dim 09 mars 2025 - 15:03

L’énigme des Maîtres -8- Des guides possibles

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Il la retrouva. C’était une évidence, elle l’attendait comme s’il fut normal qu’il revienne si vite ; ce qui lui permit d’être direct.

– Je sens battre en moi votre présence. Comment, si loin, arrivez-vous à faire tant de bruit? S’il vous plaît, fais-moi découvrir Prague.

C’est avec une déconcertante simplicité qu’Amélie, comprenant qu’entre vouvoiement et tutoiement il y avait du Petit Prince, qu’elle lui répondit

– Si vous n’avez pas peur de mes épines, rien ne me ferait plus plaisir.

Pour donner une tournure plus neutre à ce qui commençait et laisser du temps à un minimum de convenances à cette rencontre, Amélie l’emmena au cœur du quartier de la vieille ville, dans l’ancien quartier juif de Josefov, avec ses synagogues et son célèbre cimetière aux tombes de guingois, ultimes témoins de ce qui était le cœur d’une des plus importantes communautés juives d’Europe. Dès le IXe siècle, il est possible qu’une première communauté venue de Byzance soit arrivée à Prague pour s’installer dans l’actuel quartier de Malá Strana.

Près de la synagogue Staronová, s’arrêtant devant la statue du Golem tenant dans ses mains les Tables de la Loi, elle lui commenta comme un guide.

– Cette statue commémore la légende du Golem associée à Rabbi Judah Loew ben Bezalel, également connu sous le nom de Maharal de Prague, un éminent rabbin du XVIe siècle.

Dans la culture juive, un golem c’est une sorte d’automate à forme humaine que de saints rabbins avaient le pouvoir d’animer. Des initiés, au cours d’une réunion mystique, participaient à l’acte de création, prenaient un peu de terre vierge et en faisaient une idole. Puis ils tournaient autour d’elle en une sorte de danse en prononçant des lettres sacrées et le nom secret de Dieu, selon un ordre et des protocoles détaillés. Le golem prenait alors vie.  Quand les initiés inversaient le sens de leur danse ainsi que l’ordre des lettres sacrées, le golem s’écroulait et perdait la vie. Selon d’autres légendes, le mot Emet (aleph, mem tav), la Vérité ou le Sceau du Dieu unique, devait être écrit sur le front du golem ; quand la lettre aleph était effacée, ne demeurait plus que le mot met (la mort) et le golem s’anéantissait.

La légende de golem la plus connue est certainement celle du Maharal, qui aurait créé un être d’argile (reproduisant le geste coroplaste de D.ieu avec la création d’Adam) avec des pratiques kabbalistiques, afin de défendre le ghetto juif de la ville contre les persécutions. Le Maharal dû lui effacer la lettre fatale quand la créature, oubliant de respecter le shabbat, devenue incontrôlable, s’en prit aux juifs eux-mêmes.

– Un automate substitué à l’homme comme réponse et supprimer un signe pour changer un destin ! Je dois m’en souvenir pensa Alexander très discret sur la raison de son séjour à Prague. Mais quelle synchronicité ! Trop de peintres de la liste ont un rapport avec la kabbale pour que le signe du M en soit étranger. Nous étudierons cela plus tard avec mes amis.

Comprenant qu’il fallait retrouver un peu de légèreté, Amélie, lui prenant le bras tendrement, l’emmena visiter le jardin royal de Prague dans le quartier Mala Strana.

Le Jardin Wallenstein, est un magnifique jardin Renaissance en prolongement du château baroque du même nom, un oasis de verdure enchanteur qui leur offrit une évasion tranquille du tumulte de la ville. Les allées pavées serpentent à travers des parterres de fleurs colorées, des fontaines anciennes jaillissent de l’eau cristalline, ajoutant une symphonie apaisante au murmure des feuilles dansantes.

Au centre du jardin se dresse un kiosque délicatement décoré, où des roses grimpantes forment une canopée parfumée.

En déambulant, ils s’échangeaient des propos culturels, faisant joute d’érudition en guise de séduction.  Parfois se glissaient dans les propos d’Alexander des aveux suggérés de son attirance pour elle.

– Il y a des gens qui nous regardent parce que je vous parle avec tellement de joie que je dois être indécent de plaisir.

Ou encore en murmurant.

– Il y a juste là sur le banc deux vieillards qui règnent sur leur silence, ne regardent rien, n’entendent rien, attendent le temps comme un invité qui ne viendra pas. Mais vous, vous êtes venue…Et suavement se reprit et dit : TU es venue…

Faisait-il allusion au poème d’Éluard ? Oui. Elle le savait et lui savait qu’elle le savait puisqu’elle ajouta. 

