lun 06 mai 2024 - 10:05

La Mésopotamie de Gilgamesh et la quête initiatique

Le 17 juillet 2022, Christelle Manant a publié sur 450 fm La fabuleuse histoire de l’épopée de Gilgamesh où elle a fait le point sur la tablette n° 11, en écriture cunéiforme, qui narre l’épopée de Gilgamesh, tablette datant de quelque 3500 ans qui faisait partie de la Bibliothèque d’Assurbanipal, roi d’Assyrie au 7e siècle avant notre ère. Retrouvée au British Muséum par George Smith qui en traduisit l’écriture cunéiforme et la présenta aux autorités en décembre 1872, elle fut volée et se retrouva au musée de la Bible de Washington avant d’être rendue à l’Irak.

C’est environ 2600 ans avant notre ère, du moins le croit-on, que Gilgamesh régna sur Uruk – nom qui a donné Irak –, une des principales cités sumériennes de Mésopotamie. Néanmoins son épopée, à l’instar de la Chanson de Roland pour Charlemagne, semble n’avoir été composée que bien plus tard, 500 ou 700 ans après sa mort peut-être, puisqu’on en trouve la trace vers le 18e siècle avant notre ère. Mais ce n’est que mille ans après ou presque, et à Ninive, dans la bibliothèque du roi Assurbanipal (668-627 av. J.-C.), que l’on a découvert douze tablettes comportant plus de 3 400 vers écrits en akkadien qui attestent du succès considérable d’un récit qui a défié le temps.

Bibliothèque du roi Assurbanipal

Car ce poème initiatique s’est répandu dans toutes les civilisations méditerranéennes, en Égypte, en Israël ou en Grèce, civilisations dont nous sommes les héritiers.

La Méditerranée, c’est la mer du milieu. Le mot « medium » qui amorce son nom et situe ce centre au beau milieu des terres (medi-terrae), est un substantif neutre dont Tite Live nous donne le sens profond en parlant de « consulere in medium » : prendre des dispositions dans l’intérêt de tous, vouloir le bien commun. C’est donc ce qui rassemble. C’est dire aussi l’interdépendance des peuples riverains et, par conséquent, leur communauté de pensée : aucun mythe ne saurait rester confiné, tout se propage avec les échanges commerciaux ou les invasions, s’adapte aux langues et aux mœurs pour former, au bout du compte, une seule communauté de peuples, en paix ou en conflit comme toute grande famille qui se respecte…

Aussi la postérité de Gilgamesh est-elle sans limites, comme la question qu’il soulève, celle de l’immortalité. Elle n’épargne pas la Franc-Maçonnerie, qui est l’un des nombreux surgeons de cette culture vivante. Si elle a transformé la mer du milieu en « voie du milieu », la quête qu’elle propose est semblable, par bien des aspects, à celle que relate l’épopée sumérienne.

L’ÉPOPÉE DE GILGAMESH

Avant d’analyser les rapports entre les deux, si distantes en âge mais inscrites pareillement au cœur de la Tradition, on notera que la quête de Gilgamesh est sans nul doute primordiale et représentative, grâce à la transmission orale, de la pensée traditionnelle originelle.

Après une introduction sur laquelle nous reviendrons, le récit débute par la description de Gilgamesh, roi si tyrannique – il exerce son « droit de cuissage » sur les jeunes filles nubiles et contraint les hommes à des travaux forcés – que les habitants d’Uruk invoquent la reine des dieux, Arourou, pour mater leur souverain. Alors :

« Arourou lave ses mains, prend une pincée d’argile, la lance dans la vaste plaine,

Elle crée un homme sauvage, Enkidou le guerrier : fils du silence, éclair céleste de Ninourta.([1])

Tout son corps est couvert de poils hirsutes, sa chevelure pareille à celle d’une femme,

Les mèches de ses cheveux poussent abondantes comme le blé.

