mer 08 mai 2024 - 19:05

Le retour de l’idéal communautaire : poétique de la fraternité

L’invention de l’Individu fut l’essentielle caractéristique des temps modernes. Et l’on a pu voir, tout au long des trois siècles qui viennent de s’écouler, s’imposer peu à peu l’atomisation et le subjectivisme. Le tout culminant dans cette grégaire solitude qui est la marque primordiale des mégapoles contemporaines. Mais dans la lente agonie du bourgeoisisme – n’est-ce point cela la Crise ? – un tel individualisme épistémologique est en train de passer la main.

            À quoi ? À qui ? Il faut, pour le moment, user de métaphores pour dire ce qui est en gestation. C’est-à-dire transporter des images prises en un contexte culturel passé, mais permettant de comprendre un enjeu contemporain. C’est ainsi que, pour ma part, j’avais parlé du « Temps des tribus » (1988). Peu importe le terme. Il suffit, dans le devenir spiralesque du monde, que l’on soit à même de reconnaître l’émergence d’un nouveau paradigme : le (re)nouveau d’un vivre-ensemble privilégiant l’idéal communautaire, l’affrèrement ou autre manière de n’exister que par et en fonction de l’autre. L’être-avec, en effet, est à l’ordre du jour. Et c’est cela qu’il convient de penser. Toujours et à nouveau.

Quête n’étant jamais achevée. En particulier en un moment où l’opinion des « sachant » serine, à qui mieux mieux, des phrases vides de sens, n’est-ce point-là leur spécialité ? telle celle-ci : « compte tenu de l’individualisme contemporain ». Ce en quoi l’élite déphasée montre bien qu’elle est obsolète. Car il suffit d’ouvrir les yeux pour observer, dans nos rues, que pour le meilleur et pour le pire, les tribus sont de retour. Et ne fût-ce qu’allusivement, il faut relever l’importance des « sites communautaires », le rôle des forums de discussion et autres expressions de la cyberculture pour se rendre compte que ce qui prévaut est bien le principium relationis. L’on est toujours en relation. La reliance est bien l’élément essentiel du moment.

Mais rappelons à ceux, nombreux, qui se contentent des opinions courtes, ce qu’est la radicalité de la vraie pensée. La recherche des racines nous conduit, fort loin, dans la mémoire donnée par la tradition. Tradition montrant qu’il existe une poétique de la fraternité. C’est cela que l’on retrouve dans le trésor maçonnique. C’est cela qui peut nous aider à répondre au défi lance par la socialité postmoderne.

            Le principe de relation est chose fort ancienne, on le retrouve, de tout temps et dans toutes les cultures. Il est cause et effet du « zoon politicon » aristotélicien. Il resurgit, régulièrement, lorsque les analystes les plus aigus de la chose politique rappellent le rôle souterrain mais constant de cette « affectio societatis » assurant sur la longue durée le maintien et la solidité du vivre-ensemble. C’est d’ailleurs lorsque cesse cette attraction civile, faite d’émotions et de passions partagées, que commence la décadence d’une civilisation. Là est l’origine de leur mortalité.

            Jean Jaurès qui tout en étant politique n’oubliait pas ses fondements philosophiques parle d’un génie « sympathique » qui, tel un fil rouge résistant parcourt toute vie sociale.  Il était le produit de ces fortes humanités classiques. Et « génie », sous sa plume, renvoie, certainement, à ce « genius » latin. À savoir ce qui racine, tout un chacun, dans une « gens » spécifique. C’est-à-dire une communauté où le sentiment d’appartenance constitue, d’une manière inconsciente, l’éthique (ethos : ciment) assurant la solidité de l’architecture sociétale.

On avait oublié une telle composante ! La conjonction du progressisme et du rationalisme avait considéré que tout cela était, dialectiquement, « dépassé ». Et que la société parfaite à venir ne reposerait que sur les fondements assurés de la Raison Souveraine. Et ne voilà-t-il pas que la progressivité humaniste, et l’émotionnel qui en est le corrélat, ne manquent de souligner que les affects restent les pierres de touche permettant de vérifier l’authenticité de toute vie en commun.

            Il est, d’ailleurs, instructif d’observer le retour en force de termes tels que : sympathie, émotionnel, compassionnel, empathie, et l’on pourrait, à loisir, poursuivre une liste en ce sens. Autant de mots qui ne semblaient pas pertinents dans les ersatz théoriques, ceux issus du « matérialisme historique », ayant tenu le haut du pavé dans ces écoles de formation de militants politiques se travestissant sous l’appellation de Facultés de Sciences Sociales !

