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L’une des gravures les plus intrigantes du XVIIIe siècle montre une dame élégante tenant une épée et un bâton, portant une croix de l’ordre militaire de Saint-Louis et, plus bizarrement, portant un tablier maçonnique.

Objet : La découverte ou la femme franc-maçonne (La découverte ou la femme franc maçon)
CRÉDIT IMAGE : © Bibliothèque et Musée de la Franc-Maçonnerie, Londres
La gravure est intitulée « La Découverte ou la Femme Franc -Maçon » .
Les rites d’adoption n’étaient pas rares en France, les femmes étant admises dans des ordres quasi-maçonniques, mais ce qui était le plus inhabituel était que la femme sur la photo était en fait un homme.
Auteur travesti, diplomate, soldat et espion, le chevalier d’Éon est devenu de son vivant une légende.

Caricature de d’Éon habillé à moitié en femme, à moitié en homme
IMAGE LIÉE : wikimedia Attribution 4.0 International (CC BY 4.0)
Il y a beaucoup de confusion autour du curieux cas du chevalier d’Éon ; non seulement en ce qui concerne son sexe mais aussi en ce qui concerne les faux récits que l’homme lui-même a fait circuler tout au long de sa vie.
Charles-Geneviève-Louis-Auguste-André-Timothée d’Éon de Beaumont est né le 5 octobre 1728 à Tonnerre. Il était le fils de Louis d’Éon de Beaumont, avocat au Parlement, conseiller du roi, subdélégué de l’intendance de la généralité de Paris et maire de Tonnerre. Sa mère était Françoise de Charanton, fille d’un commissaire général et issue d’une noblesse distinguée mais pauvre.
Charles excella dans l’éducation, obtenant un diplôme en droit civil et canonique au Collège des Quatre-Nations à Paris en 1741.
Il fut rapidement recruté comme censeur royal, puis comme secrétaire d’Alexandre Mackenzie-Douglas , un jacobite écossais au service de la France. D’Éon accompagna Mackenzie lors d’une mission diplomatique en Russie, où ils devaient tenter d’améliorer les relations de la France avec une nation déjà alliée à l’ennemi juré de la France, les Britanniques.
Mais cela ne freina en rien la carrière d’espionnage de d’Éon ; cette mission servit de couverture à un objectif plus secret. Louis XV, jaloux et inquiet de l’ascension remarquable de son cousin le prince de Conti au pouvoir militaire et prétendument inquiet d’un coup d’État, voulait s’assurer qu’il y avait des agents secrets français au sein des cours polonaise et russe.
Cette cohorte d’espions ultra-secrets fut surnommée le « secret du Roi ». Parmi eux se trouvait d’Éon, qui occupait un poste diplomatique à la cour de l’impératrice Élisabeth. L’impératrice était célèbre pour ses bals masqués extravagants, au cours desquels elle se déguisait souvent en homme.
Dans ses écrits autobiographiques ultérieurs – dont il est difficile de déduire la réalité de l’imagination – d’Éon prétendit s’être déguisé en femme afin d’infiltrer le cercle restreint de l’impératrice . Il n’existe aucune preuve corroborant cette affirmation, mais elle alimenta les rumeurs des années suivantes.

Guerre de Sept Ans : dans le sens des aiguilles d’une montre, à partir du haut à gauche : la bataille de Plassey (23 juin 1757) ; la bataille de Carillon (6-8 juillet 1758) ; la bataille de Zorndorf (25 août 1758) ; la bataille de Kunersdorf (12 août 1759)
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En 1760, d’Éon revint en France et reçut une pension de 2000 livres pour ses services en Russie. L’année suivante, il combattit dans les dernières étapes de la guerre de Sept Ans , servant à la bataille de Villinghausen en juillet 1761.
Il fut plus tard blessé à Ultrop. En janvier 1762, l’impératrice Élisabeth mourut et d’Éon fut considéré pour servir en Russie. Il fut alors nommé secrétaire de l’ambassadeur de France à Londres ; sa mission était de contribuer à la rédaction du traité de Paris qui mit officiellement fin à la guerre de Sept Ans.
Après la signature du traité, le 10 février 1763, d’Éon se voit attribuer une somme considérable de 6 000 livres et, le 30 mars 1763, il est décoré de l’ Ordre royal et militaire de Saint-Louis , récompense réservée aux officiers exceptionnels et première décoration pouvant être accordée à des non-nobles. Ainsi naît le titre de chevalier d’Éon.

