mar 29 avril 2025 - 11:04

Le GADLU et le concept grec d’apéiron

L’Apéiron, concept philosophique central chez les premiers penseurs grecs, et le Grand Architecte de l’Univers, figure symbolique majeure de la Franc-maçonnerie, incarnent deux visions fondamentales de l’ordre cosmique et de l’origine de l’univers. Bien que séparés par des siècles et des contextes culturels, ces deux concepts partagent une quête commune : comprendre et représenter l’infini, l’absolu, ou encore le principe organisateur du cosmos.

L’Apéiron dans la pensée grecque : un principe infini

L’Apéiron (ἄπειρον), littéralement « l’illimité » ou « l’infini », est un concept introduit par Anaximandre de Milet au VIe siècle av. J.-C. (vers 610-546 av. J.-C.), l’un des premiers philosophes de la tradition occidentale.

Anaximandre de Milet : l’inventeur de l’Apéiron

Anaximandre, disciple de Thalès de Milet, est le premier penseur connu à avoir explicitement introduit l’Apéiron comme principe fondamental (archè) de l’univers. Ses idées, bien que fragmentaires, nous sont parvenues à travers des témoignages indirects, notamment via Aristote, Simplicius et Théophraste.

Anaximandre vivait à Milet, un centre intellectuel et commercial de l’Ionie, où les penseurs cherchaient des explications rationnelles aux phénomènes naturels, rompant avec les récits mythologiques. Il est considéré comme l’un des premiers philosophes à adopter une approche systématique et abstraite.

L’Apéiron selon Anaximandre

Les fragments d’Anaximandre sont rares. Le plus célèbre, transmis par Simplicius, dit : « D’où les choses ont leur naissance, là aussi elles doivent retourner selon la nécessité ; car elles doivent payer une peine et être jugées pour leurs injustices, selon l’ordre du temps. » Cette phrase illustre le rôle de l’Apéiron comme garant de l’équilibre cosmique. L’Apéiron est décrit comme une réalité infinie, illimitée, éternelle et indéterminée. Contrairement à Thalès, qui identifiait l’eau comme principe originel, Anaximandre rejette les éléments finis (eau, air, feu) au profit d’un principe plus abstrait, capable d’engendrer toutes choses sans être lui-même limité par des qualités spécifiques.

L’Apéiron est la source de tout ce qui existe. Les contraires (chaud/froid, sec/humide) émergent de lui par un processus de différenciation, et y retournent selon un cycle régi par la « justice » (díkê). Ce principe d’équilibre garantit l’harmonie cosmique.

L’Apéiron est sans bornes spatiales ni temporelles, ce qui le distingue des substances matérielles finies. Cette idée d’infinité est révolutionnaire, car elle introduit une conception abstraite de l’univers.

L’Apéiron n’a pas de qualités définies (il n’est ni chaud, ni froid, ni humide). Cette indétermination lui permet d’être la source universelle de toutes les formes et substances.

Anaximandre a proposé un modèle cosmologique où la Terre flotte librement dans l’espace, sans support, en raison de son équilibre central dans l’univers. Il a également décrit les astres comme des anneaux de feu entourés de brume.

Anaximandre aurait dessiné une des premières cartes du monde connu et utilisé un gnomon (cadran solaire) pour mesurer le temps.

En introduisant l’Apéiron, Anaximandre pose les bases d’une pensée abstraite et universelle. Il s’éloigne des explications concrètes (comme l’eau de Thalès) pour proposer un principe ontologique, préfigurant des notions modernes comme l’infini ou l’univers en expansion.

Bien que l’Apéiron soit principalement associé à Anaximandre, d’autres penseurs présocratiques ont exploré des idées proches ou influencées par ce concept, directement ou indirectement.

Visitons une petite galerie de portraits d’autres penseurs.

Thalès de Milet (vers 625-547 av. J.-C.) :

Thalès de Milet,  maître d’Anaximandre, est le premier philosophe connu à avoir cherché un principe originel unique (l’eau). Bien qu’il n’ait pas utilisé le terme Apéiron, sa quête d’une substance fondamentale a influencé Anaximandre. Ce dernier a probablement développé l’Apéiron pour surmonter les limites de l’approche de Thalès, qui privilégiait un élément concret.

