mer 24 avril 2024 - 20:04

Jazzmen Francs-Maçons – épisode 7 – Ben Webster (Membre de la Pioneer Lodge n° 1 – Prince-Hall St. Paul)

Né à Kansas City dans le Missouri le 27 mars 1909 – mort à Amsterdam (Pays-Bas) le 20 septembre 1973 à l’âge de 64 ans. Benjamin Francis « Ben » Webster fut surnommé « The Frog », la grenouille. S’il n’est pas le musicien le plus connu du grand public, il n’en reste pas moins un des piliers, voir un des trois fondateurs du saxophone ténor moderne. Les amateurs de jazz, les saxophonistes, tous les jazzmen le connaissent et savent ce qu’ils lui doivent.

Dans cette trilogie, il y a évidemment Coleman Hawkins « l’inventeur » du sax ténor, et Lester Young. Hawkins était surnommé le « Haricot » (Bean) ou encore le faucon (Hawk), Lester « le Président » ou Prez. Ben figure donc dans cette trilogie de tête de l’art royal du sax ténor en petite et grande formation.

Ben Webster commença par étudier le violon, apprit à jouer le blues au piano de Pete Johnson et reçut ses premières leçons de saxophone de Budd Johnson (sans lien de parenté entre les deux).

Dans le milieu et la fin des années 30, il va jouer avec les plus grands de l’époque. Il va enregistrer avec Blanche Calloway, la sœur de Cab (hélas injustement sous-estimée), devint membre de l’orchestre de Bennie Moten, dont faisait partie Count Basie (voir mes précédents articles) Hot Lips Page et Walter Page (là encore sans lien de parenté).

Il joua également dans les orchestres de Willie Bryant, du superbe altiste Benny Carter, Cab Calloway, Fletcher Henderson, Andy Kirk, et du pianiste Teddy Wilson. Le gratin en somme.

Il entre ensuite comme soliste dans l’orchestre du Duke Ellington dès les années quarante, et apparaît dans la revue Cotton Tail (le fameux lapin américain à la queue blanche en forme de boule de coton). Ben Webster dira que Johnny Hodges fut une de ses influences majeures, qui selon le musicologue et compositeur Gunther Schuller, lui permit de s’affranchir de l’inspiration originelle de Coleman Hawkins. Il noua une relation très proche avec deux nouveaux venus dans l’orchestre de Duke, l’extraordinaire et hélas météorique contrebassiste Jimmy Blanton, sans-doute le fondateur de la contrebasse moderne, mort en 1942 à l’âge de 23 ans de la tuberculose, et celui que Duke appela son alter ego, le pianiste et compositeur Billy Strayhorn.

Duke, Ben, Jimmy Hamilton au Carnegie Hall en 1948

Mais Ben n’était pas d’un caractère très facile et ça ne se passa pas très bien avec Duke. Selon le fils de Duke, Mercer, tous les deux ne pouvaient pas rester dans une pièce sans que la discussion monte. De fait Ben quitta l’orchestre de Duke après qu’il ait, sans doute à cause d’un verre de trop, découpé une des vestes de sport de son chef avec un rasoir. Mais selon Clark Terry, plus vraisemblablement après l’avoir giflé.

Pour autant il continua à jouer et notamment de fréquenter la fameuse 52e rue à New-York City. Pendant cette période il enregistra comme leader ou comme sideman et collabora avec Raymond Scott, John Kirby, Bill De Arango, Sid Catlett, Jay Mc Shann, Jimmy Witherspoon, et Duke, apparemment peu rancunier, le réembaucha brièvement en 1948.

Le producteur Norman Granz (dont j’ai déjà évoqué le nom dans un article précédent) le fit enregistrer en 1953 en compagnie du pianiste et TCF Oscar Peterson dont la collaboration entre eux dura une bonne décennie. C’est avec Oscar, le trompettiste Harry Sweet Edison ainsi que de nombreux prestigieux musiciens, que Norman Granz va organiser ses tournées du JATP, Jazz At The Philarmonic aux USA (Quelques faces gravées témoignent de l’incroyable énergie musicales émanant de ces sessions en public, lequel avec une grande intelligence relançaient les musiciens dans leurs joutes).

En 1956 il enregistre avec le trio du légendaire pianiste Art Tatum, et en 1957, le 15 décembre exactement, un album que je considère comme un pur chef d’œuvre absolu (à emporter sur une île déserte) en collaboration avec son confrère Coleman Hawkins.