Or ce sont des mots qui, utilisés à bon escient, peuvent devenir des paroles fondatrices. Très précisément en ce qu’elles disent, avec justesse, ce qui est vécu. Et, de ce point de vue, il est certain que l’empathie redevient, sous des vocables divers, un instrument de choix pour comprendre, en profondeur, tous les afoulements contemporains : musicaux, religieux, politiques, sportifs, ponctuant la vie de nos sociétés.

Aussi, pour en comprendre la pertinence, peut-être n’est-il pas inutile de revenir à cette pierre d’attente maçonnique qu’était le compagnonnage pour les maçons opératifs sur lequel se sont souchées, à partir du XVIIe siècle, les diverses constitutions ordonnant la démarche initiatique. En particulier pour ce qui concerne l’antique et traditionnelle notion de sodalité, devenant par après fraternité, ce que je nomme « affrèrement » afin de lui restituer sa dimension affectuelle.

En ces termes s’expriment la méfiance de ce qui vient de haut, la politique déductive. Ce à quoi s’oppose l’esprit fraternel qui est, lui fondamental : venant du bas. Esprit fraternel cause et effet d’une méthode inductive renvoyant à l’expérience, c’est-à-dire à la vie vécue et non, simplement, à la rationalisation de celle-ci en des systèmes abstraits dont l’obsolescence n’est plus un mystère pour qui que ce soit. Ou à tout le moins pour ceux qui, avec lucidité, se sont purgés des théorisations désuètes fleurant, plus ou moins bon, un XIXe siècle n’achevant pas de s’achever.

            Pierre d’attente, donc, que l’on trouve dans la sagesse maçonnique. Pierre de touche dans les pratiques juvéniles postmodernes permettant de vérifier ce qui est authentique dans le vivre-ensemble !

            Je note, sous la plume de Frédéric Mistral, cette belle expression : « Nous faisons nos frairies ». Traduction en français soutenu d’un terme de la langue d’Oc, dont on trouve l’équivalent dans toutes les langues néo-romanes, et qui exprime bien la composante affectuelle de toutes les relations à l’Altérité. Que cet Autre soit celui de la tribu, celui de la nature, voire celui du sacré.

            En ce sens, l’affrèrement c’est être en constante sympathie avec tous les êtres. Être en relation avec la vie en général. Est-ce totalement dénué de fondement que de voir là ce qui constituait pour Auguste Comte le « Grand-Être » ? Expression exprimant bien pour l’inventeur de la sociologie le mouvement perpétuel unissant les vivants et les morts en une concaténation sans fin et une réversibilité constante. Sa « Religion de l’Humanité » en est la résultante qui, justement, s’employait à décrire l’interaction permanente existant entre tous les éléments, actuels ou passés de ce qui constituait l’existence humaine.

J’émets l’hypothèse que la communauté des frères, cette grande thématique de la « fraternité » est, dans la sagesse maçonnique, la manière d’exprimer ce mécanisme de « reliance », physique et spirituel, grâce auquel se poursuit, d’une manière obstinée, la construction du temple. Que celui-ci soit individuel ou collectif. L’affrèrement n’est donc rien d’autre que la prise en compte de l’amour comme élément fondateur de tout vivre-ensemble.

Reprenons pour dire cela l’expression de Max Scheler : « ordo amoris », ou ce que j’ai nommé « la loi des frères ». Peu importe. Il suffit de souligner que le (re)nouveau de l’ordre symbolique, celui de l’interaction, de la réversibilité, de la complémentarité etc., rappelle l’importance de l’immatériel ou du spirituel dans la vie de toute société. Un tel ordre symbolique est, parfaitement, illustré dans la « chaîne d’union » concluant les tenues maçonniques. Chaîne symbolisant la continuité de l’espèce humaine par la sédimentation des affects, le partage des émotions, et la réversibilité qui, tout au long des âges, assure la solidité de la vie en commun.

C’est l’altérité qui m’a créé ! Heidegger avait, synthétiquement, écrit cela : « Je vis toujours en dehors de moi. C’est une maladie incurable ; son nom, c’est l’âme. » C’est l’Âme du monde dont l’amour est le caractère essentiel.

