mer 06 novembre 2024 - 00:11

L’amour est enfant de bohème et n’a jamais connu de lois ! ah bon ?…

« Nous appelons amour ce qui nous lie à certains êtres qui par référence à une façon de voir collective et dont les livres et les légendes sont responsables. Mais de l’amour, je ne connais que ce mélange de désir, de tendresse et d’intelligence qui le lie à tel être. Ce composé n’est pas le même pour tel autre. Je n’ai pas le droit de recouvrir toutes ces expériences du même nom. Cela dispense de les mener des mêmes gestes. Il n’y a d’amour généreux que celui qui se sait en même temps passager et singulier » Albert Camus (Le mythe de Sisyphe. 1942)

En Maçonnerie, nous sommes submergés d’amour, un vrai tsunami où nous pourrions avoir l’impression de « boire la tasse » et d’être dans une défaillance lamentable pour y répondre, venant en loge avec le monde profane accroché aux basques ! Pascal Quignard lance d’ailleurs l’alarme (1) : « Il y a un extraordinaire élan au fond de l’amour, qui décompose entièrement l’état ancien et qui est si puissant qu’il parvient à dévaster la mémoire de l’enfance » A longueur de rituels, comme un leitmotiv cette « orientation amoureuse » apparaît presque comme un impératif kantien du devoir, avec sans doute le désir de contrebalancer aussi la violence qui est bien présente aussi dans les rituels et où la menace de nous faire trancher la gorge, arracher le coeur, et d’ être éviscéré au final modère notre mouvement vers un très franciscain « Amour Universel » ! N’en reste pas moins que le terme « amour » mérite une petite réflexion.

Un Frère, récemment, me demandait à quel texte je ferai référence pour le mieux parler d’amour. Avec facilité, je le lui donnais en resituant le contexte : Louise-Henriette, dite Sophie Volland meurt le 22 février 1784, Denis Diderot la rejoint le 31 juillet de la même année. Ils se rencontrent en 1754 et auront une « liaison douce » durant trente ans. A l’époque où ils se rencontrent, l’un et l’autre sont ou furent mariés, et ont des enfants. Sophie Volland et le grand animateur de l’ « Encyclopédie » vont vivre une aventure amoureuse intellectuelle et tendre plus que charnelle car souvent éloignés l’un de l’autre par leurs activités. Ils vont entreprendre une correspondance qui sera la plus célèbre de la période des Lumières, document inestimable, littéraire et philosophique. Et dans l’une de ces lettres à Sophie Volland, celle du 15 octobre1759, Denis Diderot lui fait, à-travers un développement « philosophique », une déclaration d’une tendresse et d’une profondeur inoubliables (2) : « Ceux qui se sont aimés pendant leur vie et qui se font inhumer l’un à côté de l’autre ne sont peut-être pas si fous qu’on pense.. Peut-être leurs cendres se pressent, se mêlent et s’unissent. Que sais-je ? Peut-être n’ont-elles pas perdu tout sentiment, toute mémoire de leur premier état. Peut-être ont-elles un reste de chaleur et de vie dont elles jouissent à leur manière au fond de l’urne qui les renferme. Nous jugeons de la vie des éléments par la vie des masses grossières. Peut-être sont-ce des choses bien diverses. On croit qu’il n’y a qu’un polype ; et pourquoi la nature entière ne serait-elle pas du même ordre ? Lorsque le polype est divisé en cent mille parties, l’animal primitif et générateur, n’est plus, mais tous ses principes sont vivants.

