuis septembre 2008. Il a été initié en 1972,au G:.O:. à Lyon : R:.L:. « Les chevaliers du temple et le parfait silence réunis »

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