Avec les gazelles, il broute la végétation,

Avec le bétail, il se désaltère à l’abreuvoir,

Avec les bêtes sauvages, il étanche sa soif. »

Ce sera une courtisane, Shambat, qui sera chargée de le civiliser et au bout de six jours et sept nuits d’amour,

« Enkidou est affaibli, il ne peut plus courir comme avant ;

mais il a acquis le jugement, il est devenu sage. »

Il décide alors d’aller à Uruk et de défier Gilgamesh. Leur combat est épique :

« Ils luttent dans la rue, sur la place publique,

les chambranles des portes vacillent et les murs tremblent. »

Comme il ne se dégage ni vainqueur ni vaincu, les deux adversaires pleins d’estime pour le courage de l’autre, scellent une relation d’amitié dont le premier acte est de défier les dieux.

C’est le début d’une geste héroïque. Ils commencent par triompher du géant Houmbaba, gardien de la Forêt des Cèdres (du Liban ?) dont « la parole est le feu, le souffle la mort. ».

Séduite par la beauté du vainqueur, Ishtar, déesse à la fois de l’Amour et de la Guerre, fait alors des avances à Gilgamesh :

« Viens à moi, Gilgamesh, et sois mon amant !

Fais-moi don de ton fruit ! »

Mais celui-ci la repousse dédaigneusement : « Non, je ne veux pas de toi pour épouse ! Tu n’es qu’un fourneau qui s’éteint dans le froid, une porte qui laisse passer les courants d’air, un palais qui s’écroule sur ses défenseurs, un éléphant qui jette bas ses harnais, un bitume poisseux, une outre percée, un mortier friable, un bélier qui démolit les remparts amis, une chaussure qui blesse le pied. », lui dit-il et, après avoir énuméré le sort funeste qu’elle a réservé à ses anciens amants, il ajoute : « Et moi, que m’arrivera-t-il ? Tu m’aimeras, puis tu me traiteras tout comme eux ! »

Pour se venger, la déesse envoie contre lui le taureau céleste. Mais Gilgamesh tue la bête, « il arrache l’épaule du taureau céleste, la lui lance au visage. »

Ne pouvant laisser le crime impuni, les dieux décident de châtier les rebelles et c’est Enkidou qui meurt après un rêve prémonitoire.

Gilgamesh se lamente sur le corps sans vie de son ami en une élégie déchirante :

« Quel sommeil s’est emparé de toi maintenant ?

Tourne-toi vers moi, toi ! Tu ne m’écoutes pas !

Mais il ne peut soulever sa tête.

Je touche son cœur, mais il ne bat plus du tout. »

Et il s’interroge :

« Et moi, dois-je mourir ? Mais pas comme Enkidou, alors !

L’angoisse envahit mes entrailles ;

La crainte de la mort me fait parcourir la steppe. »

Décidé à percer le secret de la « vie-sans-fin », il part alors à la recherche d’Utanapishtim auquel les dieux ont accordé l’immortalité dans une île écartée du monde.

Dimensions de la tablette assyrienne en écriture cunéiforme contenant des fragments de l’épopée de Gilgamesh.

Bien sûr, il ne l’obtiendra pas car « lorsque les dieux créèrent l’homme, ils lui donnèrent la mort en partage ; la vie, ils la gardèrent pour eux([2]) ». Utanapishtim lui dira comment il a sauvé l’humanité du Déluge en construisant un bateau – récit qui sera repris bien plus tard, vers le Ve siècle av. J.-C., par les auteurs de la Genèse biblique qui changeront le bateau en arche, symbole de la première alliance entre Dieu et l’Homme.

Dans la Tradition, au contraire, c’est avec le Déluge que s’opère la grande rupture : avant, l’homme est en compagnie des dieux ; après, c’est la solitude sinon l’abandon. La franc-maçonnerie reprendra ce thème et son ambiguïté en se référant à Noé dès l’article 1 de la deuxième version des Constitutions d’Anderson (1738) : « Un Maçon est obligé, de par sa tenure, d’observer la Loi morale, en tant que vrai Noachite. » Noé, en quelque sorte frère cadet d’Utanapishtim, avait eu, lui aussi, un contact privilégié avec le Très-Haut qui lui avait confié la première loi morale, en sept préceptes, bien avant la loi mosaïque.