La section rythmique compte Oscar Peterson au piano, Ray Brown (l’ex mari d’Ella Fitzgerald) à la contrebasse et Alvin Stoller à la batterie. Enfin réunis deux géants du ténor qui se connaissaient depuis leur première rencontre à Kansas City.

À la fin des années 50 il forme un quintet avec le saxophoniste baryton Gerry Mulligan et jouent régulièrement au club Renaissance de Los Angeles.

On retrouve tout ce petit monde au début décembre 1957, dans la désormais légendaire émission de télévision CBS  The Sound of Jazz  où il a joué avec Count Basie, Billie Holiday, Gerry Mulligan, et également Coleman Hawkins et Lester Young, la seule occasion où ils ont joué ensemble. Je cite très souvent ce film et cette séquence car elle est d’un intensité émotionnelle extrêmement forte en voyant cette incroyable brochette de tant de célébrités dans une fraternelle étreinte musicale.

EUROPE

Malgré ses engagements états-uniens, Ben Webster s’envole pour la vieille Europe en 1964 et va jouer avec ses collègues expatriés ainsi que des musiciens locaux. Jouant maintenant à son rythme, il va habiter un temps à Londres, environ trois ans à Amsterdam et part définitivement s’installer à Copenhague en 1969.

Il apparaît également en 1970 comme saxophoniste d’un club minable dans un film érotique danois intitulé « Quiets Days In Clichy », adapté du livre d’Henry Miller « Jours Tranquilles à Clichy ».

Ben Webster et une deudeuche…Un contraste savoureux. Europe 1967.

Duke décidément très gentil, le fait jouer dans son orchestre en 1971 pour deux concerts au Tivoli Gardens de Copenhague. Il enregistre la même année avec le TCF Earl Hines en France, et aussi avec l’arrière garde toujours vaillante comme Buck Clayton, Bill Coleman et Teddy Wilson.

En septembre 1973 après deux concerts en Hollande, il succombera à une crise cardiaque. Il sera incinéré et ses cendres reposent au cimetière de Copenhague.

Sa collection de disques figure à la bibliothèque de l’Université du Sud Danemark à Odense.

CURIOSITÉS

Ben Webster utilisa le même saxophone tout au long de sa carrière, de 1938 à 1973. Il laissa des instructions pour que personne n’en joue après sa mort. Il est exposé au Jazz Institute de la Rutgers University de Newark dans le New Jersey.

Il a une rue à son nom dans le sud de la ville de Copenhague, Ben Websters Vej.

 FONDATION

Durant ses huit ans où il vécut au Danemark, Ben Webster ne bénéficia d’aucun agent pour s’occuper de sa carrière ni de ses droits d’auteurs. En 1972 il rejoignit Billy Moore qui était arrangeur pour Jimmie Lunceford. Moore fit le tri dans la discographie de Ben afin d’assurer ses royalties. C’est ainsi qu’il créa la fondation Ben Webster, une organisation à but non lucratif dont le seul héritier légal de Webster, Harley Robinson de Los Angeles, a volontiers cédé ses droits à la fondation.

Cette fondation a été adoubée par sceau royal de la reine du Danemark en 1975. La devise de cette fondation est : la promotion du jazz au Danemark. Elle gère également les droits d’auteurs annuels et un prix est décerné pour le musicien le plus remarquable. Le prix n’est pas très élevé en argent, mais très prestigieux en notoriété. Plusieurs musiciens célèbres ont ainsi participé à son financement en donnant des concerts ou en enregistrant des albums.

Parmi eux ont peut citer Sonny Rollins, Charles Lloyd, Benny Carter, Harry Sweets Edison, Mercer Ellington, Yusef Lateef, Clark Terry.

On trouve également de prestigieux lauréats gagnants du prix Ben Webster et on peut citer : Jesper Thilo (membre honoraire), Simon Spang Hansen, Ernie Wilkins, Jesper Lungaard, Marylin Mazur, Doug Raney (le fils de Jimmy, hélas disparus tous les deux), Alex Riel (qui était le batteur de Bill Evans lorsqu’il tournait en Scandinavie), NHØP (le célèbre contrebassiste Niels Henning Ørsted Petersen, simplement appelé dans le milieu « ènachopé »), Horace Parlan, Bob Rockwell, les frères Niels et Chris Minh Doky, et récemment le contrebassiste très demandé Thomas Fonnesbæk.