– Tu es venue… J’avais un guide sur la terre, je savais me diriger, je me savais démesurée.

Elle aimait son adhésion à sa forme, ce passage par les mots pour la séduire. C’était un « ça » qui se veut un ça se découvre, un ça se comprend, un ça essaye de faire chanter la langue du plaisir et le plaisir du langage et même des silences, mais ça veut surtout se partager et se retrouver pour se trouver là où ça s’appelle sourire. C’était comme une rencontre au possible d’épanouir tout ce que l’on est soi-même, comme un creux à remplir de joie, d’exaltation, de se sentir plus complété, plus, supplémenté. Peu importe le nom donné aux plaisirs mais les moments devenaient précieux.

Alexander avait une écoute qui invitait aux confidences, ce fut une confession qu’Amélie fit devant la statue en bronze de Vénus.

– Je voudrais vous dire que que ce n’est pas le manque, le vide qui me pousse vers vous. Vous êtes de l’inattendu, non de l’espéré. Ce que je ressens vous ne le devez qu’à vous, pas à moi, pas à ma vacuité. Ce n’est pas un concours que vous auriez gagné en étant un peu plus attentif, un peu plus empressé, un peu plus  lyrique, un peu plus drôle ou tout cela en même temps. Cela m’aurait permis de vous trouver plus aimable seulement. Il y a chez vous une pureté d’être pour moi, une force subtile d’écoute, un don désintéressé de votre énergie, un calme extraordinaire pour m’accueillir, une disponibilité de votre être au mien. Il y a en vous de l’exclusivité pour moi.

Ils se dévisageaient, pas tout à fait comme des étrangers, mais pas encore comme des amants, ouvrant une voie par cette complicité de l’intelligence vers l’intimité.

Leur promenade, très vite, ne fut plus qu’une envie d’une intimité des corps où ils auraient tant de choses à se dire et à faire ensemble. Dans le premier hôtel qu’ils trouvèrent à proximité du Jardin, le Royal Palace, une chambre, décorée de blanc et de jaune, fut le lieu d’un jaillissement de lumière et de candeur, de coton et de douceur, de volupté chaude et d’abandons au plaisir de se nouer, à ne pouvoir se rassasier de leurs étreintes.

Lui, il était un amant expert, attentionné, imaginatif. Il savait donner aux femmes l’envie de s’ouvrir à toutes les jouissances, de chercher au plus intime les délectations du corps, les délices de la chair, les ébats de l’âme, le contentement de la sensualité, découvrant son humidité soyeuse qu’il embrassait avec bonheur, sa langue cherchant la fraîcheur et trouvant son mystère. Elle, elle se faisait câline, lascive et ondoyante sur toute sa peau, de tout son corps aux courbes fines et flexibles, à sa bouche arrêtée, sa langue douce, passionnée, fervente, à ses aisselles dégustées, à son aine pourléchée, à son sein léché, à son sexe entouré dans une enveloppe douce, veloutée, liquoreuse, se clouant à califourchon sur son désir pour accueillir leur spasme simultané, ce cri enchanteur de tout leur corps.  Ce fut pour eux une pure délectation, savourant de tout leur être cet érotisme voluptueux, impudique, licencieux et si ludique qui se renouvela toute la nuit dans des rires joyeux à chaque fois que le désir qui les reprenait se manifestait.

Au matin, prolongeant le plaisir d’être ensemble, ils prirent une collation sur la terrasse d’un café où étaient déjà attablés quelques clients, passant par cet entre-deux de l’intimité du couple au public.

En se séparant, elle lui tendit la main, moment où une main prend si simplement une main, où un tendre geste, un battement de paupière, sont les plus construits des discours.

Elle retourna à son lieu de séjour pragois pour se préparer au jour nouveau, lui pour retrouver ses amis à l’Hôtel Cube.

– Alors ? lui dit Guido en le revoyant sans rien ajouter par une discrète pudeur.

– Alors répondit Alexander, c’est la kabbale.

Comme si rien n’était intervenu entre le moment où il les avait laissés et leurs retrouvailles il ajouta

– Il faut analyser ce que la kabbale peut nous faire comprendre de M.

– Nous y avons pensé aussi, cher Alexander, puisque nous sommes à Prague, dit le comte.  Nous, nous avons mis à profit la nuit pour faire une synthèse rapide de ce qu’il est possible d’en dire le plus simplement possible. Dans l’insistance du nous, il y avait un léger reproche d’Archibald, non pas de ce qu’Alexander avait pu faire de sa nuit, mais d’une intuition, d’une inquiétude qu’il avait eu au Musée et dont il n’avait pas pu lui parler.

