sam 27 juillet 2024 - 02:07

Mais qui sommes-nous censés trouver dans ce temple en ruines ?

« S’ils savaient où se trouve ce qu’ils cherchent, ils ne chercheraient pas. »

Goethe (Maximes et réflexions)

« Nous ne comprenons guère les ruines que le jour où nous-mêmes le sommes devenus »

Henri Heine. (Pensées)

La Maçonnerie est un lieu où, Dieu Merci ! nous cultivons volontiers l’humour. Ainsi, dernièrement, un Frère que je ne dénoncerai pas : (« N’avouez jamais ! ») (1) me disait : « Tu sais, parfois, dans nos tenues, j’ai l’impression que les Maçons sont des touristes : ils viennent visiter des ruines. Il ne manque plus que le short et l’appareil photo ! ». Je me suis dit, qu’au-delà de cette boutade hérétique, il soulevait une intéressante question sur la nature de notre recherche dans ce temple, lieu théâtral de toutes les projections et de tous les espoirs.

Maurice Barrès (actuellement Auguste-Maurice Barrès ; né le 19 août 1862 à Charmes-sur-Moselle ; † 4 décembre 1923 à Neuilly-sur-Seine) était un romancier, journaliste et homme politique français.

Comme le disait Maurice Barrès (2) dans « la colline inspirée » : « Il y a des lieux où souffle l’esprit », ce qui pourrait devenir une incitation à l’adoration de lieux labélisés. Mais, il n’en est rien : pour qui connaît la colline historique de Sion-Vaudémont en Lorraine, le vent (et peut-être l’esprit !) y circule mais ne s’y attarde pas, ce qui symbolise l’impossibilité qu’un lieu capture un Principe qui, de par nature, représente la liberté de se mouvoir où il veut. Ce que nous rappelle d’ailleurs la Bible, dans laquelle la Franc-Maçonnerie a largement puisé : cela va jusqu’à l’interdiction de la construction d’un Temple (Exode 20, 24-26) à son inutilité dans le Nouveau Testament : « Le Très-Haut n’habite pas des demeures construites par la main des hommes » (Actes 7, 48). La cause serait donc entendue et les ruines ne seraient que justice en regard d’une transgression. Pourquoi persister à le rebâtir alors que nous serions nous-mêmes sa substitution, que nous avons « fait le vide », la « Gelassenheit », le « laisser tomber » de Maître Eckhart, de façon à laisser un Principe y habiter (si le besoin s’en fait sentir !), ou de dégager un espace de vide salvateur (qui n’est pas néant), comme dans le bouddhisme ? Etrange cette propension à se balader dans les ruines, alors que le temple vit en soi ! Mais que chercherions-nous donc là-dedans ?

Quatre hypothèses peuvent voir le jour à partir de cette embarrassante question :

Le philosophe-écrivain français Jean Paul Sartre et l’écrivain Simone de Beauvoir arrivent en Israël et accueillis par Avraham Shlonsky et Leah Goldberg à l’aéroport de Lod (14/03/1967).

La plus classique serait, qu’en bénévole associatif, nous venions donner un coup de main à Salomon à la reconstruction du temple, la truelle à la main. Le temple représentant, bien entendu, l’humanité défaillante et pas mal abîmée, afin d’y adorer, de nouveau un Principe. Agir, pour se retrouver selon la formule de Jean-Paul Sartre : « Je fais, et en faisant je me fais ». Mais, sournoisement, en conservant une mauvaise pensée au fond de notre nature pernicieuse : « Comment se fait-il que ce Principe à qui j’accordais la toute-puissance a-t-il permis la destruction par ses ennemis de ce lieu où ses fidèles lui rendaient hommage et ce, par deux fois » ! Cette affaire-là ressemble assez à l’époque où nous admirions une figure paternelle mais où nous commencions à découvrir pas mal de lézardes chez le super-héros et l’envie de s’instituer comme modèle de remplacement à sa place ! En fait, cette première orientation donne une priorité à l’action sur la réflexion, jusqu’à s’y perdre, en concurrençant le destinataire du chantier afin de lui montrer que nous sommes plus costaud que lui, ceci allant jusqu à tuer son représentant officiel, un certain Hiram-Abif, dans le roman rituelique..

Tout le monde se souvient du scénario non ?