 Ô ma Sophie, il me resterait donc un espoir de vous toucher, de vous sentir, de vous aimer, de vous chercher, de m’unir, de me confondre avec vous, quand nous ne serons plus. S’il y avait dans nos principes une loi d’affinité, s’il nous était réservé de composer un être commun ; si je devais dans la suite refaire un tout avec vous ; si les molécules de votre amant dissous venaient à s’agiter, à se mouvoir et à rechercher les vôtres éparses dans la nature ! Laissez-moi cette chimère. Elle m’est douce. Elle m’assurerait l’éternité en vous et avec vous »… Texte étonnant de la part d’un ancien élève des Jésuites à Langres, athée notoire et engagé ! Le matérialisme affiché de l’auteur du « Rêve de d’Alembert », du « Neveu de Rameau », de « La religieuse » ou de « Jacques le fataliste », nous conduit à une spiritualité issue de la matière et qui nous ouvre des perspectives insoupçonnées sur ce que serait l’amour transcendé, échappant à la fonction naturelle de la reproduction et du piège de l’érotisme qu’elle met en place pour atteindre ce but.

Couple et amour

Expliquons-nous : dans sa lutte pour sa survie, la nature et les espèces qui la composent mettent, comme une obligation absolue le fait de générer une descendance et pour rendre ce processus, qui met en concurrence Eros et Thanatos, d’utiliser le premier élément pour contrer le second. Le plaisir escompté devenant le moteur de l’Eros faisant barrage à Thanatos qui serait le retour à l’immobilisme, sorte de non-être sans tension. Tentation permanente chez l’homme que cet état de tranquillité, « instinct de mort », finalement rebaptisé « principe de Nirvana » (3) chez Freud. Ce dernier, dans l’un de ses ouvrages (4) développe que la sexualité, produite par les « Triebe », les instincts, conduit à une tension interne très douloureuse et anxiogène par la peur de ne pas trouver une décharge à cette tension et donne priorité à la recherche d’un objet qui va l’apaiser momentanément. Trois cas de réponses se présentent :

– l’objet choisi répond positivement à ma demande (et à la sienne, ce qui équilibre le troc !) et apaise la tension physiologique. Naît alors ce qu’on appelle l’amour qui est une gratitude pour la cessation d’une tension et l’attachement à cet objet que l’on suppose dans la pérennité d’une réponse au rétablissement de mon calme intérieur. C’est, malheureusement, nous dit Freud, la sortie la plus difficile.

– Si la réponse à notre attente ne se réalise pas, la gestion d’une frustration,

que l’on espère provisoire, se met en place. Parfois avec des épisodes dépressifs conséquents où le sujet se sent « vidé », alors qu’en réalité il est « plein » et que la force pulsionnelle s’installe sur son propre corps dans une sorte d’auto-décharge permanente qui parfois peut conduire le sujet au suicide quand il ne retrouve pas d’exutoire à sa tension. Cette période dépressive, nous pouvons aussi, les uns et les autres, la vivre momentanément quand, inconsciemment, nous désinvestissons l’attachement pour certains objets et que nous sommes en voie d’en investir d’autres. Une sorte de passage provisoire en Thanatos, où l’on se sent mal sans raisons apparentes, avant la « résurrection » dans un nouvel investissement que nous jugeons salvateur.

l’Amour universel par Serge Toussaint

– La troisième réponse est la mise en place d’un processus de sublimation qui est un glissement sémantique vers quelque chose qui remplacerait la décharge initiale, « comme si », en apportant la même satisfaction. D’où la même reconnaissance pour l’objet transitoire, avec les mêmes changements se produisant avec un sujet, si la fonction d’apaisement et donc de reconnaissance ne fonctionne plus ou mal. Pour Freud, la sublimation est, dans beaucoup de cas, la meilleure solution, mais n’est qu’accessible à une minorité de façon durable, en fonction d’orientations personnelles. Freud, voit dans la sublimation une combinaison névrotique nécessaire pour se mettre en attente de la relation d’objet réelle. Mais pour lui, certains sujets restent dans la sublimation faute de pouvoir la mettre en place et cela devient alors un montage pathologique et non une situation d’attente. Les sublimations sont multiples et varient avec le besoin ou l’interdit du sujet de vivre ses vrais désirs : l’art, la religion, la politique, le sport, la Franc-Maçonnerie par exemple ! Elle est une réussite quand elle met en place une solution d’ « attente-Ersatz » ou qu’elle permette de juguler certaines tendances en mettant en place son contraire : par exemple un engagement forcené au service de l’autre alors que la personne peut-être dans une détestation de ces mêmes autres ou de vivre des tendances homosexuelles en toute fraternité sans les reconnaître ou les vivre « dans le réel » à plus forte raison !

