ven 21 février 2025 - 10:02

L’énigme des Maîtres -5- Esthétisme ou message ?

(Lire le précédent épisode ici)

Eaton square

La résidence des Winston est  un hôtel particulier majestueux avec les élégantes colonnes corinthiennes de son portico, sa façade couleur crème symétriquement ordonnancée et son soubassement de colonnes à base carrée.

Un majordome en livrée leur ouvrit l’imposante porte en chêne.

En haut d’un bel escalier de bois foncé, Guido les attendait, tout en pianotant un message sur son portable. Il s’interrompit et s’avança vers eux.

– Comment s’est passée la journée ?

– Très riche comme tu t’en doutes, répondit Alexander sur le ton de la connivence. J’ai l’impression que tu as des choses à me dire Lhermitt. Dans quoi m’as-tu encore embarqué ?

– Tu as raison mon ami, je te dois quelques explications, mais d’abord je vous suggère une pause.

En fin connaisseur, Lord Archibald servit à ses invités une légère rasade de Glenlossie 2012 de Signatory Vintage dans des verres en baccarat sur leur socle de rafraîchissement.

– Dis-moi d’abord tes conclusions de ta visite au Trinity College demanda Guido en prenant soin de humer son whisky.

– C’était une sorte de test Lhermitt ? Oui j’ai remarqué que les mains des deux portraits de Newton du Trinity College présentaient cette étrange particularité : le majeur et l’annulaire collés. Très exactement comme les deux tableaux d’IA que j’ai vus hier dans la petite pièce dissimulée à la galerie Enhardir. J’ai maintenant bien compris que le hasard n’y est pas pour grand-chose.

Archibald jugea opportun d’intervenir en s’adressant à Guido

–  J’ai expliqué à Alexander où nous en étions sur nos recherches à propos des origines historiques réelles de M. Et surtout que nous sommes au point mort sur ce sujet.

Guido se frottait doucement les mains en réfléchissant au choix des mots.

–  C’était mon idée Alex, reconnu Guido. Quand les menaces se sont faites plus pressantes récemment, que malgré les moyens d’investigations considérables à notre disposition nous ne parvenions pas à identifier l’ennemi invisible, j’ai suggéré que l’on t’approche. Je connais la finesse de ton esprit, ton expertise dans la symbolique cachée, ta foi inaltérable dans la liberté de penser et c’est pour cela que j’ai estimé que tu pouvais contribuer utilement à notre quête.

Archibald ajouta.

–  Un certain nombre d’entre nous était fermement opposé à cette idée. Notre devise latine, « Caute », nous invite à la plus grande prudence, à la réserve, voire au silence. Mais quand la situation s’est empirée dernièrement, je suis intervenu personnellement pour soutenir Guido dans cette démarche.

–  Le mois dernier mes services ont intercepté un mail crypté.

Il était adressé à Enhardir et le seul morceau de texte que nous avons compris était « la pomme de St Martin va tomber ». Cette pomme fait sans doute référence à celle mythique qui ouvra l’esprit de Newton, et la « National Portrait Gallery » est sur la place St Martin.

–  Mais personne ne m’a « envoyé » à la galerie, objecta Alexander, c’est ma mère qui m’a gentiment donné son invitation.

–  Tu te doutes bien mon ami que nous avions plusieurs moyens pour te guider chez Enhardir. Aucun d’entre nous ne pouvait prendre le risque d’apparaître en personne sur leurs caméras de surveillance. Nous avons fait parvenir à ta mère l’invitation. J’ai fait le pari qu’elle te la transmettrait et, connaissant ta sagacité et de ton naturel curieux, que tu te hisserais sans le savoir à la hauteur de l’enjeu. Les deux études dont tu m’as parlées dans le train ont confirmé mon intuition : c’est bien le signe sur le tableau de Newton qui les motive à vouloir le voler, ou plus vraisemblablement à le détruire.

–  Excuse-moi Guido, mais cela n’a pas beaucoup de sens. En quoi détruire ce tableau de Newton pourrait servir à ceux que tu considères comme des vandales ?

–  C’est une bonne question. En s’attaquant à des œuvres d’art célèbres et respectées, cette organisation montre sa détermination et sa capacité à frapper les symboles culturels et intellectuels. Par ces vols d’œuvres prestigieuses, ils auraient l’occasion de montrer au monde leur puissance, par leur destruction ce serait un procès et la définitive condamnation des personnages représentés ou de leurs auteurs. Nous ne savons pas qui ils sont, combien ils sont, le but de leur mission est une hypothèse. Ce qui est clair c’est qu’ils ont des moyens considérables et une détermination à toute épreuve. Comme il s’agit manifestement de fanatiques, nous avons choisi de les appeler le Groupe Savonarole.