Piliers de l’Apprenti et du Maître, ou de Boaz et de Jachin.

La deuxième alternative serait une possible recherche, quasiment désespérée de ce Principe, pour s’y réfugier, comme un havre de paix intérieure face aux aléas d’une planète qui ne tourne pas très bien. Mais s’il n’est plus à Jérusalem, serait-il à Saint-Jacques de Compostelle ou en Ecosse à la Rosslyn-Chapel ? Va-t-on devenir un explorateur du spirituel, un « clochard céleste » cher à Jack Kerouac le bon vieux beatnick ? Cheminement qui peut nous conduire à une insatisfaction permanente dans une imitation du mysticisme, conduisant à une impasse existentielle que nous rappelle le Jésuite Michel de Certeau, faisant allusion au « Wandersmann » (le « marcheur ») d’Angelus Silesieus (3) : « Est mystique celui ou celle qui ne peut s’arrêter de marcher et qui, avec la certitude de ce qui lui manque, sait de chaque lieu et de chaque objet que ce n’est pas çà, qu’on ne peut résider ici ni se contenter de cela ». Fuir la pénombre des ruines pour chercher le soleil est-elle une alternative fiable à long terme ? L’écrivain Gilles Lapouge nous en dissuade (4) : « Le nouveau n’existe pas. Il n’y a que l’ancien. L’explorateur ne découvre rien. Il retrouve. Il ne se rend pas dans une tierra incognita. Il y revient. Il ne va pas quelque part. Il retrouve quelque part. Il est banal de dire que tout voyage s’accomplit non pas dans l’espace, mais dans le temps. Il convient d’ajouter à ce truisme cette précision renversante : par un comble de malice, le voyage nous conduit non pas dans un temps à venir, mais dans un temps révolu. Nous avançons à reculons : le voyage est une interminable, une infinie régression. Il ne trouve que le passé, le révolu et l’échu. Le voyage de découverte ne découvre rien. Il confirme. Il n’est point de nouveaux soleils ». La fin du compagnonnage se solde par le retour à la maison ! Peut-être est-ce la définition du mot hébreu « Techouva » qui signifie, à la fois, conversion et retour vers l’origine et non une échappatoire vers quelques paradis en toc ? Ulysse en fait l’amère expérience : l’Odyssée ne sert à rien car ce qu’il cherchait à travers femmes et aventures après Troie était toujours là, immobile. Pas d’Ithaque en dehors d’Ithaque.

S’échapper aux ruines supposerait que nous croyons à un dialogue possible avec un nouvel objet. Il est bon de rappeler ici que le mot « objet » vient du latin « objectus » (quelque chose de concret extérieur à moi), et en grec « problema » (quelque chose qui m’interroge du fait qu’il soit extérieur à moi, non intégrable). Dès que nous évoquons une relation avec un objet, surtout d’essence métaphysique, la définition grecque s’impose : la relation à l’ « autre » ou à l’ « Autre ». A la fois étranger et proche de moi, il m’impose, par son existence réelle ou imaginaire, la question de la bonne distance à mettre entre lui et moi : celle d’une barrière style « Saint des saints » du simple croyant ou intimité fusionnelle des mystiques ? Le Principe que Platon appelle l’ « Âme du monde » dans le Timéé, La République et Phèdre se confond avec le croyant tout en étant différent. Ce que traduit aussi Pierre Teilhard de Chardin quand il écrit (5) : « Et là l’individualisation persistante, au centre de mon petit ego, d’un ultra centre de pensée et d’action : la montée in-arrêtable, au fond de ma conscience, d’une sorte d’Autre qui serait encore plus moi que je ne suis moi-même. Ici, un flux, à la fois physique et psychique, qui enroulait sur soi, en la compliquant jusqu’à la faire se co-réfléchir, la totalité de l’Etoffe des choses. Et là, sous les espèces d’un divin incarné, une présence tellement intime qu’elle exigeait pour se satisfaire, et pour me satisfaire, d’être, par nature, universelle ».