Statut de Platon en marbre blanc
Statut de Platon assis en marbre blanc devant un chapiteau de Temple

Evidemment, dès l’Antiquité, la problématique de l’amour est soulevée. Le best-seller en sera bien sur « Le Banquet » de Platon (5) sous-titré, comme il se doit « De l’amour ; genre éthique ». Ouvrage singulier où l’homme se vit comme coupé en deux et, avant toute recherche érotique, veut désespérément se reconnecter pour vivre son unité dont l’a privé les dieux cruels. L’idéal serait donc l’hermaphrodite, étranger à toute altérité, un aimant le un. Comble de l’idéal narcissique. L’amour devient alors une tentative de raccommodage de deux entités déchirées. Mais cela ne marche guère et la ronde insatisfaisante des objets va se succéder, dans l’espoir que le deux va se transformer en un. Nostalgie, précisément, où tout en étant deux nous étions un dans le ventre de la mère. Lost paradise avec la coupure du cordon ombilical !

Mais revenons à la maison maçonnique ! Pour cela, ayons recours à Jacques Lacan qui, dans son séminaire sur « L’éthique de la psychanalyse », écrit (6) : « Je recule à aimer mon prochain comme moi-même, pour autant qu’à cet horizon il y a quelque chose qui participe de je ne sais quelle intolérable cruauté. Dans cette direction, aimer mon prochain peut être la voie la plus cruelle ». Ça commence mal ! Mais Lacan veut dire par là que cela serait une hypocrisie d’ampleur de prétendre aimer mon prochain en général parce qu’il serait mon prochain « comme moi-même » comme nous dit le catéchisme, alors que, cruellement précisément, je sais que l’autre n’est pas comme moi-même. Tout l’effort va consister à faire cohabiter, tant bien que mal, la différence par la tolérance, mais la tolérance relève-t-elle de l’amour ou de la tentative de ne pas déclencher la haine ? Nous sommes en tout cas loin de l’idéal ricoeurien du « Soi-même comme un autre », mais proche d’une forme d’humanisme qui garde les yeux ouverts et accepte le discernement concernant la distance entre idéal religieux ou non et nos limites dans nos « choix d’objets » limités, ceux principalement qui nous amènent, dans un inter-échange, à l’apaisement de nos tensions pulsionnelles.

Colombe de la paix qui s'envole
Colombe de la paix qui s’envole

La Franc-Maçonnerie est un véritable laboratoire en la matière : bien entendu qu’il y a des Sœurs et des Frères que nous détestons et d’autres que nous adorons ! La question n’est pas là mais se trouve dans l’alchimie de gérer les contraires de façon satisfaisante, sans mettre en œuvre quelque action d’aller vers la sainteté ! D’ailleurs ça ne marche pas. Saint Augustin, lui-même, dans ses « Confessions » (7) écrit : « Ainsi la faiblesse du corps est innocente chez l’enfant mais pas son âme. J’ai vu et observé un petit enfant jaloux : il ne parlait pas encore et il regardait, tout pâle et l’œil mauvais, son frère de lait ». Bien entendu, l’enfant observé était Saint-Augustin lui-même ! Il constate la concurrence première dans l’affection des parents et des conséquences que cela aura dans l’avenir de l’adulte : la volonté d’entériner un choix réel ou imaginaire quoi qu’il arrive ou le rattrapage, la réparation, d’un manque initial jamais comblé car trop béant. La Maçonnerie, dans son symbolisme même ne peut que déclencher une série de réactions géniales ou insatisfaisantes : la famille « reconstituée » avec les Frères et les Sœurs , la Veuve dont nous sommes les enfants sans concurrence avec le père substitué dans le provisoire rôle du Vénérable Maître. Incontestablement, on vit en famille ! Avec, en toile de fond inconsciente l’idée d’un « Eden » que l’on voudrait tant retrouver et où l’amour n’est qu’un, imaginairement, « en attendant ». La loge, dans sa fonction de sublimation devient alors la « salle d’attente », où nous sommes en quête d’un impossible retour et où, avec philosophie dans le meilleur des cas, nous nous contentons de ce qui n’est pas si mal que çà, un truc qui s’appelle l’amour et où l’on dit à quelqu’un que c’est bien qu’il vive ou que, à la Denis Diderot, mort, il soit encore si tellement vivant en nous…

Pas de soucis, les amis, on s’aime beaucoup !

