mar 02 décembre 2025 - 16:12

Quand le swing rencontre l’équerre : la franc-maçonnerie afro-américaine et le jazz, une fraternité rythmée

Planche de la Loge « La Constante Amitié » – GODF – Caen – Planches présentées en 2024 – Thème : « Le jazz est-il la musique la plus maçonnique du monde ? »

En 2017, le jazz fêtait son centenaire officiel ; en 2011, l’UNESCO l’inscrivait au patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Ce que l’on célèbre moins, c’est que ses créateurs, ses passeurs et ses géants furent, pour une très large part, des francs-maçons de la filiation Prince Hall – cette obédience noire fondée en 1775 par un ancien esclave affranchi devenu pasteur et révolutionnaire, Prince Hall (1738-1807).

Jazz et Franc-maçonnerie

Dans une Amérique qui leur interdisant l’accès à l’instruction, à la propriété, à la dignité même, ces hommes trouvèrent dans la loge le seul lieu où ils étaient pleinement citoyens, égaux et libres. Et c’est dans ce même sanctuaire qu’ils inventèrent une musique qui allait libérer le monde.

De l’oralité africaine à la transmission maçonnique : même combat

Jazz et Franc-maçonnerie

Comme le souligne très justement notre chroniqueur Yves Rodde-Migdal :
« La culture africaine est fondée sur l’oralité. Or la franc-maçonnerie est la seule institution occidentale qui valorise autant la tradition orale. Le jazz a fonctionné exactement ainsi : on n’entrait jamais dans un grand orchestre sans avoir passé des années à écouter, à observer, à absorber le savoir des Anciens. »

C’est la rencontre de deux mondes oraux, deux mondes de résistance, deux mondes de secret.

Les temples comme salles de répétition de l’âme

À La Nouvelle-Orléans, berceau du jazz, le temple maçonnique n’était pas seulement un lieu de tenues : c’était la principale salle de concert, de bal, de fundraising et de funérailles.
Les loges Prince Hall organisaient les « Masonic dances », les « charity balls », les parades du Mardi Gras noir (le Zulu Social Aid & Pleasure Club, fondé en 1909, est encore aujourd’hui une structure quasi-maçonnique).
Et surtout, elles offraient aux musiciens un salaire régulier : jouer aux obsèques maçonniques était, pendant longtemps, la seule source de revenu stable pour un jazzman noir.Résultat : la « second line » des parades funèbres, avec ses cuivres hurlants et ses rythmes syncopés, est née dans les cours des temples Prince Hall avant de descendre dans la rue.

Ils étaient tous là (ou presque)

Liste (non exhaustive) des frères confirmés membres de loges Prince Hall :

  • Duke Ellington (loge Social Lodge n°1, Washington DC)
  • Count Basie
  • Cab Calloway
  • Lionel Hampton
  • Nat King Cole
  • Oscar Peterson
  • W.C. Handy (le « père du blues »)
  • Eubie Blake
  • Ben Webster
  • Earl Hines
  • Sun Ra (qui ira jusqu’à fonder sa propre cosmogonie maçonnique-égyptienne)
  • Et des dizaines d’autres : Jimmie Lunceford, Alphonse Picou, Cozy Cole…

Même Louis Armstrong, bien qu’il n’ait jamais été formellement initié dans une loge Prince Hall reconnue, évoluait dans un univers où tout le monde l’était : ses obsèques en 1971 furent d’ailleurs accompagnées par une garde d’honneur maçonnique.

Le secret bien gardé… mais visible sur les pochettes

Le trompettiste et chanteur de jazz Louis Armstrong.

Les jazzmen ne composaient pas de « rituels en 12 mesures » ni de « marches d’ouverture en sol mineur ». Le secret maçonnique, ils le respectaient scrupuleusement : on ne mélange pas le maillet et le saxophone.En revanche, ils laissaient des indices partout :

  • triangles, équerres et colonnes sur les pochettes de Max Roach ou Charles Mingus
  • titres comme « Black, Brown and Beige » ou « Black Beauty » de Duke Ellington
  • toute l’œuvre de Sun Ra et son mythe de l’Égypte noire (l’Ancienne Égypte comme patrie originelle des Noirs, thème cher à la maçonnerie Prince Hall dès le XVIIIe siècle)
  • les albums-concept de l’AACM (Association for the Advancement of Creative Musicians) à Chicago, dans les années 60-70, truffés de symboles égyptiens et maçonniques.

C’était leur manière discrète de dire : « Nous sommes là. Nous construisons le temple, note après note. »

La musique comme planche d’architecture

Milt Hinton avait une mémoire sans défaut. Il n’était pas
seulement un excellent contrebassiste, mais un photographe averti. Son livre malheureusement non traduit est une mine d’or.

Milt Hinton, contrebassiste légendaire de l’orchestre de Cab Calloway, raconte dans ses mémoires :« Dans l’orchestre, presque tout le monde était maçon. Entre deux sets, on tenait des tenues rapides dans les loges de backstage. On initiait les jeunes musiciens en tournée. Et chaque année, j’organisais une grande jam-session au temple maçonnique de Saint Paul. »

Le jazz, c’est exactement cela : une cathédrale construite en direct, brique par brique, improvisation par improvisation, sous la voûte étoilée d’un swing fraternel.

Conclusion en forme de coda

Duke Ellington

Le jazz n’est pas une musique maçonnique.
Mais il est, peut-être, la musique la plus maçonnique qui soit :

  • née dans l’oppression,
  • transmise oralement,
  • fondée sur l’écoute de l’Ancien,
  • visant l’harmonie par l’improvisation collective,
  • et célébrant sans cesse la lumière après les ténèbres.

Comme le disait Duke Ellington, frère de la première heure :
« Jouer du blues, c’est comme être noir deux fois. »

Et être maçon Prince Hall dans l’Amérique ségrégationniste, c’était être libre… au moins trois heures par mois, sous la voûte du temple.

Alors la prochaine fois que vous écouterez « Take the A Train », « Sophisticated Lady » ou « What a Wonderful World », fermez les yeux : derrière chaque note, il y a peut-être un frère qui pose sa pierre à l’édifice.Et le jazz continue de construire, silencieusement, le temple de l’humanité.


Fraternellement,
La Loge « La Constante Amitié »
Orient de Caen – GODF
(Planches lues en tenue et applaudies à l’Ordre le 14 mars 2024)

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