HÉRITAGE

Avec un son puissant, granuleux, mais tendre quand il le faut avec un souffle donnant une âme à son chant, Ben Webster aura laissé une empreinte considérable dans l’histoire du jazz et du saxophone. Il avait un swing infaillible, et jamais son discours n’était mièvre ou gratuitement démonstratif. Chaque note était pensée et sa maîtrise du son était un modèle du genre. Beaucoup de très grands musiciens se revendiquent de son héritage comme Archie Shepp, Lew Tabackin (le deuxième mari de la pianiste, compositrice, cheffe d’orchestre Toshiko Akiyoshi, son premier mari était le fantastique altiste Charlie Mariano), Scott Hamilton, Bennie Wallace, David Murray… et j’en oublie.

Je pense sans beaucoup me tromper, que tous les saxophonistes ténor, mais pas seulement, ont écouté Ben Webster, s’en sont inspirés et transmettent dans leur jeu, même modernisé, une part de ce qu’il a apporté comme pierre fondatrice irréversible au jazz, toutes époques confondues. Cette façon de faire grogner l’instrument (le « growl » en anglais), le souffle, le legato des notes, tous les musiciens modernes utiliseront ces procédés, lesquels devenus classiques, furent des inventions d’une incroyable audace à l’orée des années 40. Ben fait partie du panthéon des plus grands jazzmen qui ont construit cette musique. Assurément un grand homme un peu trop oublié à mon goût.

ANECDOTES ET AUTRES FARIBOLES

Du point de vue personnel on ne connaît pas grand-chose de sa vie. Il était qualifié de solitaire et on lui a prêté une liaison orageuse avec la chanteuse Billie Holiday. Selon le New-Yorker il s’était marié brièvement une seule fois dans les années 40 et n’a pas eu d’enfants. Ce que l’on sait par contre, c’est que son addiction à la boisson lui valut le surnom de « The Brute », car doux comme un agneau quand il était sobre, devenait un pitbull enragé une fois la dose prescrite dépassée. Le seul qui pouvait lui parler lorsqu’il était dans cet état était Benny Carter. Du point de vue maçonnique selon la mémoire du contrebassiste Milt Hinton, il fit partie d’un groupe de jazzmen francs-maçons qui ont insisté pour que Cab Calloway soit initié. C’était en 1937 à Minneapolis, on peut donc supposer que Ben l’avait été un peu avant.

Enfin dernière anecdote amusante : vers la fin de sa vie, la boisson l’avait fait énormément grossir et ses jambes étaient en mauvais état. Lors d’un de ses derniers concerts à Oslo en 1971, le prince héritier du Danemark assista à la représentation. L’assistant du prince fit un certain nombre de présentations des musiciens dans la loge royale. Ben qui ne marchait plus qu’avec des cannes arriva difficilement après que tout le monde se fut retiré. L’assistant présenta Ben Webster en pointant nerveusement son doigt vers le musicien en retard et disant : « Votre Altesse, voici Ben Webster ! » Et Ben en filant un grande claque dans le dos du prince héritier, lui répondit en gueulant comme un putois : « Ben Webster le Roi des Ténors, ravi de vous rencontrer Prince ! »

DISCOGRAPHIE

Elle comporte environ 45 albums sous son nom de 1953 à 1973, dont 17 sont parus après sa disparition, et près d’une trentaine en tant que musicien invité (sideman).

Aucun album de Ben Webster n’est à jeter, et il est difficile de choisir.

Je vous les conseille tous évidemment, mais je peux subjectivement vous en proposer quelques uns.

Ben Webster Meets Oscar Peterson

Gerry Mulligan Meets Ben Webster

Plusieurs pochettes ont été éditées, celle-ci est la plus courante.

Autum Leaves, avec un trio français que j’affectionne toujours, bien que tous disparus, à savoir Georges Arvanitas le génial pianiste, Charles Saudrais à la batterie, et Jackie Samson à la contrebasse.

Il figure parmi les tous derniers enregistrements du saxophoniste et le producteur était un personnage cher à mes yeux, car il s’agissait de Gérard Terronès, qui fut mon prédécesseur à Radio Libertaire dans son émission Jazz en Liberté, remplacée par la mienne en 2010 sous le nom de Jazzlib’.

On le trouve aussi dans les faces avec l’orchestre du Duke, avec l’altiste Johnny Hodges (qu’on surnommait le lapin), et ensuite dans une liste absolument incroyable de musiciens aussi célèbres que prestigieux, comme nos Très Chers Frères Count Basie, Benny Carter, Harry Edison, Dizzy Gillespie, Lionel Hampton, Woody Hermann, Illinois Jacquet, Barney Kessel, Les Mc Cann, Mundell Lowe, Carmen Mc Rae, Oliver Nelson, Buddy Rich, Clark Terry, etc.

Les deux rois. Ben et Coleman Hawkins.