Mais restons au plus près de son analyse. Si abrupte soit-elle, elle incite à une méditation essentielle sur le sentiment tragique de la vie. Ainsi : « le dévalement est un concept ontologique de mouvement. Ontiquement, il n’est pas fixé si l’homme « englouti dans le péché » est dans le status corruptionis, ou s’il se meut dans le status integralis ou s’il se trouve à un stade intermédiaire, le status gratiae »[1]

Le « dévalement », autre manière de dire le tragique de l’existence humaine. Mais entre la corruption et la réintégration, il peut y avoir ce moment de grâce donnant une signification profonde et un goût certain à la vie. C’est la leçon essentielle de l’apprentissage maçonnique : apprendre à affronter le destin. Et ce par la ritualisation des épreuves et de la mort symbolique afin de parvenir à une maîtrise permettant d’accéder au plus intime de l’Être : l’être individuel ou l’être collectif. Démarche initiatique étant la cause et l’effet d’une indéniable vertu vitale.

Mais ces épreuves ponctuant l’initiation, tout comme l’apprentissage de la mort symbolique, en bref l’affrontement ou destin ne sont pas, comme ce fut le cas durant la modernité, le fait de l’individu isolé. La tradition et le travail rituélique rejouent, au sein de la postmodernité, ce qui fut une spécificité de la pré-modernité : une démarche communautaire. À l’opposé de l’individu égalitaire, ce qui est en jeu est bien plutôt l’affirmation d’une singularité aristocratique. Le rituel, en sa constante référence à la mémoire sédimentée de la chaîne du temps, la chaîne d’union, ne peut se vivre qu’à plusieurs ; entre frères.

En ce sens, l’affrèrement consiste à s’ennoblir mutuellement. Montrant, ainsi, qu’à l’encontre de ceux qui sont obsédés par la misère du monde, tout n’est pas sentiments bas dans les rapports aux autres, dans les rapports sociaux. Dans la recherche commune de la « Parole perdue », les esprits s’épurent réciproquement. Et ce faisant, ils apprennent à ne pas être hypocrites les uns pour les autres. Voilà quel est l’enjeu d’une pensée du destin. Le « status gratiae », cet état de grâce issu de la « reliance » fondamentale unissant tout un chacun à l’altérité : aux autres de la communauté, et à l’autre qu’est le monde. La démarche maçonnique est une ontologie de la relation !

                Roborative leçon que cette pensée d’un destin affronté, aristocratiquement, à plusieurs, entre frères. Leçon que l’on ne veut pas entendre tant il est vrai que l’intelligence moderne se plait à être dupe des idées toutes faites et autres théories héritées du XIXe siècle. Siècle qui a donné une forme profane au Dieu tout puissant : l’Être providence, et qui a sécrété un clergé pour le servir : la bureaucratie céleste de la technocratie. Et être prisonnier de ces systèmes obsolètes rend incapable de saisir l’inconscient populaire ou, ce qui revient au même, l’imaginaire du moment.

C’est, en effet, être extravagué que de continuer à seriner de minables homélies progressistes. Il est bien plus pertinent de repérer le trésor de la philosophie progressive : la vraie vie n’est pas en moi mais dans l’autre. Ou pour le dire autrement (qu’il comprenne celui qui le peut) : « mes frères me reconnaissent comme tel ».

Il est des banalités de base qu’il faut dire et répéter. Ces faits d’expérience que l’opinion des « sachants » s’obstine au pire à dénier, au mieux à réfuter. C’est ce que les esprits libres nomment : archétypes, instincts, structures anthropologiques. D’après V. Pareto ce que l’on peut nommer un « résidu ». En la matière : être-ensemble pour être ensemble. Voilà quel est le cœur battant de l’affrèrement maçonnique. Voilà également la caractéristique essentielle du néo-tribalisme postmoderne et de l’idéal communautaire qui lui est conjointe. En un mot un « être-avec » sans finalité ni emploi, sinon pour le simple plaisir d’être.

Mais comme il est bien difficile d’assumer un tel plaisir d’être avec l’autre, il est fréquent, pour le dire trivialement, de « rajouter de la sauce ». C’est cela l’idéologie : corpus d’idées s’employant à légitimer, rationaliser, le fait brut. Celui de l’amour, l’amitié ; celui d’être-avec. Par exemple l’afrèrement instinctif devient la fraternité idéologique. En soi rien que de très normal. C’est une spécificité de notre espèce animale que de dire ce que l’on vit : les « mots et les choses ». Encore faut-il que cette « verbalisation » ne fasse pas oublier l’instinct primaire, le « résidus » qui, lui, reste primordial. En effet, les idéologisations deviennent, rapidement, caduques. Le substrat émotionnel, quant à lui, reste pérenne.

