jeu 10 octobre 2024 - 20:10

Le mot du mois : « Exil »

Ce mot étrange et dérangeant s’est vu, dès l’Antiquité, affecté d’une double étymologie. Les Grecs y voyaient un avatar de la racine *el-, qui désigne le mouvement qui pousse quelqu’un, que l’on retrouve dans le prosélyte, celui qui s’ajoute aux habitants du pays. Le latin *ambulare exprime initialement l’idée d’aller de tous côtés. *Exul est, au sens propre le “mouvement hors de-“. Les Latins l’ont rapproché, jusqu’à l’assimiler, de *ex-solium, insistant ainsi sur l’idée de quitter un sol natal, contraint et forcé par un décret juridique d’éloignement prononcé à l’encontre d’un individu présumé dangereux pour la société civile, en raison de ses convictions, de ses prises de position politique, de ses actes subversifs.

Bannissement, ostracisme, expulsion du gêneur. Déportation, exode collectif loin de la servitude, de la misère et de la famine. 

L’exil est toujours une condamnation, celle d’un homme, et l’exode contraint un peuple à fuir la servitude vers un ailleurs douloureux, la catastrophe des éléments naturels ou des ennemis déchaînés. Hors de soi, hors du confort coutumier. Au nom d’une différence, réelle, présumée ou instituée.

Quand on sait combien l’identité, à la différence de nos sociétés contemporaines plus nomades et mixtes ethniquement et géographiquement, passe avant tout par l’insertion de l’individu dans un tissu familial, traditionnel, dans une collectivité locale, on peut imaginer sans peine la douleur de cet éloignement forcé.

Il est à noter que l’allemand Elend, la misère, garde trace de ce sens premier d’exil.

Le pouvoir bannit hors du ban, juridiction féodale protectrice, il exile les gêneurs dont la parole, satirique ou trop bien informée, dévoile les agissements délictueux de personnages influents et corrompus. Ce fut le cas, jusqu’au XVIIIe siècle, des “nouvellistes” à la langue bien pendue. Voltaire prit la route de la Suisse, Victor Hugo celle des îles anglo-normandes. Ovide, ami très proche, trop proche sans doute, de l’empereur romain Auguste, se vit exilé sur les rives ombreuses de la Mer Noire.

Et leur exil offre à la littérature les témoignages de leur nostalgie. Entre autres, Les Tristes d’Ovide.

D’autres, tels Dédale et son fils Icare, fuient la vindicte du roi Minos en prenant le chemin des ciels, quitte à y laisser la vie par intempestif plongeon comme le fils, ou d’autres avatars de labyrinthe comme le père. Mais, toujours, les conquérants du ciel échouent dans leur entreprise. Le roi babylonien Etana lâche l’aigle qui l’emporte. Bellérophon, fils de Poséidon, échappant au roi lycien Iobatès qui l’asservit, tue la Chimère, grâce au cheval ailé Pégase, mais Zeus foudroie l’orgueil de cette monture volante.

Comme si l’exil stigmatisait le privilège de ces hommes en recherche de l’absolu, au prix de la douleur, du tourment de l’esseulement, d’une détresse que rien ni personne ne viendra vraiment consoler.

L’émigré, qui fuit ce qui constitue sa géographie mentale, familiale, historique, linguistique, trouvera peut-être un lieu propice à son immigration, sans toutefois être en mesure de renoncer au plus profond de lui à ce qui a tissé ses attaches. Emigré, immigré, avec un statut peut-être reconnu.

Mais le migrant sera toujours celui qui est “en train de migrer”, condamné à l’errance, sans lieu où “poser sa valise”, celui qu’on ne voit pas, qui en devient transparent à force de non-identité.

Tel le Poète, que Baudelaire compare à l’Albatros, dans le poème éponyme : “Exilé sur le sol au milieu des huées, / Ses ailes de géant l’empêchent de marcher. »

Mais tout le monde n’est pas poète…

Annick DROGOU

Comme un manque, une absence. En exil de quoi ? D’un paradis perdu, d’une terre promise ? L’exil suppose un retour, au moins rêvé. Pas d’installation définitive. L’exilé ne plante pas d’arbres pour les générations futures. L’exilé se souvient.

En exil de soi ? Peut-être faut-il accepter des exils volontaires, les espérer et les susciter pour ne pas se satisfaire du mol assoupissement des jours, pour comprendre et savoir que nous resterons nomades, éternellement de passage. Se savoir en exil de soi dans la distance qui interdit l’hubris. Renoncement à l’embourgeoisement satisfait, comme un assèchement, une ascèse salutaire.

Jamais installé, jamais arrivé. Dans l’exil ne garder que la patrie du cœur, celle de l’amour. En écho aux mots de Simone Weill : « Aimer un étranger comme soi-même implique comme contrepartie : s’aimer soi-même comme un étranger. » Dans le proche et le lointain. En partance vers l’horizon jamais atteint mais toujours dépassé.

Tous les exilés, les expatriés, les migrants, se savent en exil de sensations familières, du rythme des saisons, de l’odeur d’une cuisine, de la musique d’une langue. Et pourtant tous reconnaissent le même, le toujours-là des émotions universelles, des mêmes inquiétudes des mères sous toutes latitudes, du même besoin de commerces et de rencontres qui font nos vies uniques et semblables. Dans le ciel de nuit de l’exil, les étoiles ont changé d’adresse mais le mystère demeure. Entier. Où que l’on se trouve, où que l’on se perde. 

Jean DUMONTEIL

4 Commentaires

  1. Étant Juif séfarade et cet article qui paraît à la veille de la Fête de Pessah. Comment ne pas être interpellé et ému. Et cette citation de Madame Simone Weil, certainement responsable de la valeur intrinsèque de l’article.
    Un article à conserver, à méditer et à partager.
    Kol Hakavod Madame Annick Drogou

    • il s’agit plutôt à mon sens du Pèlerin qui pratique en quelque sorte un exil volontaire et qui conserve l’Espérance du retour du Nouvel Homme qu’il deviendra

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Annick Drogou
Annick Drogou
- études de Langues Anciennes, agrégation de Grammaire incluse. - professeur, surtout de Grec. - goût immodéré pour les mots. - curiosité inassouvie pour tous les savoirs. - écritures variées, Grammaire, sectes, Croqueurs de pommes, ateliers d’écriture, théâtre, poésie en lien avec la peinture et la sculpture. - beaucoup d’articles et quelques livres publiés. - vingt-trois années de Maçonnerie au Droit Humain. - une inaptitude incurable pour le conformisme.

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