De notre confrère france3-regions.franceinfo.fr – Par Leo Segura

Au milieu des montagnes escarpées du Niolu, dans le village de Casamaccioli niché au cœur de la Haute-Corse, un rituel ancestral vient de scander les échos d’une foi millénaire. Lundi 8 septembre, pour la 195e édition de A Santa di Niolu, la célèbre procession de A Granitula a réuni une centaine de fidèles et de confrères sous un ciel méditerranéen, formant une spirale vivante qui s’enroule et se déroule comme un appel à l’âme corse.
Présidée par Son Éminence François Bustillo, cardinal et évêque de Corse, cette célébration clôt une fête religieuse vieille de cinq siècles, où le sacré se mêle à l’identité insulaire. Mais au-delà de la chorégraphie solennelle, qu’est-ce qui fait de A Granitula un pilier incontournable des fêtes religieuses corses ? Plongeons dans les méandres de cette tradition séculaire, reflet d’une île où la spiritualité, la mémoire collective et la cohésion communautaire s’entrelacent comme les pas des pèlerins.
Les racines historiques d’une célébration ancestrale

A Santa di Niolu, ou « La Sainte du Niolu », n’est pas une simple fête paroissiale : c’est un pilier de la piété corse, remontant au XVIe siècle. Selon les archives locales et les témoignages oraux transmis de génération en génération, cette célébration trouve ses origines dans une dévotion mariale intense, centrée sur la Vierge Marie, protectrice des bergers et des montagnards du Niolu, une vallée isolée et rude où la foi a toujours été un rempart contre l’adversité. La première édition documentée remonte à 1830, mais ses racines plongent bien plus loin, dans les pratiques médiévales où les processions collectives étaient des actes de gratitude envers la divine Providence pour une année de récoltes ou de protection contre les épidémies.
Cette année, la 195e édition a attiré des milliers de pèlerins venus de toute la Corse et de la diaspora – ces Corses installés en métropole ou à l’étranger qui reviennent chaque automne pour renouer avec leurs origines. Le programme, fidèle à la tradition, s’est étalé sur le week-end du 6 au 8 septembre : veillées de prières, concerts polyphoniques sacrés et, en point d’orgue, la messe solennelle du lundi matin sur le champ de foire de Casamaccioli. C’est là, sous les regards émerveillés d’une foule multicolore, que A Granitula prend vie, transformant un espace profane en un théâtre sacré où le temps semble suspendu.
La chorégraphie symbolique de A Granitula : une spirale vivante
Imaginez la scène : après la messe célébrée par Mgr François Bustillo, évêque de Corse depuis 2021 et cardinal depuis 2024, les fidèles et les membres des confréries – ces associations pieuses nées au Moyen Âge pour porter les statues et prier pour les défunts – se lèvent en silence. Une centaine d’hommes et de femmes, vêtus de blanc ou de robes traditionnelles ornées de capuces, se placent l’un derrière l’autre. Pas à pas, ils avancent, formant d’abord un cercle parfait autour d’une croix ou d’une statue de la Vierge. Puis, comme guidés par une force invisible, le cortège s’enroule en une spirale resserrée, évoquant la forme d’un escargot – d’où son nom corse, granitula, dérivé de « granita » signifiant « petite graine » ou « spirale compacte ».

