Dans un jugement très attendu, le tribunal judiciaire de Grasse a rendu, le 10 avril 2025, une ordonnance en référé qui met un terme – pour l’instant – à la bataille judiciaire opposant sept obédiences maçonniques à l’association CLIPSAS (Centre de Liaison et d’Information des Puissances Maçonniques Signataires de l’Appel de Strasbourg). Ces obédiences contestaient l’élection de Louis Daly à la présidence du CLIPSAS lors de l’assemblée générale de mai 2024 en Albanie, un scrutin qu’elles jugeaient illégal.
Le juge des référés a cependant débouté les demanderesses de leur requête, estimant que les conditions pour une intervention judiciaire d’urgence n’étaient pas réunies. Retour sur un dossier complexe qui secoue le monde maçonnique international.
Les origines d’un conflit maçonnique sans précédent

Le CLIPSAS, créé en 1961 à Strasbourg, est une association internationale regroupant 91 obédiences maçonniques de divers pays, unie par des valeurs de liberté absolue de conscience et de tolérance mutuelle. Mais depuis plusieurs années, l’organisation traverse des turbulences internes, exacerbées lors de l’assemblée générale de mai 2024 à Durrës, en Albanie. Cette réunion, marquée par des dysfonctionnements organisationnels majeurs – pannes de courant, problèmes d’accès à Internet, et une logistique chaotique dénoncée comme la « pire de l’histoire » par certains membres – a culminé avec l’élection controversée de Louis Daly à la présidence.
Louis Daly, qui avait déjà occupé ce poste entre 2014 et 2016, a remporté le scrutin avec 32,06 % des voix, devançant Franco Huard (27,48 %). Mais sa candidature a immédiatement suscité une levée de boucliers. Sept obédiences – la Grande Loge Féminine de France, la Serenísima Gran Logia de Lengua Española, la Grande Loge Ani du Canada, la Grande Loge Française de Memphis Misraïm, la George Washington Union of Freemasons of North America, la Grande Loge Symbolique Rite Écossais Primitif, et la Grande Loge des Cultures et de la Spiritualité – ont dénoncé une violation des statuts de l’association. Selon elles, l’article 14 du règlement général, qui stipule que « les mandats au Bureau sont de trois ans non renouvelables », interdirait à Louis Daly de se représenter, même après une interruption.
Une action judiciaire inédite dans l’histoire du CLIPSAS
Le 31 juillet 2024, ces sept obédiences ont déposé une assignation en référé devant le tribunal judiciaire de Grasse, où le siège du CLIPSAS est établi depuis 2020. Leur demande était claire : obtenir la nomination d’un administrateur provisoire pour une durée de six mois, avec pour mission de diriger l’association, inventorier ses actifs, et organiser une nouvelle élection présidentielle respectant les dispositions statutaires. Elles invoquaient l’urgence et un « péril imminent » pour le bon fonctionnement du CLIPSAS, fragilisé par des irrégularités présumées et un manque de transparence.
Les demanderesses ont pointé plusieurs griefs. Outre la prétendue illégalité de la candidature de Louis Daly, elles ont dénoncé des dysfonctionnements dans la gestion de l’association depuis son élection : entraves à leur droit de communication et d’information, dépenses irrégulières signalées par le trésorier, et paiements en espèces exigés pour des frais de participation lors de l’assemblée en Albanie. Elles ont également critiqué l’attitude autoritaire de Louis Daly, qui, dans une communication du 28 septembre 2024, s’en est pris au journal 450.fm, accusé d’attiser les divisions internes, et a appelé les membres à « parler d’une seule voix » contre les médias.
Le CLIPSAS, représenté par ses avocats, a vigoureusement contesté ces accusations. L’association a argué que l’article 14 n’interdisait pas les mandats non consécutifs, une interprétation confirmée par la pratique : un ancien président avait déjà exercé trois mandats espacés dans le temps. Elle a également souligné que la candidature de Louis Daly n’avait soulevé aucune objection avant le vote, que ce dernier avait été élu à la majorité des voix simples et pondérées, et qu’une motion de confiance votée à 78 % avait suivi son élection. Pour le CLIPSAS, cette action judiciaire n’était qu’une tentative de déstabilisation motivée par une « déception électorale ».
Une assemblée générale sous tension en Albanie

Pour comprendre l’ampleur de la crise, il faut remonter à l’assemblée générale de mai 2024, organisée par la Grande Loge d’Illyria d’Albanie à Durrës. Environ 350 participants s’y sont réunis, logés dans deux hôtels quatre étoiles, le Bleart et le Leonardo, en bord de mer. Mais l’événement a été entaché de nombreux dysfonctionnements : des délégués ont été mal informés sur leur lieu d’hébergement, certains ont dû marcher de longues minutes pour rejoindre les lieux de réunion, et des pannes techniques ont perturbé les débats. Le thème du colloque, « Franc-maçonnerie et intelligence artificielle : le monde à venir », a peiné à mobiliser l’attention face à ces problèmes logistiques.
Les tensions ont atteint leur paroxysme lors de l’élection. Outre la candidature de Louis Daly, d’autres candidats, comme Cüneyt Kalpakoglu de la Grande Loge Libérale de Turquie, ont suscité des controverses. Kalpakoglu, dirigeant de l’entreprise Endpoint-labs, avait fourni le logiciel de vote utilisé par le CLIPSAS, soulevant des soupçons de conflit d’intérêts. Lorsque les résultats ont été annoncés, plusieurs obédiences et membres du bureau ont quitté la salle en signe de protestation, refusant de participer à la suite de l’assemblée. Plus de 15 obédiences auraient boycotté les débats restants, dénonçant un scrutin illégal.
Le jugement du tribunal : Une défaite pour les obédiences contestataires

