dim 05 mai 2024 - 23:05

Le mot du mois : « Ressentiment »

Etrange sémantisme que ce latin *sentire, sentir, percevoir, éprouver, en français, dont l’ambivalence voire l’ambiguïté du mot sens s’exprime de très diverses manières.

Ce qui relève de la sensation, de la sensualité ou du sentiment, de la senteur, participe du corps et de ses affects, ce qu’on pressent ou ressent intuitivement. La sentinelle perçoit les mouvements, la présence, le danger, sans vraiment les identifier, parce que sa vision est souvent atrophiée par l’obscurité ambiante. D’où son “qui va là ?” coutumier.

Néanmoins, tout est affaire de sens et appartient au même lexique de la direction qu’on va prendre, de la signification éventuelle, du contresens sur une phrase, et ressortit par là-même au domaine de la pensée. C’est ce dont témoignent les langues germaniques et l’anglais, à la fois Sinn l’esprit et  sinnen penser en allemand, et les verbes anglais send et allemand senden, qui signifient envoyer.

Dans ce champ lexical très vaste, on trouve à la fois le coup qu’on assène et le forcené, qui est “hors de sens”, un insensé.

Assentiment et consentement. On y est dans l’espace de la réflexion et de la lucidité, du consensus avéré.

Pourquoi dès lors repérer dans le ressentiment une nuance toujours péjorative ?

Le préfixe de la répétition re- devrait désigner la simple réitération d’un sentiment déjà éprouvé. On ressent une joie intense, une émotion amoureuse, une vive sympathie donc un élan.

Pourquoi le substantif ressentiment exprime-t-il toujours un sentiment d’amertume, une colère ressassée ?

On reprend en boucle les raisons supposées de sa rancune, on conforte inlassablement le catalogue des injustices et des culpabilisations dont on se sent le bouc émissaire, on gratte sans répit ce furoncle physique et mental en prenant bien soin de ne jamais le laisser cicatriser.

Tous les racismes émanent de ce ressentiment d’infériorisation, de faiblesse illogique, dont l’absurdité nourrit la vendetta, au nom de laquelle on s’entre-déchire, s’entre-tue sans même connaître la racine première du conflit !

Le ressentiment est une réduction minimaliste, amplifiée par la médiatisation à outrance dans nos sociétés de haine immédiate, avec une ampleur particulièrement inquiétante. Cette vindicte insensée nie le respect, c’est-à-dire le regard mutuel qu’autorise le nécessaire recul, ne serait-ce que d’un pas, propice à une vision claire. Ainsi dispense-t-elle de s’interroger sur les responsabilités, elle trouve des coupables, elle appelle au meurtre.

Et à ce propos, il est significatif qu’en grec, le ressentiment s’exprime par le mot de la bile, *kholè, dont sont issus la colère, la mélancolie et le choléra. En latin *fiel, le fiel de la vésicule biliaire, qui rend félon, fourbe, traître.

Le ressentiment charrie son cortège d’humiliation, d’injustice, de rejet individuel et collectif.

En cela, le ressentiment est le condensé hélas négatif de la palette sémantique et lexicale du sens, qui part de l’intime du corps pour contaminer toute signification et priver de perspective de vie.

L’expression “grief remâché” est parlante : on mastique sa haine, on s’y casse les dents, on ne la digère pas, on rumine sa vengeance. Insupportable douleur physique qui se mue en une obsession, au sens propre ce qui assiège, qui s’installe irrémédiablement en un désarroi de vie.

Une véritable bombe à retardement !

Et nos sociétés contemporaines seraient bien mal inspirées de ne pas s’en préoccuper en n’y voyant pas un danger qui menace le lien social, donc l’équilibre et la sérénité des groupes politiques et sociaux, donc le bien commun.

Annick DROGOU

Triste destin d’un mot. Comme le verbe « ressentir », le substantif « ressentiment » aurait pu garder son optimisme originel. Il y a trois siècles, Jean Racine pouvait faire dire à sa Bérénice : « Comme tandis qu’autour de moi votre cour assemblée/Retentit des bienfaits dont vous m’avez comblée,/Est-il juste, seigneur, que seule, en ce moment,/ Je demeure sans voix et sans ressentiment ? » (Bérénice, II, 4)

Mais voilà un mot dont le sens a complètement changé en passant du sentiment de reconnaissance à celui de rancœur. Il est des mots qui virent à l’aigre. Comme le sens que porte aujourd’hui ce ressentiment.

On voudrait toujours ressentir, laisser s’exprimer les sentiments, seulement d’être conscient et accepter sa propre tristesse quand on est blessé, mais surtout ne pas nourrir de ressentiment. Cet affect n’est pas d’action, il est de rumination, de fermentation. Nos sentiments de retour ne devraient-ils être que bilieux ? Sommes-nous condamnés à l’animosité, la rancœur, passion triste de sentiments négatifs qui portent toujours en eux la possibilité de la vengeance ?

Au contraire, on voudrait accéder au pardon, à la mansuétude, bref avoir le courage de l’amour désintéressé. On voudrait tout au moins accéder à l’oubli, ignorer la rancune, la vindicte et la haine. Car nous savons tous que ce méchant ressentiment ne produit rien de bon. Il est temps de le ressentir et, tout simplement, d’assentir au bien. De l’accueillir et le recueillir.

Jean DUMONTEIL

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Annick Drogou
Annick Drogou
- études de Langues Anciennes, agrégation de Grammaire incluse. - professeur, surtout de Grec. - goût immodéré pour les mots. - curiosité inassouvie pour tous les savoirs. - écritures variées, Grammaire, sectes, Croqueurs de pommes, ateliers d’écriture, théâtre, poésie en lien avec la peinture et la sculpture. - beaucoup d’articles et quelques livres publiés. - vingt-trois années de Maçonnerie au Droit Humain. - une inaptitude incurable pour le conformisme.

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