–  En référence au Bûcher des vanités ?

Sir Winston reposa son verre vide et reprit la parole

–  Oui en quelque sorte. Comme je vous l’ai dit, nous n’avons que des incertitudes quant à l’origine réelle de M. La trace s’est malheureusement perdue dans les limbes du temps. Comme il s’agit d’une sodalité socratique, nous avons adopté une origine mythologique qui date de la traduction des œuvres complètes de Platon en Latin par Marsile Ficin, le philosophe et hermétiste florentin de la fin du XVe siècle que vous avez souvent évoqué dans vos conférences.

Après tout, c’est principalement grâce à lui que nous avons compris que le Livre de la Sagesse de Salomon ait grandement inspiré des écrits de Platon, le fidèle disciple de Socrate. C’est en 1494 que le fanatique Jérôme Savonarole fit régner une théocratie brutale sur Florence. En 1497 il organisa ce bûcher des vanités où de nombreuses œuvres littéraires et artistiques ont flambé. Le puissant souffle du dogmatisme a alors éteint les lumières de la raison qui éclairaient la nouvelle académie hermétique et néo-platonicienne de Ficin. Comme l’Histoire ne cesse d’en témoigner, les tenants du dogme s’érigent systématiquement en ennemi de la raison.

–  Je me sens à la fois contrarié d’avoir été manipulé, et reconnaissant pour la confiance que vous m’accordez. Au risque de paraître prétentieux, je crois en effet pouvoir contribuer utilement à vos réflexions. Les tableaux de Newton, ceux de Cambridge et de la Royal society, montrent le signe. Il n’est pas impossible que les photos que j’ai aperçues dans le dossier d’Hircine Enhardir correspondent à une liste de cibles. Aujourd’hui j’ai vu deux fois le nom de l’architecte de la Cathédrale Saint-Paul, Sir Christopher Wren. Son peintre était James Thornhill mais celui qui a fait son portrait est Godfrey Kneller. Il nous faut retourner demain à la National Portrait Gallery.

Malgré le confort indéniable des lieux, Alexander eut une nuit des plus pénibles. Il fut réveillé plusieurs fois à cause de cauchemars successifs, ce qui était très inhabituel. Il avait le sentiment d’avoir voyagé dans les tableaux conceptuels perturbants qu’il avait vu à Paris, accompagné d’un sentiment de désarroi, de mélancolie et de culpabilité comme s’il s’était plongé dans l’esprit de Botticelli portant lui-même ses œuvres au bûcher. Il se réveilla avec encore comme un goût de cendre dans la bouche. Ses affres furent vite dissipées par l’énergie matinale de Lhermitt.

National Portrait Gallery, salle 9, 3ème étage

Archibald n’étant pas disponible ce matin. Guido et Alexander hélèrent un black cab et traversèrent le brouillard matinal jusqu’au Musée. Ils arrivèrent tôt, deux heures avant l’ouverture au public.

Prévenu de leur arrivée, le conservateur les accueillit cordialement et les escorta jusqu’au troisième étage. Alexander goûtait avec une délectation discrète l’opportunité d’être dans ce musée splendide sans la foule habituelle.

Les grands espaces et la lumière douce favorisaient une relation intimiste avec tous ces grands personnages.

Comme l’indique le panneau à l’entrée, la salle 9 est dédiée aux personnages des Arts, des Sciences et de la société de 1660 à 1760. Entrant le premier, le conservateur s’arrêta devant le portrait de Wren et, prenant une voix de guide, commença une présentation qu’il avait dû répéter des dizaines de fois.

–  En 1711, l’année où ce portrait fut réalisé par Godfrey Kneller, l’architecte Sir Christopher Wren avait soixante-dix-neuf ans et avait enfin achevé son chef-d’œuvre, la toute première cathédrale anglicane : Saint-Paul. La haute stature du personnage, la main gauche sur la hanche et les luxueux vêtements contribuent à souligner le statut élevé de Wren qui fut l’architecte de six monarques successifs, et qui fut fait chevalier dès 1673. Vous voyez sous sa main droite le plan de l’extrémité ouest de St Paul avec le compas en main. L’outil de géométrie souligne bien sûr la profession du plus grand architecte du pays, et il illustre aussi son éthique de façon subtile. En effet, l’ancienne expression « vivre dans le compas » signifiait la retenue et la capacité de l’homme à maîtriser ses désirs afin de pouvoir vivre une vie équilibrée. Le compas permet de tracer une ligne de démarcation métaphorique autour des désirs afin d’éviter les excès, et ainsi maintenir la tempérance, fondement de sa moralité et de la sagesse.