Il n’entre pas dans notre propos de relater ici la suite des aventures de notre héros. Nous reviendrons néanmoins sur le prologue des tablettes retrouvées à Ninive présentant « Gilgamesh comme un être grand par sa sagesse et sa connaissance, qui apporta un savoir venant des temps antérieurs au Déluge, partit pour un long voyage en quête d’immortalité, fut assailli par la lassitude et la résignation, retourna dans son pays et grava sur une tablette de pierre tout ce qu’il avait fait et souffert, puis acheva la construction des murailles d’Ourouk et son saint temple Eanna, demeure de la déesse Ishtar. »([3])

L’enseignement de Gilgamesh, au-delà du sujet central de l’épopée – du moins du sujet apparent : la quête de l’immortalité –, c’est qu’il n’y a pas de « vie-sans-fin » au sens charnel du terme, mais une possible invulnérabilité au temps consécutive à une œuvre de bâtisseur : ce sera la construction des murailles protégeant sa ville des incursions dévastatrices de hordes barbares qui assurera à Gilgamesh une renommée qui transcendera sa mort. C’est là un autre point de contact avec la conception maçonnique, même si la bâtisse à construire est un Temple intérieur.

LA SYMBOLIQUE

Outre ces explications rationnelles procédant du récit lui-même, l’élément essentiel de la geste est assurément la présence de deux héros qui semblent n’en faire qu’un tant ils sont semblables. À commencer par leur origine divine : Gilgamesh était « Dieu aux deux tiers, Pour un tiers homme » tandis que Enkidou, lui, est créé directement par la déesse mère, Arourou. C’est dire qu’ils sont de même nature que les dieux et directement reliés à eux.([4]) Cela confère au récit une dimension sacrée, autrement dit universelle puisque toute spiritualité déborde l’histoire. En ce sens le récit devient modélisant : il ne s’agit pas d’une histoire mais de notre histoire.

Le second élément frappant, c’est – comme l’écrit le scribe d’Assurbanipal – que Gilgamesh « grava sur une tablette de pierre tout ce qu’il avait fait et souffert ». On passe là de l’univers de la parole, c’est-à-dire du Souffle créateur, à celui du signe, qui est Reconnaissance et Permanence. Ainsi le couple Gilgamesh-Enkidou devient-il le père de l’humanité ; mais c’est le narrateur qui en perpétue la mémoire vivante. Car le Créé n’est rien sans une Âme qui lui donne la pulsation de la durée, la dimension de la vie. Louis-Claude de Saint-Martin ne disait pas autre chose de son œuvre : « Ceux qui ont de l’âme prêtent à mes ouvrages ce qui leur manque. »([5])

Dans ce même ordre d’idées, l’on notera que l’épopée de Gilgamesh prend appui sur une contradiction : après le défi lancé aux dieux par les deux téméraires et la mort de son frère d’armes, Gilgamesh décide de conquérir à son profit l’attribut divin qu’il avait défié, l’immortalité. Or c’est cette rencontre entre contradictions et complémentarités qui donne au récit son humanité et son exemplarité, lui permettant ainsi de s’inscrire dans la mission de transmission, consubstantielle de toute tradition. Car toute véritable transmission, loin d’être endoctrinement, est réflexion sur des situations signifiantes. Et les seules qui le soient sont celles qui nous ressemblent et font un mythe de ce qui nous caractérise.

L’épopée nous offre en effet l’émergence d’un mythe : celui de la gémellité incarné par le couple Gilgamesh-Enkidou. Les jumeaux étant doublement humains sont sur-humains. Ils peuvent ainsi avoir l’audace de rivaliser avec les dieux. Par exemple dans l’aptitude à créer qui s’inscrit dans le temps et non pas simplement dans l’instant normalement dévolu à la survie. On constate d’ailleurs que ces liens de double fraternité sont à la base de toute fondation : la race de David commence avec Caïn et Abel, Rome est fondée par Romulus et Remus. C’est par la scissiparité que commence la vie, et Eve est de la chair même d’Adam.

Mais si cette division engendre complémentarité, elle provoque aussi déchirure, caractéristiques, l’une et l’autre de l’incomplétude de soi. Pour résoudre cette contradiction, on constate que, dans tous les cas, l’un des deux jumeaux meurt et doit mourir afin de passer le relais au seul, c’est-à-dire à l’homme qui devra désormais chercher son complément dans le perfectionnement de l’œuvre. De ce fait, le travail devient ce qui complète l’homme tout en rendant hommage au Créateur qui l’a pour attribut : « Gloire au travail ! », proclame le rituel du Rite Ecossais Ancien et Accepté.