Thalès a initié la tradition ionienne de chercher des causes naturelles aux phénomènes, posant les bases pour la réflexion abstraite d’Anaximandre.

Anaximène de Milet (vers 585-528 av. J.-C.) :

Élève d’Anaximandre, Anaximène proposa l’air comme principe originel, un choix plus concret que l’Apéiron. Cependant, il conserva l’idée d’un principe infini et éternel, influencé par l’Apéiron. Pour Anaximène, l’air, par condensation et raréfaction, donne naissance à tous les éléments (eau, feu, terre).

Contrairement à l’Apéiron, pour lui l’air est une substance définie, ce qui marque un retour à une approche plus tangible. Toutefois, l’idée d’un processus dynamique de transformation reflète l’héritage d’Anaximandre.

Héraclite d’Éphèse (vers 535-475 av. J.-C.)

Héraclite n’utilise pas directement le terme Apéiron, mais son concept du Logos (principe rationnel universel) et sa vision d’un cosmos en perpétuel devenir partagent des affinités avec l’idée d’un principe unificateur. Pour Héraclite, le feu est la substance fondamentale, mais il est moins un élément matériel qu’un symbole de changement constant.

Là où l’Apéiron est statique et indéterminé, le cosmos d’Héraclite est dynamique, marqué par le conflit des contraires (« La guerre est le père de toutes choses »).

Xénophane de Colophon (vers 570-478 av. J.-C.)

Xénophane, contemporain d’Anaximandre, critique les conceptions anthropomorphiques des dieux et propose une divinité unique, éternelle et immuable, qui pourrait rappeler l’Apéiron par son caractère transcendant. Toutefois, son dieu est plus théologique qu’ontologique.

L’Apéiron reste un principe cosmologique abstrait, tandis que la divinité de Xénophane a des connotations religieuses

Pythagore et les pythagoriciens (VIe-Ve siècle av. J.-C.)

Les pythagoriciens, influencés par les penseurs ioniens, ont opposé l’Apéiron (l’illimité) au Peras (la limite) dans leur cosmologie. Pour eux, l’univers résulte de l’imposition de limites (nombres, proportions) sur l’illimité, une idée qui pourrait s’inspirer d’Anaximandre. Philolaos, un pythagoricien, mentionne explicitement l’Apéiron comme un principe cosmique.

Chez les pythagoriciens, l’Apéiron n’est pas une source unique, mais un aspect du cosmos en tension avec la limite, et il est subordonné à une vision mathématique de l’univers.

Par la suite, l’Apéiron a influencé des penseurs comme Parménide (qui rejette l’idée d’un infini indéterminé au profit de l’Être) et Platon (dont l’idée du « Bien » ou du réceptacle dans le Timée évoque un principe transcendant). Aristote, bien que critique, reconnaît l’innovation d’Anaximandre dans sa Métaphysique.

L’Apéiron représente une rupture avec les explications mythologiques. Anaximandre a proposé une vision rationalisée du cosmos, où un principe unique, abstrait et universel, sous-tend la réalité. Ce concept préfigure les notions modernes d’infini et d’univers en expansion. Des penseurs comme Heidegger ont vu dans l’Apéiron une intuition précoce de l’être en tant que fondement ontologique.

« C’est à partir de ce concept que, dans Les origines de la géométrie (Flammarion, 1993), Michel Serres analyse une rupture historique essentielle : l’apparition, dans l’œuvre d’Anaximandre, du concept d’illimité  (apéiron), qui préfigure à la fois notre concept d’espace et celui d’infini. Dans la construction de ce concept, il décèle la naissance d’une forme de pensée abstraite, qui s’affranchit des objets de la perception, pour leur substituer des objets que nous pouvons concevoir, mais non percevoir, tel l’espace illimité de la géométrie.»

L’idée d’un principe infini et indéterminé préfigure les conceptions modernes de l’univers, notamment en cosmologie (big bang, expansion infinie).

Le Grand Architecte de l’Univers : un symbole maçonnique

Rappelons rapidement que le Grand Architecte de l’Univers (GADLU) est une figure centrale dans la Franc-maçonnerie, une fraternité initiatique née au XVIIIe siècle en Europe. Ce symbole représente une entité suprême, organisatrice et créatrice, qui transcende les dogmes religieux tout en incarnant une idée d’ordre et de perfection. Il reflète l’héritage des Lumières, combinant rationalité, spiritualité et universalisme. Il incarne une vision du cosmos comme un édifice parfait, conçu par une intelligence suprême, et invite l’homme à participer à cet ordre par la réflexion et l’action.