C’est là où le trésor maçonnique est toujours fécond en ce qu’il rappelle, au cours des âges, que ce qui fait la vertu, c’est-à-dire la force, initiale du vivre-ensemble, est bien l’affrèrement fondamental. Et que c’est à partir de celui-ci que s’élaborent les diverses formes de solidarité et de générosité assurant le fil rouge de ce qu’une pensée authentique appellera socialité. C’est-à-dire la résultante de tous les affects : émotions et passion, et des raisons étant à la base de toutes les civilisations. Ce que l’on peut résumer par l’oxymore de la « raison sensible ».

Il faut accepter l’aspect géminé de notre humaine nature : la raison et les sens. Peut-être même d’abord les sens puis la raison. Résidu et dérivations. Archétypes et idéologies. La pensée et l’action tissant les liens secrets de l’être-avec. La sodalité, la solidarité, voire pour le dire avec un terme issu de la sagesse maçonnique : l’égrégore, voilà les trois points fondamentaux d’une pensée du destin humain. Un affrontement au destin où le « nous » se substituant au « je » permet de comprendre, sur la longue durée, la perdurance de l’espèce.

La loi des frères postule, ou plutôt reconnaît, qu’avec bien sûr des exceptions notables, ce n’est pas la haine qui lie fortement les hommes, mais la bénévolance. Certes, le quantitatif, sous ses formes économiques ou politiques existe bien. Parfois même, ce fut le cas lors du bourgeoisisme moderne, il prévaut. Mais il est quelque chose de plus « archaïque », dans son sens étymologique : ce qui est premier et fondamental, c’est le souci du qualitatif. Préoccupation fondamentale de l’être-avec accordant la priorité aux valeurs spirituelles : philosophiques, éthiques, intellectuelles, dont est constitué l’imaginaire d’une époque donnée.

C’est cela le merveilleux « secret » de la sagesse ésotérique que l’on trouve dans la pensée maçonnique, et qui se retrouve dans toute une série de phénomènes exotériques contemporains.

Si l’on n’a pas cela à l’esprit, comment peut-on comprendre la religiosité contemporaine, l’appétence pour les syncrétismes de tous ordres, le développement exponentiel des pratiques mystiques et des multiples démarches initiatiques ? Certes, il y a dans tout cela des formes exagérées, paroxystiques et abâtardies. Il est non moins certain que, internet aidant, l’on assiste à la marchandisation d’une spiritualité de bazar. Et le succès des nombreux livres d’édification ou de développement personnel souligne les évidents dangers de la vulgarisation à outrance. On ne peut pas nier, non plus, que la profusion de livres de la « série B » ayant trait à la franc-maçonnerie participe, également, de cette orientation dévoyée de la sagesse traditionnelle.

Mais là n’est pas l’essentiel. Ou plutôt on peut considérer ces phénomènes comme étant les manifestations extérieures, et donc quelque peu galvaudées, d’un mouvement de fond autrement plus sérieux. Celui d’un inconscient collectif accentuant ce qui était, jusqu’alors, considéré comme frivole ou d’importance secondaire : la vie de l’esprit.

Celle-ci s’exprimant dans la recrudescence du bénévolat, qu’il faut ici comprendre en son sens plénier. Mais également dans le retour en force du caritatif, sans oublier toutes les formes du « compassionnel » dont l’intérêt réside moins dans leur efficacité que dans la signification profonde qu’elles revêtent, pour ceux qui y participent en donnant du temps, de l’argent et, surtout de l’investissement affectuel.

C’est un tel secret qui tout en constituant la socialité post-moderne se racine dans la démarche initiatique. C’est ce secret qui établit une liaison étroite entre l’ordre symbolique et l’ordre sympathique qui, tous deux, constituent l’ossature de l’humanisme intégral en gestation.


[1] M. Heidegger : Être et temps. Ed. Gallimard, 1986, p. 227 (S2 p 180)

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Michel Maffesoli
Michel Maffesoli
Michel Maffesoli, né le 14 novembre 1944 à Graissessac, est un sociologue français. Ancien élève de Gilbert Durand et de Julien Freund, professeur émérite à l'université Paris-Descartes, Michel Maffesoli a développé un travail autour de la question du lien social communautaire, de la prévalence de l'imaginaire et de la vie quotidienne dans les sociétés contemporaines, contribuant ainsi à l'approche du paradigme postmoderne. Ses travaux encouragent le développement des sociologies compréhensive et phénoménologique, en insistant notamment sur les apports de Georg Simmel, Alfred Schütz, Georges Bataille et Jean-Marie Guyau. Il est membre de l'Institut universitaire de France depuis septembre 2008. Il a été initié en 1972,au G:.O:. à Lyon : R:.L:. « Les chevaliers du temple et le parfait silence réunis »

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