Ainsi s’établit entre nos deux héros un rapport qui n’est pas sans rappeler celui que les Francs-maçons entretiennent avec Hiram. Car, lors d’une « Tenue » maçonnique, grâce à la sacralisation du temps (allumage des feux ; de midi à minuit…) et à la sacralisation de l’espace (orientation du Temple ; localisation du soleil et de la lune ; marche dextrorsum, etc.) est créé parallèlement, dans le for intérieur des assistants, un Hiram qui n’est autre que le jumeau de chacun en tous points, mais un jumeau meilleur que soi-même. Cet être de fiction mais bien présent en soi, sait d’abord écouter en silence et, partant, être plus attentif à l’autre ; il est ensuite plus mesuré dans ses éventuelles interventions ; enfin il devient apte à sublimer ses réflexions intimes et à se laisser transformer. Ce dialogue avec cet Hiram intérieur, entamé dans ce lieu sacralisé et prolongé en-dehors, rapproche le Maçon de l’immortalité.

Dans une lettre dite « du Voyant » écrite à Charleville à Paul Demeny et datée du 15 mai 1871, Rimbaud s’exclame : « Je est un autre ». Il ajoute : « J’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute » ; et, plus loin, « la première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière ; il cherche son âme, il l’inspecte, il la tente, l’apprend. […] Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant. » ([6])

Ce sont les modalités de cette voyance que nous montre Gilgamesh. Il nous apprend que la connaissance de soi n’est pas dans le combat contre l’extérieur ni contre les dieux. Qu’elle n’est pas davantage dans le cours d’une errance prétendant à l’inaccessible ni au bout d’une quête dont on ignore le but, pour aussi aventureuse que soit la recherche. Qu’elle ne consiste pas davantage, comme notre civilisation occidentale a pu nous le faire croire, en un combat contre soi-même.

La narration la plus terrible de cette lutte sans merci contre soi a été faite par le René Daumal dans son poème La guerre sainte : « Je parlerai – écrit-il – pour m’appeler à la guerre sainte. Je parlerai pour dénoncer les traîtres que j’ai nourris. Je parlerai pour que mes paroles fassent honte à mes actions, jusqu’au jour où une paix cuirassée de tonnerre règnera dans la chambre de l’éternel vainqueur. » Et il explique : « pour combattre ces armées, je n’ai qu’une toute petite épée, à peine visible à l’œil nu, coupante comme un rasoir, c’est vrai, et très meurtrière. »[7] Effrayante meurtrissure à l’aboutissement incertain !

Non, ce n’est pas ainsi que l’on se connaît. Marie-Madeleine Davy, affirme que « le temps de la connaissance de soi en tant que temps existentiel supprime tout conflit entre le passé, le présent et le futur. Le temps déchiré est un temps illusoire. Le temps historique auquel la majorité des hommes se rattachent apparaît un produit de l’objectivation ; or, le temps de l’intériorité dépasse l’histoire, il se réalise dans l’éternité, c’est un temps vivant. »([8])

En fait, c’est à ce « temps transfiguré » que nous invite Gilgamesh. C’est le sens même de son errance, de son parcours. Mais il suppose un langage qui ne permettra pas seulement de communiquer mais de faire éprouver ce que l’on est, de ressentir le récit de l’autre, de « se mettre dans sa peau » – comme on dit – car il n’est de progrès que dans l’analyse intime, assimilée, des expériences, pas dans une simple observation extérieure. L’académicien François Cheng explique que si « toute personne est singulière, intrinsèquement unique, dans la mesure où demeure en elle le mystère de l’Être […] cette unicité de chacun ne peut prendre de sens, n’est à même de se révéler et de s’épanouir que dans l’échange avec d’autres unicités, et la langue et la culture, valables pour une collectivité, ont précisément pour fonction de fixer des règles et des croyances communes, afin de favoriser cet échange et cette circulation. »([9])

Cette langue commune qui permet le dialogue avec soi et avec l’autre, dans notre unicité à la fois singulière et universelle, n’est pas uniquement fille de la culture, même si on prend le terme de culture au sens très large de contexte socioculturel. Elle commence par être acceptation : il faut s’accepter soi-même et accepter l’autre pour pouvoir mettre en œuvre un authentique partage. Il ne s’agit plus, dès lors, de langue, mais de langage, fait de paroles autant que de gestes et d’égards. C’est ce langage qui permet le rapprochement sans réserves qu’on nomme « fraternité ».