   NOTES

– (1) Quignard Pascal : L’amour, la mer. Paris. Editions Gallimard. 2022. (page 30).

– (2) Diderot Denis : Lettres à Sophie Volland. Paris. Editions Gallimard. 1984. (pages 90-91).

– (3) Laplanche Jean et Pontalis J.-B. : Vocabulaire de la psychanalyse. Paris. PUF. 1988. (pages 331-332).

Principe de Nirvana : « Le terme « Nirvâna » répandu en occident par Schopenhauer, est tiré de la religion bouddhique où il désigne l’ « extinction » du désir humain, l’anéantissement de l’individualité qui se fond dans l’âme collective, un état de quiétude et de bonheur parfait.

Dans « Au-delà du principe de plaisir » (1920), Freud, reprenant l’expression proposée par la psychanalyste anglaise Barbara Low, énonce le principe de Nirvâna comme « tendance à la réduction, à la constance, à la suppression de la tension d’excitation interne ». Cette formulation est identique à celle que Freud donne dans le même texte, du principe de constance, et comporte donc l’ambiguïté de tenir pour équivalentes la tendance à maintenir constant un certain niveau et la tendance à réduire à zéro toute excitation… Freud trouve une correspondance avec la pulsion de mort. Dans cette mesure le « principe de Nirvâna » désigne autre chose qu’une loi de constance ou d’homéostase : la tendance radicale à ramener l’excitation au niveau zéro, telle que Freud l’avait jadis énoncée sous le terme de « principe d’inertie ». D’autre part le terme de Nirvâna suggère une liaison profonde entre le plaisir et l’anéantissement, liaison qui est restée pour Freud problématique ».

– (4) Freud Sigmund : Métapsychologie. Paris. Editions Gallimard. 1968.

Chapitre : « Pulsions et destin des pulsions » (pages 11 à 43).

– (5) Platon : Oeuvres complètes. Le Banquet. Paris. Editions Flammarion. 2011 (pages 103 à 158).

– (6) Lacan Jacques : L’éthique de la psychanalyse. Paris. Editions du Seuil. 1986. (page 229).

– (7) Saint-Augustin : Les Confessions. Paris. Editions Flammarion. 1954. (page 22).

   BIBLIOGRAPHIE

– Freud Sigmund et Pfister Oskar : Correspondance de Sigmund Freud avec le pasteur Pfister (1909-1939). Paris. Editions Gallimard. 1966.

– Freud Sigmund : L’avenir d’une illusion. Paris. PUF. 1971.

– Freud Sigmund : Malaise dans la civilisation. Paris. PUF. 1971.

– Freud Sigmund : Trois essais sur la théorie sexuelle. Paris. Editions Gallimard. 1987.

– Ricoeur Paul : Soi-même comme un autre. Paris. Editions du Seuil.1990.

– Trousson Raymond : Denis Diderot ou le vrai Prométhée. Paris. Editions Tallandier. 2005.

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Michel Baron
Michel Baron
Michel BARON, est aussi conférencier. C'est un Frère sachant archi diplômé – entre autres, DEA des Sciences Sociales du Travail, DESS de Gestion du Personnel, DEA de Sciences Religieuses, DEA en Psychanalyse, DEA d’études théâtrales et cinématographiques, diplôme d’Études Supérieures en Économie Sociale, certificat de Patristique, certificat de Spiritualité, diplôme Supérieur de Théologie, diplôme postdoctoral en philosophie, etc. Il est membre de la GLMF.

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