(Lire le précédent épisode ici)
Mais avant, voyez-vous Alexander, je suis descendant de John Byrom de Kersal. Mon lointain ancêtre était un homme bien mystérieux, un franc-Maçon et un fellow de la Royal Society présidée par Isaac Newton. Au début du XVIIIe siècle, il appartenait à son cercle intime. Leur entente dépassait largement le cadre des activités scientifiques pour l’amélioration de la connaissance, ce qui est, comme vous le savez, l’objet premier de la Royal Society. Ensemble, avec un groupe retreint de fellows, ils ont exploré les voies de la Connaissance pour tenter de percer les secrets de l’univers, mais aussi, les secrets de l’âme humaine. Ils croyaient fermement que par ces voies ils trouveraient le salut de l’âme.
Les écrits de John Byrom sur le résultat de leurs travaux secrets, ont été détruits à la fin du XIXe siècle dans des conditions assez obscures. Mais tout n’a pas été perdu. En plus d’un généreux héritage, les descendants successifs de ma branche se sont portés protecteurs d’une collection secrète de 156 anciens dessins de nature alchimique et cabalistique.
Malheureusement, malgré mes précautions, quelques semaines après que trois carnets me furent confiés, deux ont été dérobés en même temps que plusieurs tableaux de Maîtres, lors du cambriolage de ma résidence près de Manchester. Fort heureusement le troisième carnet était avec moi dans notre résidence familiale près de Montpellier.
C’est un carnet recouvert de cuir brun patiné sur lequel figure un cercle contenant un octogone contenant lui même un carré divisé par 9, chaque carré étant divisé lui-même par 8 ce qui donne 72 divisions. Les dessins de dimensions différentes sont de proportion 3/2, sur papier, parchemin et carton, certains imprimés probablement par des plaques de laiton, chacun différencié par une couleur unique. Ils sont densément recouverts avec des lignes de croisière et des motifs de dessins géométriques mystérieux qui ont fait preuve d’une compétence technique étonnante. Les croquis réalisés sont une iconographie de la philosophie cabalistique, du mysticisme, de l’architecture, de la Franc-maçonnerie, de la cosmologie et de la navigation, reliant les dessins à l’émergence de la science expérimentale à partir de son association avec l’ésotérisme. Le pouvoir du nombre et des proportions y est toute la clé de la géométrie cachée de bâtiments tels que la chapelle du King’s College à Cambridge d’où nous venons, de l’abbaye de Westminster, des dessins d’exécution pour les premiers instruments de précision et des plans pour le Globe Theater, le Rose et cinq autres salles de théâtre élisabéthaines. Le codage de couleur pour la séquence du Globe est le même que le codage de couleur pour les deux dessins de la Monade de Dee avec des similitudes entre les caractéristiques de conception du Temple de Salomon et les caractéristiques de conception du théâtre.
Ce carnet me semble être un manuel de transcendance, un guide pour ceux qui cherchent à unifier les disciplines et à atteindre une compréhension supérieure.
Le comte marqua une pause avant de poursuivre en changeant de conversation.
– C’est lors des investigations pour rechercher les auteurs du vol que j’ai rencontré Peter Lhermitt, le père de Guido. Il avait rejoint la nouvelle cellule des crimes culturels de Londres en tant qu’expert en cryptographie. à force de nous fréquenter, nous sommes devenus amis. À la mort de sa femme, alors que Guido n’avait que dix ans, Peter m’a choisi comme parrain de Guido.
Porté par une prudence exacerbée, j’avais préféré taire l’existence du troisième carnet. J’ai attendu une bonne dizaine d’années avant de le lui montrer. Peter était à la hauteur du professionnalisme qu’on lui prêtait, il décoda rapidement les commentaires du carnet qui employaient une forme antique de sténographie.
Archibald marqua un silence prolongé. Alexander comprit que l’anglais pesait une nouvelle fois en lui-même s’il devait lui en dire plus. Guido lui avait assuré qu’il pouvait avoir entière confiance, et puis l’enquête des services internes avaient validé son profil.
Il choisit néanmoins la voie de la prudence, se racla imperceptiblement la gorge et déclara en regardant Alexander dans les yeux :
– C’est la première fois que j’ai entendu parler du signe.
Comme s’il avait trahit, Lord Winston afficha un visage crispé. Absorbé par ce récit épique, Alexander remarqua soudain que la voiture ne se dirigeait pas vers Londres.
En fin d’après-midi, Musée des sciences d’Oxford
– Archibald, il va falloir m’expliquer. Que faisons-nous ici ? Nous devons absolument retrouver Guido.
– Ne vous inquiétez pas Alexander, Guido est parfaitement informé. Il y a d’abord quelques étapes que nous devons franchir ensemble. J’ai quelque chose d’important à vous montrer Alexander.
Cette réponse lui parut ambiguë.
– De quelles étapes parlait-il ?
À l’évidence, Guido et Archibald en savaient plus qu’ils ne le laissaient paraître ; il lui semblait avancer seul dans l’obscurité, l’esprit lacéré par l’ignorance.
Broad street était inhabituellement calme lorsqu’ils entrèrent dans le Musée d’Histoire des sciences d’Oxford. Marquant une pause, Alexander ne put s’empêcher de penser que son père apprécierait grandement ce bâtiment typique du baroque anglais avec sa façade élégante et équilibrée et les riches ornements de son fronton, typique du travail de Sir Christopher Wren.
Archibald ne s’attarda pas sur ces considérations architecturales et précédant Alexander, il entra en se dirigeant droit vers le vieil escalier en chêne, le monta d’un pas agile pour son âge et malgré sa claudication. Sur le second palier, il s’arrêta devant deux vitraux séparés d’un trumeau.