Or l’épopée de Gilgamesh et la quête maçonnique nous offrent un seul et même langage de connaissance de soi : le symbole. Il serait aisé d’en décrire les formes dans l’un et l’autre cas, à travers les épreuves à franchir, mais nous sortirions des limites de cette épure. Nous insisterons simplement sur le fait bien connu que le symbole est ambivalent comme nous le sommes, qu’il présente face-à-face le bien et le mal, s’adapte à notre être, à nos petitesses mais aussi à nos grandeurs. Il est versatile, protéiforme, et pour nous mesurer à son aune, pour nous construire avec la pierre de cette carrière-là, la franc-maçonnerie a su lui adjoindre le raisonnement analogique qui permet les rapprochements créatifs. Car se connaître c’est aussi se recréer.

Paul Ricœur dans Se reconnaître soi-même explique que c’est le couple mémoire et promesse qui sont « à la pointe de la problématique de la reconnaissance de soi. […] L’une, tournée vers le passé, est rétrospective ; l’autre, tournée vers le futur, est prospective. » « Ensemble – argumente-t-il – leur opposition et leur complémentarité donnent une ampleur temporelle à la reconnaissance de soi, fondée à la fois sur une histoire de vie et sur les engagements d’avenir de longue durée. » Mais il ajoute cette mise en garde : « La mémoire et la promesse ont l’une et l’autre à se confronter avec un contraire qui est pour chacun un ennemi qu’on peut dire mortel, l’oubli pour la mémoire, la trahison pour la promesse, avec leurs ramifications et leurs ruses. »([10])

La Tradition n’oppose pas mémoire et promesse. Elles ne relèvent pas de la même logique : la mémoire ressortit au mystère de l’homme, la promesse – que la Tradition nomme « initiation » – est engagement pris de sa propre et libre volonté. Pour l’initié, la trahison de sa promesse, peut être de dénoncer ses Frères ou de leur nuire, de chercher son intérêt au lieu du bien commun, mais également (et c’est tout aussi grave), de se laisser aller, de refuser d’être un cherchant. Car l’erreur, voire la faute, ne sont rien en regard de l’apathie. Pour la Tradition, l’essentiel n’est pas dans la conformité, mais dans le dépassement.

CONCLUSION

Les points de convergence entre la quête de Gilgamesh et la quête maçonnique sont nombreux, même si la première est extérieure avant d’être intériorisée, alors que la seconde procède (presque) à l’inverse. L’une et l’autre s’apparentent moins à la recherche gnostique de l’immortalité arrachée au divin qu’à la construction de soi en suivant, ou plutôt en traçant, un chemin initiatique. Ce que nous montre l’épopée, c’est la voie de la Sagesse. Rien n’est acquis, tout est conquis. Et action et réflexion sont indissociables.

En fait, derrière les péripéties d’une chanson de geste ou d’une histoire personnelle que chacun, à manière, pense ou présente comme légendaire, Gilgamesh, au même titre que la franc-maçonnerie, nous signale un triple Mystère de l’Homme : la Mémoire, qui est création du moi ; le Langage qui est, comme nous l’avons vu, non seulement support mais condition de la pensée et de toute relation humaine ; la Créativité enfin, qui concerne l’imaginaire (y inclus le monde imaginal d’Henry Corbin) et l’adaptabilité aux périls du parcours. Chacun de ces points mériterait de longs développements, mais nous conclurons sur une dernière interrogation.