Il marque un temps pour laisser flotter cette idée, puis précisa :

–  Ce portrait suit le style du peintre allemand Godfried Kneller, qui fut le portraitiste le plus influent en Angleterre à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle. Il réalisa le portrait des plus grands personnages de son époque, comme Newton, Louis XIV ou Pierre le Grand, dans une manière élégante et réaliste.

Et de rajouter après quelques instants

–  Messieurs, si vous voulez bien m’excuser, je dois maintenant aller coordonner l’ouverture avec nos services de sécurité. Prenez le temps qu’il vous faudra.

Et il prit le chemin de l’escalier principal.

–  Tu vois Lhermitt, dit Alexander avec un certain empressement, nous retrouvons cette main énigmatique et le même signe. Si ton « Groupe Savonarole » s’intéresse au portrait de Newton, il y a fort à penser qu’il n’est pas le seul sur la liste. Le point commun de tous ces personnages me semble évident !

–  Je t’écoute Colombo ! s’exclama Guido avec une ironie non dissimulée.

–  Christopher Wren, Isaac Newton, Godfried Kneller et James Thornhill sont tous membres de la Royal Society. Il suffit de faire la liste des portraits des Fellows depuis l’origine et les mettre à l’abri.

–  Tu vas bien vite Alex et tu prends des raccourcis. C’est le genre de démarche particulièrement coûteuse qui nécessite des certitudes plutôt qu’une vague intuition. Bien sûr que la piste de la Royal Society est à explorer, mais elle n’est sans doute pas la seule. Par exemple, nous avons plusieurs portraits peints par Kneller où deux personnages exécutent le même signe, il faut donc d’abord vérifier s’il ne s’agit pas simplement d’une démarche esthétique récurrente. Nous avons trois portraits de Newton, réalisés par des peintres différents où il exécute le même signe. Il est envisageable que ce soit une attitude habituelle de Newton, peut-être une touche de coquetterie de la part du génie ? Il existe une bonne dizaine de portraits de Newton, il faudrait les vérifier tous.

Et puis, ajoute Guido, comme James Thornhill et Godfried Kneller ont fondé ensemble la London Academy of drawing and painting, nous ne pouvons pas exclure qu’ils aient adopté les mêmes codes artistiques. Pour finir il faut peut-être envisager qu’il existe d’autres points communs qui nous échappent encore. Par exemple le fils de Christopher Wren et James Thornhill étaient tous deux des francs-maçons de la première heure. C’est une société qui a un certain talent pour s’attirer des inimitiés.

–  Maintenant que tu le dis, il est aussi envisageable que les découvertes des études théologiques de Newton ne soient pas du goût de ton groupe de fanatiques.

–  Effectivement compléta Guido, le mathématicien s’intéressait de près à la religion égyptienne, à la kabbale et à l’alchimie. Sa théophysique, assez proche de celle de Spinoza au fond, n’est pas très compatible avec le dogme chrétien de l’époque.

Alors qu’ils se dirigeaient vers la sortie, l’immensité des volumes architecturaux déserts, accentuée par l’écho de leurs pas se perdant dans l’épais silence, faisait écho à la vacuité de leurs investigations. Alexander chercha à combler le vide.

–  Nous sommes comme des rameurs sur la Tamise : nous regardons dans une direction et nous avançons dans le sens opposé !

– Si c’est la bonne solution pour parvenir à une arrivée, retournons chez notre cher ami Archibald et reprenons pour commencer ton idée d’une liste des portraits des Fellows que nous allons recenser et préciser.

Mais n’oublions pas que dans ta liste il y a aussi des tableaux de Bronzino, de Botticelli et de Dürer dont tu m’as parlé !

Eaton square

Les murs de la bibliothèque sont revêtus de riches boiseries sombres. Des étagères du sol au plafond sont remplies de vieux volumes reliés, certains usés par le temps, d’autres étincelants d’or et de cuir fin. Les livres forment une collection éclectique, reflétant une longue histoire familiale de collectionneurs de savoir.

Au centre de la salle, trône une majestueuse table en bois massif, polie jusqu’à briller à la lumière des lustres suspendus au plafond.

Les fenêtres hautes, drapées de chaque côté de riches rideaux en velours maintenus par des embrasses ton sur ton, laissent filtrer la lumière naturelle tout en offrant une vue sur les jardins soigneusement entretenus.

Des échelles coulissantes sont positionnées le long des étagères, permettant aux chercheurs passionnés d’atteindre les tomes placés sur les étagères les plus élevées.

L’atmosphère de la salle est imprégnée du parfum de cuir, d’amande et de vanille, de celui légèrement floral des vieux livres, de bois noble et d’encaustique.