Le GADLU est l’intelligence qui ordonne le chaos en un cosmos structuré.

Le GADLU n’est pas lié à une religion spécifique. Il permet aux francs-maçons de confessions diverses (chrétienne, juive, musulmane, déiste, etc.) de partager une vision commune de la transcendance sans dogmatisme.

Le GADLU inspire les francs-maçons à travailler sur eux-mêmes pour atteindre une perfection morale, en harmonie avec l’ordre universel.

L’apéiron et le GADLU

Malgré leurs contextes historiques distincts, l’Apéiron et le Grand Architecte partagent plusieurs traits : tous deux désignent un principe qui dépasse les limites humaines et matérielles. L’Apéiron est une réalité infinie, tandis que le GADLU est une entité abstraite qui transcende les religions.

L’Apéiron maintient l’équilibre du cosmos par la justice naturelle ; le GADLU ordonne l’univers par des lois géométriques et harmonieuses. Dans les deux cas, l’univers est perçu comme un système cohérent et équilibré.

Ni l’Apéiron ni le GADLU ne sont des entités anthropomorphiques. Ils évitent les représentations concrètes pour privilégier une approche conceptuelle, accessible à la raison.

Ces concepts répondent à une aspiration humaine à comprendre l’origine et la structure de l’univers, tout en offrant un cadre pour l’action (justice pour Anaximandre, perfection morale pour les francs-maçons).

Cependant, l’Apéiron et le GADLU divergent sur plusieurs aspects, reflétant leurs contextes philosophique et symbolique :

L’Apéiron est un concept ontologique, une substance ou un état primordial qui existe indépendamment de toute conscience. Le GADLU, bien que non dogmatique, implique souvent une intelligence ou une intention créatrice, plus proche d’une vision déiste.

L’Apéiron s’inscrit dans une démarche proto-scientifique, visant à expliquer le monde sans recourir à la mythologie. Le GADLU, issu des Lumières et de la Franc-maçonnerie spéculative, est un symbole éthique et spirituel, destiné à unir des individus dans une fraternité initiatique.

L’apéiron incarne l’infini comme une réalité indéterminée et abstraite. Le GADLU, bien que transcendant, est souvent représenté par des symboles

C’est ensemble que ces symboles sont à considérer (de façon holistique, formant un tout). Ainsi, dès le premier degré, il est offert à la méditation de l’Apprenti  avec :

Le Delta lumineux : Un triangle rayonnant, parfois orné de l’Œil ou d’autres symboles, qui représente la lumière divine, la perfection et l’unité. Il est souvent utilisé dans les rituels pour évoquer la présence du GADLU 

Le Compas et l’Équerre : Ces outils maçonniques symbolisent l’ordre, la mesure et l’équilibre. Le compas représente la pensée créatrice et spirituelle, tandis que l’équerre symbolise la matière et la rectitude morale. Ensemble, ils incarnent l’harmonie entre le spirituel et le matériel, sous l’égide du GADLU.

La Lettre G : Souvent placée au centre du compas et de l’équerre, la lettre G peut signifier Géométrie (science de l’ordre et de la mesure, associée au GADLU) ou God (Dieu, dans les loges anglophones). Elle symbolise le principe organisateur de l’univers.

Le Soleil et la Lune : Ces astres symbolisent l’équilibre cosmique, la dualité (jour/nuit, actif/passif) et l’harmonie universelle orchestrée par le GADLU. Ils rappellent l’idée d’un cycle éternel sous une direction supérieure.

Le Volume de la Loi Sacrée : Présent sur l’autel dans les loges, il représente la sagesse et les lois morales universelles inspirées par le GADLU. Selon les obédiences, il peut s’agir de la Bible, du Coran, de la Torah ou d’un livre blanc symbolique.)  

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Solange Sudarskis
Solange Sudarskis
Maître de conférences honoraire, chevalier des Palmes académiques. Initiée au Droit Humain en 1977. Auteur de plusieurs livres maçonniques dont le "Dictionnaire vagabond de la pensée maçonnique", prix littéraire de l'Institut Maçonnique de France 2017, catégorie « Essais et Symbolisme ».

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