– Voilà ce que je voulais vous montrer
Alexander demeura circonspect. à gauche le vitrail montrait les armes d’Elias Ashmole avec sa devise tirée du Timée de Platon : « Ex uno omnia », et à droite se trouvait le blason de l’architecte des lieux, Sir Christopher Wren, bordé en-dessous par un phylactère sur lequel on lit : Pondere, Numero et Mensura.
Profitant qu’ils soient seuls, Archibald reprit avec un ton chaleureux et didactique.

– Dans la version traduite du carnet n°3 que je possède, il existe de nombreuses instances de l’acronyme p.n.e.m. pour désigner la société secrète dirigée par mon ancêtre John Byrom, et parfois seulement l’initiale M. J’ai longtemps cherché ce qu’il pouvait signifier jusqu’à ce que j’étudie enfin Aristarque, un ouvrage de l’académicien français Gilles Personne de Roberval, écrit en 1644. Pour s’éviter les foudres ecclésiastiques, Roberval a prétendu que ce livre fut écrit par le véritable découvreur de l’héliocentrisme Aristarque de Samos, qu’il s’agissait d’un manuscrit ancien traduit d’abord du grec vers l’arabe puis de l’arabe au latin. Or, dans ce texte qui bouscule l’ordre établi, et en particulier le dogme chrétien, le même acronyme p.n.e.m. apparaît à de nombreuses reprises sur chacune de ses Nota. Ce n’est qu’à la fin de l’ouvrage, sur la dernière qu’il en donne la signification « Pondere, Numero et Mensura[1] » que vous voyez ici adopté comme devise sur le blason de Sir Christopher Wren. Vous savez sans doute qu’il s’agit d’un extrait du Livre de la Sagesse de Salomon, rédigé en grec au premier siècle avant notre ère, qui nous informe que Dieu a réalisé le monde selon « Poids, Nombre et Mesure ». C’est ainsi que j’ai pu conclure que la société que dirigeait mon ancêtre John Byrom se nomme Mensura.
Après un bref silence, Archibald ajouta
– Ses membres la nomment uniquement par son initiale M.
L’emploi du présent de l’indicatif sonna étrangement à l’oreille d’Alexander. Il ne put se résoudre à le mettre sur le compte d’une maladresse linguistique mais plutôt comme un test à sa sagacité.
Comme ils entendirent des pas s’approcher, Archibald s’interrompit et proposa de reprendre la conversation en voiture sur le chemin du retour. La confidentialité, le confort et le silence de la berline furent un cadre idéal pour poursuivre cette conversation.
– Ce que les fellows de M savent sans doute, dit Archibald, c’est combien la bible doit à Socrate. En effet, cette même locution sur les « nombres, poids et mesures » apparaît plusieurs siècles plus tôt aussi bien dans les Mémorables de Xénophon que dans la République de Platon, les deux principaux témoins de la philosophie du Maître. D’ailleurs les devises d’Ashmole et de Wren, côte à côte au sein du tout premier musée des sciences, font toutes deux références à Socrate.
Un certain nombre de penseurs libres et de scientifiques ont bien saisi cette confirmation scripturale. À l’origine des choses, Dieu a ordonné son Œuvre selon des vérités géométriques et mathématiques. L’œuvre, ou le Cosmos pour parler comme Pythagore, est donc rationnelle et intelligible. Si elle est intelligible, elle est donc le fruit d’une intelligence.
– Vous sous-entendez que Roberval serait l’initiateur de cette sodalité socratique internationale ? Questionna Alexander.
– Nous n’en n’avons pas la moindre idée Alexander. Nous avons mobilisé des moyens considérables dans de nombreux textes des bibliothèques européennes qui ne sont pas encore numérisées. Nous avons trouvé l’acronyme P.N.E.M sous la plume de Saint-Augustin, Francis Bacon, Isaac Beeckman, Descartes, Gassendi, Leibniz, John Dee, Giovanni Alfonso Borelli, les scolastiques Bartholomew Keckermann et Rodolphus Goclenius, le savant anglais William Petty, les philosophes anglais Henry More, Nicolas Culverwel et John Norris, Samuel Tryon, pythagoricien anglais du XVIIe siècle, le poète Andrew Marvel, Jacques Forton, sieur de Saint-Ange. Tous signifient, avec discrétion, que la connaissance du Divin est accessible à la raison humaine. Mais je suis bien contraint de reconnaître que cela ne prouve pas grand-chose. Les recherches sur nos origines réelles de M sont au point mort.
Alexander nota l’usage du collectif « nos » en pensant.
– Soit il s’agit d’un usage de style pour désigner les recherches dont il vient d’être question, soit, ce qui me semble de plus en plus vraisemblable, M a survécu au décès de John Byrom et compte encore aujourd’hui un nombre significatif de membres dont le comte.
– Ce n’est que récemment, poursuit Archibald, que Guido a repéré cette disposition particulière commune des deux portraits de Newton. Le majeur et l’annulaire accolé, l’index et l’auriculaire écarté, forment un M très discret. Cette posture peut aisément passer pour une coquetterie de l’artiste et c’est précisément la raison de votre présence ici aujourd’hui.
– Pardon Archibald, vous faites erreur. Si je suis ici c’est grâce à l’invitation spontanée de mon ami Guido ce matin même. Et puis, je ne vois pas en quoi cette mystérieuse ancienne société, dont vous dites ne connaître ni l’origine, ni les membres, ni la mission, nécessite ma présence aujourd’hui ?
– Il me semble, mon cher Alexander, qu’il appartient à Guido de vous éclairer sur ce sujet. Nous pourrons en discuter au dîner. Il nous attend chez moi.
James Parker les déposa à Eaton square dans le quartier chic de Belgravia.
[1] De mundi systemate , partibus et motibus ejusdem libellus, p.148.