« Je ne sais ni lire ni écrire… », proclame le Franc-maçon. Cette phrase qui semble privilégier la transmission orale rappelle le récit de Socrate rapporté dans le Phèdre (274c-275b) de Platon. En ce temps-là, le dieu Thot, que Platon nomme Theuth et qui n’est autre qu’Hermès Trismégiste, celui « qui inventa le nombre avec le calcul, la géométrie, l’astronomie, et aussi le trictrac, les dés, enfin et surtout l’écriture », vint montrer au roi Thamous qui règne sur l’Égypte tout entière, « les arts qu’il avait inventés », et, parmi ceux-ci, l’écriture : « Voici ô Roi, dit Theuth, une connaissance qui rendra les Egyptiens plus savants, et leur donnera plus de mémoire : mémoire et science ont trouvé leur remède. »

Ce à quoi le roi répondit : « Comme tu es le père de l’écriture, par complaisance tu lui attribues des effets contraires à ceux qu’elle a. Car elle développera l’oubli dans les âmes de ceux qui l’auront acquise, par négligence de la mémoire ; se fiant à l’écrit, c’est du dehors, par des caractères étrangers, et non du dedans, et grâce à l’effort personnel, qu’on rappellera ses souvenirs. » Et il conclut : quant aux élèves, « avoir beaucoup appris dans les livres sans recevoir d’enseignement, ils auront l’air d’être plus savant, et seront la plupart du temps dépourvus de jugement, insupportables de surcroît parce qu’ils auront l’apparence d’être savant, sans l’être. »

Qu’en aurait-il été de l’épopée de Gilgamesh sans l’invention de l’écriture, cette écriture cunéiforme qui n’a été déchiffrée qu’au milieu du XIXe siècle ? Décidément, le grand homme ne voulait pas mourir, comme le dit Jean Bottéro ! N’est-ce pas là le destin de l’initié ?


[1] Ninourta était le fils d’Enlil, le « Maître des mondes » détenteur des tablettes des Destinées, sur lesquelles est gravé le sort de l’humanité. Connu pour son courage et son héroïsme, Ninourta était l’assistant militaire d’Enlil. Non seulement il commandait aux tempêtes mais il était aussi le dieu artisan qui fabriquait les instruments en métal. On le retrouvera dans la Bible avec Tubal-Caïn et dans la mythologie gréco-romaine avec Héphaïstos ou Vulcain.

[2] GASTER (Theodore H.), Les plus anciens contes de l’humanité, Petite Bibliothèque Payot, 1999, p.41.

[3] McCALL (Henrietta), Mythes de la Mésopotamie, Ed. du Seuil, coll. Points-Sagesse, 1994, p.63.

[4] La Bible ne dira pas autre chose : dans la Genèse (I, 25) l’homme est créé à l’image et à la ressemblance de Dieu.

[5] Louis Claude de SAINT-MARTIN, Maximes et pensées (choix de Robert AMADOU), Ed. André Silvaire, 1963, p.77.

[6] RIMBAUD(Arthur), Poésies, Gallimard-Poésie, 1973, p. 202-204.

[7] DAUMAL (René), Le contre-ciel suivi de Les dernières paroles du poète, Poésie/Gallimard, 1970, p.204-212

[8] DAVY (Marie-Magdeleine), La connaissance de soi, PUF-Quadrige, 2004, p.62.

[9] CHENG (François), Le Dialogue, Desclée de Brouwer, Paris, 2002, p. 13.

[10] RICŒUR (Paul), Parcours de la reconnaissance, Stock, 2004 (Étude : Se reconnaître soi-même, III-5 : « La promesse », p.187-188).

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Jean François Maury
Jean François Maury
Agrégé d'Espagnol, concours externe (1969). Inspecteur d'Académie (depuis le 01/06/1977), hors-classe.Inspection Générale de l’Éducation Nationale. Parcours maçonnique sommaire : 5e Ordre du Rite Français, 33e Degré du REAA Initié à la GLNF en 1985 au Rite Français (R⸫L⸫ Charles d’Orléans N°250 à l’O⸫ d’Orléans). - 33e degré du R⸫E⸫A⸫A⸫ - Grand Orateur Provincial de 3 Provinces de la GLNF : Val-de-Loire, Grande Couronne, Paris. Rédacteur en Chef : Cahiers de Villard de Honnecourt ; Initiations Magazine ; Points de vue Initiatiques (P.V.I). conférences en France (Cercle Condorcet-Brossolette, Royaumont, Lyon, Lille, Grenoble, etc.) et à l’étranger (2 en Suisse invité par le Groupe de Recherche Alpina). Membre de la GLCS (Grande Loge des Cultures et de la Spiritualité), Obédience Mixte, Laïque et Théiste qui travaille au REAA du 1er au 33e degrés, et qui se caractérise par son esprit de bienveillance.

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