– Tiens, lis, dit Guido, lui remettant les pages sur lesquelles ils avaient consigné leur travail nocturne. Sache que Lord Archibald, grâce à son ancêtre s’est familiarisé avec la Kabbale. Dans la collection des 516 dessins de Byrom datant du début du XVIIe siècle, certains d’entre eux sont particulièrement intéressants puisque qu’ils font preuve d’un profond intérêt pour la cabale chrétienne. Je te résume, que dis-je, je n’effleure même pas ce qu’il y a à en dire, en attendant que tu te plonges dans l’inépuisable approche de cette voie de la Connaissance.

La Kabbale est avant tout une tradition ésotérique juive dont il faut souligner son lien avec la philosophie et la théologie. C’est un courant de pensée révélant une sagesse reçue par Moïse, enrichie au fil des siècles, notamment par les mystiques juifs en Espagne et en France. Le mot “Kabbale” signifie “réception” et désigne la transmission orale des secrets de la Torah. Elle explore les relations entre les mots, les nombres et les concepts divins, en mettant l’accent sur l’alchimie du langage. Elle se distingue par sa recherche de sens à travers l’interrogation, plutôt que par des certitudes. Elle propose une vision holistique, reliant le spirituel et le matériel, et offre différentes approches, dont la Kabbale messianique et la Kabbale yoguique. L’importance de la parole, du nombre et des symboles, fait de la kabbale un mode de vie qui cherche l’harmonie entre forces opposées dans une quête inachevée du sens et une exploration de la réalité qui transcende les mots. En somme, par trois de ses aspects nous pouvons y voir les extases de la Bible théophane, le néo-platonisme d’Alexandrie et le soufisme des Arabes.

– Je lirai, promis mais pas maintenant. Dis-moi Lhermitte, avez-vous trouvé un rapport avec les tableaux ?

– Pour le moment ce que je puis te dire c’est que Selon Jean Pic de la Mirandole, philosophe et théologien (qui a étudié et synthétisé les principales doctrines philosophiques et religieuses connues à son époque, notamment le platonisme, l’aristotélisme, la scolastique), la révélation biblique et la philosophie grecque procéderaient d’une même origine dont la cabale serait le témoin le plus fidèle. Les 900 conclusions philosophiques, cabalistiques et théologiques, publiées en décembre 1486, provoquèrent un scandale retentissant en Italie. Toutefois, toujours selon Pic de la Mirandole, la cabale ne ferait que confirmer la doctrine chrétienne. Pour lui  «Aucune science ne peut mieux nous convaincre de la divinité de Jésus-Christ que la magie et la cabale». Il eut comme maître Marsile Ficin tout comme Gilles de Viterbe, membre du Grand Sénat pontifical à cette époque, tous connus pour penser que le mysticisme juif contenait le témoignage incontestable de la vérité de la religion chrétienne. 

Jean Pic et Gilles vécurent à la même époque que Sandro Botticelli et Michel-Ange ; ils auraient pu se rencontrer ou appartenir à une société secrète de type M puisqu’ils ont peint le signe ou qu’on les voit le faisant : Pic sur un tableau du Palazzo Ducale de Mantou et Gilles sur une fresque de la Salle Regia du Palazzo dei Priori de Viterbe.

– Je savais bien que la kabbale est le point commun que nous cherchons.

La vanité d’Alexander fit rire Guido

– Comprends Alex que cela n’est pas suffisant pour relier tous les portraits. Les peintres et leurs personnages ne furent pas tous des kabbalistes.  Et même, retenons que Baruch Spinoza, au chapitre 9 de son Traité Théologico-Politique, tenait les kabbalistes pour des gens qui disent des billevesées et se déclara confondu par leur démence en écrivant : «Je déclare que la folie de ces charlatans passe tout ce qu’on peut dire».

Parmi les personnages des portraits, il y en avait qui étaient aussi alchimistes, philosophes, hommes de sciences ou simplement hommes politiques. Nous devons continuer nos investigations pour comprendre.

Guido venait de remettre en question les conclusions hâtives d’Alexander

– Nous avons promis à Amélie Delacroix de la retrouver aujourd’hui, rappela Archibald. Elle pourrait nous en dire davantage que ce qu’elle nous a dit.

Évidemment, cette proposition enchanta surtout Alexander. Ils partirent à pied jusqu’à la place Wenceslas.

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Solange Sudarskis
Solange Sudarskis
Maître de conférences honoraire, chevalier des Palmes académiques. Initiée au Droit Humain en 1977. Auteur de plusieurs livres maçonniques dont le "Dictionnaire vagabond de la pensée maçonnique", prix littéraire de l'Institut Maçonnique de France 2017, catégorie « Essais et Symbolisme ».

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