Le rituel culmine lorsque le meneur, souvent un confrère expérimenté, atteint le centre de la spirale. Il exécute alors a volta, une figure gracieuse de rotation sur lui-même, symbolisant un pivot spirituel. Sans un mot, sans un recul, la procession se déroule ensuite à l’inverse, se dénouant comme elle s’était nouée. « Sans arrêt, ni recul », comme le décrivent les participants : cette fluidité sans interruption incarne la persévérance de la foi corse, forgée dans un île battue par les vents et les invasions.Ce ballet humain, qui dure une quinzaine de minutes, n’est pas une simple parade. Il est une méditation collective, où chaque pas résonne avec les prières murmurées. Les confréries, comme celle de Notre-Dame des Sept Douleurs ou de Saint-Roch, jouent un rôle central : leurs membres, souvent des aînés, transmettent le geste avec une précision rituelle, rappelant que A Granitula est autant une danse qu’une prière en mouvement.
Symbolisme profond : du cycle de la vie au retour à Dieu
Au-delà de sa beauté visuelle, A Granitula est un réservoir de sens, interprété différemment selon les regards. Pour les théologiens corses et les anthropologues comme Ghjacumu Thiers, spécialiste des traditions insulaires, la spirale évoque le cycle de la vie : l’enroulement représente la gestation spirituelle, le centre – a volta – la naissance ou la révélation divine, et le déroulement, la renaissance ou le retour à l’harmonie cosmique. « Certains y voient une référence à la naissance spirituelle et au retour à Dieu », explique l’article de France 3 Corse, tandis que d’autres y décèlent un hommage païen christianisé au mouvement des saisons, des semences qui germent dans la terre niolaise.
Cette dualité – païenne et chrétienne – est typique de la Corse, où les rites préchrétiens se sont fondus dans le catholicisme. La spirale, motif universel présent dans l’art mégalithique corse (comme les disques solaires gravés sur les menhirs), symbolise l’unité du cosmos : un voyage intérieur vers le centre divin, puis une expansion vers le monde. Dans un contexte insulaire marqué par l’exil et les retours saisonniers, A Granitula exprime aussi la cohésion communautaire. Elle rassemble des Corses de Balagne, du Nebbiu ou de la diaspora parisienne, effaçant les clivages pour former un corps unique, comme une chaîne humaine vivante. « Cette procession exprime une cohésion communautaire entre les Corses », note France 3, soulignant comment elle transcende les divisions pour affirmer une identité collective face à la modernité.
Pourquoi A Granitula s’est-elle imposée comme un incontournable ?

Dans le paysage des fêtes religieuses corses – de la Madonna di a Neve à Sartène à la Procession du Christ à Cargèse –, A Granitula se distingue par sa simplicité et sa profondeur. Imposée comme rituel de clôture depuis au moins le XIXe siècle, elle répond à un besoin anthropologique fondamental : ritualiser la transition, marquer la fin d’un cycle sacré. En Corse, où la religion est indissociable de l’identité culturelle (90 % des Corses se disent catholiques pratiquants selon des enquêtes récentes), ce geste silencieux contrebalance le tumulte des veillées polyphoniques ou des feux de joie. Il invite à l’intériorité, à une méditation collective qui renforce les liens familiaux et villageois.
Son incontournabilité s’explique aussi par sa résilience : malgré les guerres, les exils et la sécularisation, A Granitula a traversé les siècles sans altération majeure. Lors de la 195e édition, sous la houlette de Mgr Bustillo – un prélat corse au charisme international –, elle a attiré plus de 5 000 personnes, selon les organisateurs, boostée par les réseaux sociaux où des vidéos de la spirale viralisent chaque année. C’est un acte de résistance culturelle : dans une île confrontée à la désertification rurale, elle rappelle l’importance du sacré pour ancrer les jeunes générations.
Une autre Granitula : celle de Calvi, écho du Vendredi Saint
A Granitula n’est pas unique à Casamaccioli. Une variante tout aussi poignante se déroule le soir du Vendredi Saint à Calvi, sur la Balagne. Là, sous les lumières tamisées de la citadelle génoise, les confrères de la Passion portent la statue du Christ mort dans une procession similaire : une spirale funèbre qui évoque le deuil et la résurrection. Moins festive que celle du Niolu, elle porte une charge émotionnelle intense, avec des chants a cappella et des torches qui dansent dans la nuit. Ces deux granitule illustrent la richesse des traditions corses : l’une joyeuse et mariale, l’autre pénitentielle, mais toutes deux unies par le fil de la spirale, symbole d’éternité.
Un héritage vivant pour l’avenir de la Corse
À l’heure où la Corse négocie son autonomie accrue avec l’État français, des rituels comme A Granitula rappellent que l’identité insulaire se nourrit de ces pratiques intangibles. Ils ne sont pas fossiles : ils évoluent, intégrant des jeunes via les associations culturelles, et servent de vecteur touristique respectueux. Comme le confie un participant anonyme dans l’article de France 3 :
« C’est notre façon de dire que la Corse est éternelle, comme cette spirale qui ne s’arrête jamais. »
En cette fin d’été 2025, alors que les échos de la procession s’estompent dans les oliveraies du Niolu, A Granitula laisse une empreinte indélébile : celle d’une île où le sacré tisse encore le lien entre passé, présent et avenir. Une invitation à tous à redécouvrir ces trésors vivants, avant que le monde ne les efface.