Et mon choix du roi, la version complète en double album avec Coleman Hawkins, qui est tout sauf un duel, mais au contraire une constante émulation que ce soit sur les tempos rapides ou les balades les plus sensuelles, une pure beauté, un diamant dans votre discothèque s’il n’y en avait qu’un seul à avoir, ce serait celui-là.

À lire également : Someone To Watch Over Me The Life and Music Of Ben Webster de Frank Büchemann-MØller (non traduit)

Jazz et Franc-Maçonnerie une Histoire Occultée Yves Rodde-Migdal éd. Cépaduès

Playing the Changes Milt Hinton (en anglais)

Milt Hinton avait une mémoire sans défaut. Il n’était pas
seulement un excellent contrebassiste, mais un photographe averti.
Son livre malheureusement non traduit est une mine d’or.

À voir sur la toile les 5 heures et quelques, en quatre parties, du documentaire (en anglais) sur Ben réalisé par le National Jazz Museum de Harlem :

À écouter ou réécouter, une récente émission sur France Musique en date du 5 juin 2022 dédiée à un concert de Ben en France avec le trio de Georges Arvanitas (le même trio que l’album Autumn Leaves) au studio 105 de la Maison de la Radio le 4 novembre 1972 (Dont je me rappelle très précisément l’écoute en direct dans ma chambre étant étudiant à cette époque, avec beaucoup d’émotion, car mon ressenti reste intact 50 ans après) :

https://www.radiofrance.fr/francemusique/podcasts/les-legendes-du-jazz/ben-webster-au-studio-105-de-la-maison-de-la-radio-le-4-novembre-1972-5044598

Le site de la fondation : https://benwebsterfoundation.com/

Yves Rodde-Migdal

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Yves Migdal
Yves Migdal
Yves Rodde-Migdal né le 02-11-1954 à Paris, a travaillé comme graphiste, directeur artistique, dans la presse et l’édition depuis 1975 (diplômé de l’école Estienne) et enseigné au CFPJ - Centre de Formation et de Perfectionnement des Journalistes - pendant plus d’une dizaine d’années. À la libéralisation de la bande FM au début des années 80, il a travaillé un an à RVS (Radio Vallée de la Seine), et anime depuis 2011 l’émission Jazzlib’ sur radio libertaire 89,4 FM Paris, dans laquelle il accorde une grande place à l’histoire du jazz et invite de nombreux prestigieux musiciens, preuve que le jazz est toujours vivant. Parallèlement à ces activités, il a étudié le piano classique et s’est tourné vers le jazz dès l’âge de 16 ans. Il a étudié avec le pianiste Michel Sardaby, et Marc Berkowitz de la Berklee School Of Music. Il a composé des musiques de films, génériques, pièces de théâtre, et a régulièrement tourné avec son quartet et trio dans les années 90, 2000. Il a écrit de nombreux portraits de musiciens et sur l’Histoire du jazz dans diverses revues. Il a également rédigé, dans le cadre du devoir de mémoire en tant qu’ancien élève d’Estienne, deux longs articles dans le troisième tome de l’histoire de l’école. Auteur du livre Jazz & Franc-Maçonnerie, une histoire occultée, sortie en 2017, préfacé par Philippe Foussier (ancien Grand Maître du GODF 2017-2018, et « postfacé » par Alain de Keghel, passé souverain Grand Commandeur du Suprême Conseil du REAA - GODF 2002-2008). Editions Cépaduès Toulouse. Initié au GODF en février 1990 au rite français, Vénérable Maître de 1998 à 2001, et de 2015 à 2018, Officier du Congrès de Paris 3 du GODF depuis 2014, Membre du Jury Fraternel du Congrès de Paris 3 du GODF de 2014 à 2017, puis président du JFR de 2019 à 2021, reçu dans les grades de perfection du rite français du GCG (Grand Chapitre Général du GODF Rite Français) en 2002, Chevalier d’Orient (4e Ordre du rite français des grades de sagesse). Rédacteur et rapporteur du texte final de la Commission travail au Colloque de Strasbourg du Parlement Européen en 1993 qui portant déjà la réflexion sur le « Revenu d’existence ». Membre fondateur d’un atelier à la GLMF (Grande Loge Mixte de France). Fils de déporté, il a collaboré à la rédaction et rédigé la postface du livre de son père, « Les Plages de Sable Rouge, André Migdal » éd. NM7/Jean Attias. (André Migdal fut un des 314 rescapés d’un épisode catastrophique peu connu de la fin de la 2e Guerre Mondiale : la tragédie de la Baie de Lübeck du 3 mai 1945 qui a fait plus de 8 000 morts en une heure.)

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