Comte de Guerchy,
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De retour à Londres, d’Éon devint chargé d’affaires puis plénipotentiaire lorsque l’ambassadeur revint en France. Toujours au service secret du roi Louis , d’Éon apprécia pleinement sa position de haut rang, l’utilisant pour aider un agent français à recueillir des informations en vue d’une éventuelle invasion.
Mais son étoile montante ne tarda pas à décliner avec la nomination d’un nouvel ambassadeur, le comte de Guerchy, qui l’humilia aussitôt en le rétrogradant au rang de secrétaire. Consterné par son traitement, consterné par la politique de Guerchy et ignorant un rappel en France, d’Éon décida de rendre publiques certaines correspondances diplomatiques.
Cela provoqua un scandale, mais il avait littéralement la rançon d’un roi de son côté : les documents concernant « l’invasion secrète » et ceux relatifs au secret du Roi furent conservés comme assurance. D’Éon fut dûment payé et retenu comme espion, bien qu’il fût techniquement un exilé politique à Londres et c’est à cette époque qu’il devint franc-maçon.
Il fut initié à la Loge d’Immortalité n°376 en 1768 ; il fut élevé en 1769 et selon la correspondance ultérieure de la loge, dans une pétition adressée au Grand Maître, Charles d’Éon servit comme Surveillant Junior de 1769 à 1770.
La loge fut constituée sous l’égide de la Grande Loge des Modernes et fondée à l’origine pour les francs-maçons européens à Londres par un exilé français du nom de Jean de Vignoles. La loge ne semble pas avoir survécu aux querelles internes entre les membres français et allemands et ainsi, les relations entre elle et d’Éon avec la franc-maçonnerie furent closes.

Le Chevalier D’Éon, un homme qui se faisait passer pour une femme. Gravure au pointillé de T. Chambers d’après R. Cosway, 1787
Crédits photo : Wellcome Collection. Attribution 4.0 International (CC BY 4.0)
Cependant, à cette époque également, des rumeurs commencèrent à circuler selon lesquelles d’Éon était en fait une femme ; très probablement lancées par d’Éon lui-même.
D’après les notes de l’archiviste sur la collection privée de documents de d’Éon à l’Université de Leeds, il avait « des capacités de persuasion exceptionnelles pour manipuler l’opinion publique » et la collection « contient de nombreux rapports, lettres, factures, feuilles de comptabilité, etc. falsifiés ».
D’Eon a même produit de fausses lettres d’authenticité pour certifier que les faux documents étaient authentiques… et de nombreuses dates inscrites sur les documents – et même leur contenu – sont donc douteuses.

Le Chevalier D’Éon. Reproduction d’après JG Huquier
Crédits photo : Wellcome Collection. Attribution 4.0 International (CC BY 4.0)
D’après d’Éon, il était né de sexe féminin mais avait été forcé de s’habiller en garçon pour ne pas perdre l’héritage familial ; ou bien il avait été forcé de se travestir par le roi dans son service pour le secret du Roi ; pour lui, tous ceux qui avaient été liés à ces missions étaient depuis décédés et cette affirmation ne pouvait donc être niée.
Les rumeurs prirent une ampleur considérable et un pari fut organisé à la Bourse de Londres sur le sexe réel de d’Éon. Plus bizarrement, l’homme lui-même fut invité à y participer, ce qu’il déclina sous prétexte qu’il serait déshonoré par un examen, quel que soit le résultat.
Après une année sans résolution, les habitants volages de la capitale se sont tournés vers des activités plus intéressantes. Mais pour d’Éon, les choses étaient sur le point de changer radicalement.

Portrait de Louis XV de France par Maurice-Quentin de La Tour, 1748
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A la mort de Louis XV en 1774, le secret du roi est abandonné et d’Éon saisit l’occasion de retourner dans sa France natale. Après des mois de négociations, il est autorisé à revenir et à conserver sa pension ministérielle en échange de la correspondance relative au secret du roi.
Cependant, il y avait une condition déterminante à son retour : il devait renoncer à sa « virilité » et vivre comme une femme ; l’ordre fut donné en 1777 : « Par ordre du roi : Charles-Geneviève-Louise-Auguste-Andrée-Timothée d’Éon de Beaumont est commandée de quitter l’uniforme de dragon qu’elle porte et de s’habiller selon son sexe. » Pendant les 32 années suivantes, d’Éon fut contraint de porter des vêtements et des attributions féminines, mais désormais confronté à une société patriarcale restrictive, il finit par prendre sa retraite.
D’Éon passa ses dernières années à Londres, vivant avec une veuve appelée Mme Cole. Il mourut le 21 mai 1810, après quoi une autopsie officielle fut pratiquée ; il fut dûment déclaré homme.
Recherche :
Documents de Charles Chevalier d’Eon de Beaumont, Université de Leeds https://explore.library.leeds.ac.uk/special-collections-explore/470364 (consulté le 31/01/18)
Image principale : Portrait de d’Éon par Thomas Stewart (1792), Wikimedia Attribution 4.0 International (CC BY 4.0)