Martin Heidegger

La troisième et dernière réponse qui se présente à nous, et c’est de loin la plus radicale, serait que ce temple en ruine n’est qu’une sorte de décors théâtraux pour me faire entendre ma solitude dans la vacuité du cosmos ? L’éternité serait alors une représentation, une « Vorstellung » (« Ce qui est posé devant »), dans un processus que Paul Ricoeur appelait « l’altérité et la mêmité ». L’initiation et les symboles dans nos tenues seraient la découverte et l’acceptation de la vacuité. Le « Da Sein » heideggerien n’étant que la prise de conscience de notre existence à la fois aléatoire et éternelle dans la matière et, dès lors, la mort d’Hiram représente la permanence de nos changements, évolutions ou régressions. L’initiation nous fait passer par une dialectique qui nous conduit du constat de la vacuité à travers le phénoménal dont nous faisons partie, jusqu’à ce que les Chinois nomment le « Shin », la pensée pure, détachée du mouvement, dans le « Wou Wei », le « non-agir » qui ne signifie nullement ne rien faire, mais être impliqué dans le tourbillon du monde, tout en tentant de rester au maximum au centre de la roue, dans ce lieu où « tout est conscient » (6). A ce titre, souffrance et libération, illusion et éveil forment un tout qu’il importe de percevoir comme intrinsèquement liés car si tout est foncièrement interdépendant, plus rien n’a de réalité dans l’être ou le non-être, plus rien ne peut faire l’objet d’une affirmation ou d’une négation, plus rien ne peut faire l’objet d’un détachement ou d’une abstention. Dans le texte bouddhique célèbre du Samadhi Ramasutra (II, 2), il est écrit : « L’Eveillé, l’initié, a enseigné la Voie pour montrer que l’on vient de nulle part et que l’on ne va nulle part » ! Cette pensée nous place, dès lors, en sujets solitaires face à d’autres destins individuels que l’initiation nous rendent solidaires. Camus nous plaçait dans sa célèbre alternative : « Solidaire ou solitaire ». Cette différenciation des destins nous conduit bien évidemment à la tolérance : chacun chemine rarement allégrement ou en boitant dans la plupart des cas, vers l’énigme que nous pose la vision de ce temple en ruines avec les morceaux de statues de ses dieux imaginaires abattus et que nous disions comme Bouddha dans le canon d’écritures pâli du Dhammapada (stances 153-154) : « J’errais sur le chemin sans fin des nombreuses renaissances, cherchant en vain l’architecte de l’édifice. Quelle insatisfaction (Dukkha) que de renaître sans cesse. Ô Architecte de l’édifice, je t’ai découvert ! Tu ne rebâtiras plus l’édifice. Tes poutres sont toutes brisées, le fait de l’édifice est détruit ! L’esprit a perdu ses énergies fabricatrices de phantasmes (Samskôra), il est parvenu à la fin de sa soif (Trisma) »… En voilà un qui n’est pas pour la reconstruction !

Bon … Ces ruines me filent le bourdon ! Je vais prendre l’air avant de rentrer chez moi… A Ithaque.

 NOTES

(1) « Messieurs n’avouez jamais ! N’avouez jamais !». Pour la petite histoire, ce furent les dernières paroles d’un assassin célèbre avant que le couperet ne tombe, Jean-Charles-Alphonse Avinain (1798-1867)) guillotiné à 69 ans. Son procès et son exécution furent l’objet de vives critiques dans l’opinion publique entre tenants et adversaires de la peine de mort.

(2) Godo Emmanuel : Maurice Barrès le grand inconnu (1862-1923). Paris. Editions Tallandier. 2023.

(3) Dosse François : Michel de Certeau le marcheur blessé. Paris. Editions La Découverte. 2007. (page 638).

(4) Lapouge Gilles : L’encre du voyageur. Paris. Editions Albin Michel. 2007. (page 68).

(5) Teilhard de Chardin Pierre : Le coeur de la matière. Paris. Editions du Seuil. 1976. (pages 96 et 97). (6) Vivenza Jean-Marc : Tout est conscience ». Paris. Editions Albin Michel. 2010.

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Michel Baron
Michel Baron
Michel BARON, est aussi conférencier. C'est un Frère sachant archi diplômé – entre autres, DEA des Sciences Sociales du Travail, DESS de Gestion du Personnel, DEA de Sciences Religieuses, DEA en Psychanalyse, DEA d’études théâtrales et cinématographiques, diplôme d’Études Supérieures en Économie Sociale, certificat de Patristique, certificat de Spiritualité, diplôme Supérieur de Théologie, diplôme postdoctoral en philosophie, etc. Il est membre de la GLMF.

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