L’équipement bureautique des plus complets mis à leur disposition par Archibald est une touche anachronique surprenante dans ce tableau aristocratique du XVIIIe siècle.

– Alex, c’est le moment de faire appel à ta mémoire exceptionnelle, nous allons tâcher de retrouver l’ensemble des portraits sur internet, les imprimer pour avoir une vision globale et nous les classerons.

Empli de l’énergie du limier, Alexander commenta

–  Peut-être pourrait-on réduire le nombre de pistes ?

Ils cherchèrent et trouvèrent une à une les reproductions numériques des tableaux mémorisés qui furent envoyées sur l’imprimante. Alexander souriait intérieurement en revisitant certaines parties de son corps où sa mémoire les avait rangés.

Le soudain silence de l’imprimante indiqua qu’elle avait accompli son œuvre. Les photos furent étalées sur l’immense table.

Ils s’installèrent côte-à-côte et commencèrent à remplir des ensembles pour les regrouper sur un schéma contenant leurs propositions, « en sortant du même, de soi, pour aller vers l’autre ».

Avec chaque nouveau tableau retrouvé, le brouillard s’estompait et l’évidence apparaissait de plus en plus nettement avec les compléments d’informations que leur expertise put apporter sur le récapitulatif qu’ils en firent.

Fort avant dans la nuit

– Guido !

Le prénom lui échappa tant l’émotion lui brouilla ce qui au fond était une convention personnelle et un peu snob d’appeler son ami par son nom de famille.

Alexander marque une pause avant de poursuivre avec un petit air victorieux.

–  Regarde ! Tout devient cohérent. Fin XVIIe siècle il y a un ensemble de portraits tous en  lien avec Guillaume d’Orange : Rupert du Rhin, John Evelyn, Andrew Marvel, Johan de Witt qui précède Guillaume d’Orange à la « présidence » des Pays-Bas fait le signe. Christiaan Huygens, Marie d’Orange, Christopher Wren, l’architecte du Roi d’Angleterre, fondateur de la Royal Society font le signe ; tout comme le fils du Roi Charles II, Charles Beauclerk, Duke of St. Albans, son mécène ;  Gaspar Fagel précepteur de Guillaume d’Orange aux Pays-Bas le fait aussi. William Douglas-Hamilton, William Cavendish ; Isaac Newton, président de la Royal Society ; Guillaume d’Orange lui-même, George Churchill, William III of Orange. Ils ont participé de près ou de loin à l’installation de Guillaume sur le trône d’Angleterre et par la suite à l’instauration ou à la défense de la monarchie parlementaire.

Alexander reprit son souffle avant de poursuivre pas peu fier de ses remarques.

– Et puis, empiétant cet ensemble, il a aussi celui rapprochant des francs-maçons pour qui la «recherche de lumière» de cette époque fait référence à une quête de connaissance de la vérité, plutôt scientifique et non de salut. Vers la fin du XVIIe s., la théologie de la croix et la dévotion christologique cédaient devant la mise en exergue d’une religion du devoir dans laquelle la pratique de la vertu, et non la vision en Dieu, devient la fin de l’homme, tendue entre le réformisme prudent et un horizon utopique. Mais surtout, les Lumières prônent la tolérance d’un « positivisme méthodologique, en vertu duquel est reconnue l’autonomie du discours scientifique, sans que cette attitude en matière d’épistémologie implique le renoncement à tout arrière-plan métaphysique et théologique ».

Ces personnages sont anglicans, presbytériens ou luthériens.

– Bien vu Alex. Cela permet de mettre en évidence une différence avec ceux de la Renaissance et qui, eux, sont essentiellement catholiques.

– Donc, suivant les époques, la société M se serait fondue dans l’ère du temps mais quel but aurait-elle pu avoir?

– L’objectif de M aurait pu de mettre l’esprit humain et l’intellect au-dessus des religions. Constatant que le dogme religieux creuse le fossé entre orthodoxes et hérétiques et conduit aux atrocités, aux autodafés. M aurait pu avoir l’ambition de créer une authentique “ecclésia”, l’union des hommes de bien.

Mais, on ne donnera pas de réponse si vite, tu le sais bien Alex. Notre recherche n’est pas finie. Et maintenant il est l’heure du repos.

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Solange Sudarskis
Solange Sudarskis
Maître de conférences honoraire, chevalier des Palmes académiques. Initiée au Droit Humain en 1977. Auteur de plusieurs livres maçonniques dont le "Dictionnaire vagabond de la pensée maçonnique", prix littéraire de l'Institut Maçonnique de France 2017, catégorie « Essais et Symbolisme ».

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