Dans l’univers de la Franc-maçonnerie, le mot « frère » est omniprésent. Entre eux, les initiés s’appellent « Frères » ou « Sœurs », utilisent des formules comme « Mon très cher Frère », « Bien-aimée Sœur », « accolade fraternelle » ou « avec toute ma fraterno-sororité ». En dehors des loges, et indépendamment des obédiences, les maçons se réunissent aussi dans des « fraternelles » professionnelles – avocats, parlementaires, policiers, enseignants, médecins… L’importance de ce registre lexical traduit la valeur centrale que représente la fraternité dans les loges :
elle est le troisième pilier de la devise républicaine – Liberté, Égalité, Fraternité – que la Franc-maçonnerie a portée bien avant la Révolution française.
Une origine qui ne vient pas du compagnonnage

Contrairement à une idée reçue tenace, le terme « frère » ne provient pas du compagnonnage médiéval français, mais des guildes de maçons opératifs anglo-saxonnes dès le XIe siècle. Les premiers manuscrits maçonniques connus, les Old Charges (fin XIVe – XVe siècle), parlent déjà des « fellows » et « brethren » (compagnons et frères). Les Constitutions d’Anderson de 1723, texte fondateur de la Franc-maçonnerie spéculative moderne, reprennent et systématisent cette terminologie :
« Les maçons sont, en tant que frères, sur le même niveau »
« Les frères doivent agir comme il convient à des hommes moraux et sages ».
C’est cette tradition britannique qui, au XVIIIe siècle, passe sur le continent. Le premier livre d’architecture français connu, le registre Coustos-Villeroy de 1736, marque la transition : il distingue clairement le « Frère » du « profane » ou du « récipiendaire » et pose le principe fondamental :
« Vous cultiverez l’amour fraternel, qui est la base, la pierre angulaire, le ciment et la gloire de notre ancienne confrérie. »
La fraternité comme ciment de l’ordre initiatique

La Franc-maçonnerie ne se contente pas d’utiliser le mot « frère » comme une simple politesse : elle en fait un devoir moral et une pratique concrète. L’amour fraternel est défini comme le lien qui unit tous les initiés au-delà des différences sociales, politiques, religieuses ou nationales.
Il s’exprime par :
- L’entraide matérielle et morale entre membres
- La solidarité en cas de difficulté
- Le soutien discret mais réel (ce que les profanes appellent parfois, à tort, le « piston maçonnique »)
- L’engagement collectif pour le progrès humain
C’est au nom de cette fraternité vécue que les Francs-maçons ont été, à différentes époques, en première ligne pour l’abolition de l’esclavage (Victor Schœlcher, maçon), la laïcité scolaire (Ferdinand Buisson, Jules Ferry, tous deux initiés), les congés payés de 1936 (soutenus par de nombreux frères du Front populaire), ou encore les grandes lois sociales de la Libération.
Quand le Grand Orient tenta de remplacer « fraternité » par « amitié »

Il y a une quinzaine d’années, le Grand Orient de France, dans un souci de modernisation et pour éviter toute connotation trop « religieuse » ou trop liée à la devise républicaine, avait proposé de valoriser le mot « amitié » au détriment de « fraternité ». L’expérience fut de courte durée. Les loges refusèrent massivement : la fraternité n’est pas un simple sentiment d’amitié, elle est un engagement plus profond, presque ontologique, qui dépasse l’individu pour toucher à l’idée même d’humanité une et indivisible.
Frères et sœurs : l’évolution vers la mixité et la féminité
Depuis la fin du XXe siècle, le vocable s’est enrichi du terme « sœur ». Les obédiences féminines (Grande Loge Féminine de France, créée en 1945) et mixtes (Droit Humain, fondé en 1893 par Maria Deraismes et Georges Martin) ont pleinement intégré la « sororité ». Dans ces loges, on s’appelle « Ma Sœur », « Mon Frère », et l’on parle d’« accolade fraternelle et sororale ». La fraternité maçonnique n’est plus uniquement masculine : elle est devenue universelle, au sens le plus littéral du terme.
Une fraternité tournée vers l’humanité entière
La Franc-maçonnerie ne limite pas la fraternité aux seuls initiés. Les Constitutions d’Anderson le disent déjà :
les maçons doivent « pratiquer la morale, la charité et la bienfaisance envers tous les hommes ».

Cette fraternité élargie explique l’engagement historique des loges dans les grandes causes humanistes : droits de l’homme, instruction publique, paix entre les peuples, écologie, bioéthique…
Aujourd’hui encore, dans un monde marqué par les replis identitaires, la Franc-maçonnerie continue de porter ce message simple et révolutionnaire : tous les êtres humains sont frères et sœurs. Non pas parce qu’ils partagent la même origine biologique ou la même croyance, mais parce qu’ils participent d’une même humanité perfectible.
Le mot « frère » ou « sœur », prononcé en loge, n’est donc pas une formule creuse. Il est le rappel constant d’un idéal : construire, pierre après pierre, une humanité plus juste, plus libre, plus fraternelle.
Et c’est peut-être pour cela qu’il reste, après trois siècles, aussi vivant.
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