Après un renvoi de l’audience initiale du 20 novembre 2024, l’affaire a été examinée le 15 janvier 2025, avec une décision rendue le 10 avril 2025. Le juge des référés a tranché en faveur du CLIPSAS, estimant que les conditions pour une intervention d’urgence n’étaient pas remplies. Analysons les points clés de cette ordonnance.
Tout d’abord, sur la question centrale de l’élection de Louis Daly, le tribunal a jugé que l’article 14 du règlement général du CLIPSAS n’interdisait pas clairement les mandats non consécutifs. Le texte stipule que « les mandats au Bureau sont de trois ans non renouvelables », ce qui, selon le juge, prohibe uniquement les mandats consécutifs. Aucune ambiguïté dans cet article n’a été retenue avec l’évidence requise en référé pour justifier une intervention. Le juge a précisé que, si une interprétation plus approfondie était nécessaire, elle relèverait du juge du fond, et non d’une procédure d’urgence.
Ensuite, les dysfonctionnements allégués par les obédiences – entraves au droit de communication, irrégularités financières – n’ont pas été jugés suffisamment étayés. Les pièces fournies, comme une réclamation de certaines obédiences et un courriel du trésorier daté du 6 novembre 2024, n’ont pas démontré un « péril imminent » ou un « trouble manifestement illicite » rendant impossible le fonctionnement régulier de l’association. Le juge a donc conclu qu’il n’y avait pas lieu à référé pour nommer un administrateur provisoire, rejetant également les demandes subséquentes d’annexion de la décision au Registre du Commerce et des Sociétés et de mise à la charge du CLIPSAS des frais d’un mandataire.
Sur la demande reconventionnelle du CLIPSAS, qui réclamait 10 000 € de dommages et intérêts pour procédure abusive, le tribunal a également débouté l’association. Le juge a estimé que les obédiences n’avaient pas agi avec une intention de nuire évidente, et que le préjudice subi par le CLIPSAS se limitait aux frais de défense, pris en compte via l’article 700 du code de procédure civile. En revanche, les obédiences, en tant que partie perdante, ont été condamnées in solidum aux dépens de l’instance et à verser 3 000 € au CLIPSAS pour ses frais irrépétibles.
Une crise qui révèle les fractures profondes du CLIPSAS

Ce jugement, bien que défavorable aux obédiences contestataires, ne met pas fin aux tensions au sein du CLIPSAS. Depuis plusieurs années, l’association est en proie à des dissensions internes, aggravées par des accusations de manque de transparence et de gouvernance autoritaire. Louis Daly, dans ses communications des 28 septembre et 13 octobre 2024, a adopté une posture défensive, qualifiant certains d’« ennemis » du CLIPSAS et regrettant cette action en justice qui allait nuire à la réputation de la Franc-maçonnerie.
Ces tensions ont déjà eu des répercussions concrètes. En juin 2024, la Grande Loge Féminine de France a voté son départ du CLIPSAS, effectif au 31 décembre 2024, avec une majorité écrasante (360 voix pour, 9 contre). D’autres obédiences, notamment d’Amérique latine et du Liban, ont quant à elles réaffirmé leur soutien à Louis Daly, estimant que les différends maçonniques ne devraient pas être portés devant des tribunaux profanes – une position qui reflète une vision traditionnelle de la résolution des conflits au sein de la franc-maçonnerie.
Le CLIPSAS fait également face à des critiques plus larges sur sa gouvernance. Des observateurs notent un fossé grandissant entre les « grandes » et les « petites » obédiences, ces dernières se sentant marginalisées. La centralisation du pouvoir, illustrée par les décisions unilatérales d’Iván Herrera Michel, président sortant, et de Louis Daly, a alimenté des rumeurs de scission. Certains vont jusqu’à prédire la fin du CLIPSAS tel qu’il existe aujourd’hui, proposant une refondation sous un nouveau nom pour revenir aux valeurs fondatrices de l’Appel de Strasbourg de 1961.
Quelles perspectives pour l’avenir du CLIPSAS ?

Si ce jugement met un coup d’arrêt à la contestation judiciaire, il ne résout pas les problèmes structurels du CLIPSAS. L’association doit désormais faire face à des défis majeurs : restaurer la confiance entre ses membres, améliorer sa gouvernance, et clarifier ses règles électorales pour éviter de nouveaux litiges. La nomination d’un administrateur provisoire aurait pu offrir une solution temporaire, mais le tribunal a jugé que les conditions n’étaient pas réunies pour une telle mesure exceptionnelle.
Pour les obédiences déboutées, la voie reste ouverte pour une action au fond, qui permettrait une analyse plus approfondie de l’interprétation de l’article 14 et des dysfonctionnements allégués. Mais une telle procédure, plus longue et complexe, risque d’aggraver les divisions. En attendant, le CLIPSAS prépare sa prochaine assemblée générale, potentiellement en Californie en 2025, bien qu’aucune ville candidate n’ait été confirmée lors de la réunion de Durrës.
Ce conflit, au-delà de ses aspects juridiques, interroge le rôle du CLIPSAS dans un monde maçonnique en mutation. Alors que des enjeux comme l’intelligence artificielle ou les crises humanitaires – à l’image de l’appel lancé par le CLIPSAS en 2022 face à la guerre en Ukraine – mobilisent les énergies, l’association doit retrouver une unité autour de ses valeurs fondamentales. Sans cela, elle risque de s’effriter, au détriment de sa mission de promouvoir une franc-maçonnerie humaniste et universelle.
Dans quelques semaines, les membres du CLIPSAS se retrouveront en Roumanie du 28 mai au 6 juin pour la prochaine Assemblée générale. Nous souhaitons à cette organisation de trouver la paix et l’harmonie. (accéder au site officiel)
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