mer 08 mai 2024 - 05:05

Cette pierre sacrée qui traverse le temps

Pour aborder et comprendre l’Art Royal d’aujourd’hui, il est utile de passer par celui d’hier. L’Europe des années 1000, en plus d’un gigantesque chantier religieux, représente une fantastique aventure humaine !

Le temps des cathédrales

En Grande-Bretagne, comme en Gaule, les premiers francs-maçons, tailleurs de pierre, mortelliers, charpentiers, couvreurs, ouvriers et manœuvres, édificateurs des châteaux-forts, églises, basiliques et cathédrales, ne sont pas forcément de fervents croyants. L’important pour eux est d’avoir un travail et la rémunération correspondante, car ce sont souvent des paysans venus aux métiers de la pierre et en même temps des pères de familles nombreuses. En plus de toutes les bouches à nourrir à la maison, la féodalité est écrasante, humiliante, et conduit même au désespoir parfois. Pour ces pauvres gens, cette possibilité d’échapper à la servitude et aux brimades des suzerains tout puissants, cette occasion inespérée de s’évader des terres seigneuriales, c’est au vrai une renaissance, et avec elle, la joie de vivre retrouvée !

Ils reçoivent comme un véritable cadeau, le fait de pouvoir apprendre progressivement un nouveau métier, selon leurs capacités, dans l’exercice des travaux du bâtiment ! Enfin, ils n’en croient pas leurs oreilles, ils sont encouragés toujours, complimentés parfois, c’est à dire reconnus par le chef de chantier ! A midi puis leur journée achevée, ils goûtent aussi trois plaisirs inestimables qu’ils ignoraient : déjeuner, dîner et échanger entre eux, dans le local adossé au bâtiment en construction.

Une formidable effervescence nait de cet essor économique : les entreprises du bâtiment, avec ses divers corps de métiers, se multiplient. Et par ailleurs, un phénomène nouveau apparaît avec la circulation de cette population ouvrière. Artisans, façonniers, fabricants, maîtres d’œuvre, apprentis se croisent sur les routes et se rencontrent dans les auberges et estaminets.

La plupart cheminent à pied, par tous les temps, chaussés de sandales de cuir lacées haut, vêtus de bourgerons, capes et bonnets de coton. Leurs affaires de rechange dans un baluchon, sur l’épaule au bout d’un bâton. Un instrument bien utile quand ils doivent se défendre contre les voleurs ! Les matériaux, pierres, charpentes, sacs d’argile et de calcaire – pour fabriquer le mortier – sont transportés sur les chariots à quatre roues, tirés par des bœufs. Même trafic sur les routes anglaises et gauloises. Les paysans qui le peuvent, s’éloignent des champs, souvent accompagnés par leurs enfants les plus âgés. Avant d’apprendre un métier, en arrivant sur le chantier, pères et fils deviennent monteurs d’échafaudages : des ensembles incertains de piquets et de planches, noués avec des cordes de chanvre.

Qui sont les « oeuvriers » ? Ceux qui ajustent et jointoient les pierres servies par les apprentis, sont souvent les héritiers des « collegias » romaines, virtuoses de la truelle. L’encadrement est constitué par les « nobles voyageurs ». Ils se divisent en deux catégories. D’une part, des ouvriers venant du sud, dotés de savoir-faire. Ils ont appris secrets de métier et tours de main lors de leurs séjours dans les péninsules hellénique et italique, couvertes d’ouvrages de pierre. D’autre part, des maîtres d’œuvre (le mot « architecte » n’existe pas encore).

Ce sont les « instruits » : ils lisent, écrivent, dessinent les plans et les interprètent. En tant que chefs de chantiers, ils sont aux ordres, soit en relation directe avec leurs commanditaires, les ecclésiastiques qui paient les énormes dépenses. L’Eglise catholique, très riche, nourrit les corps et veillent sur les âmes qui s’activent et s’élèvent avec les cathédrales !

 Leurs constructions s’étalent le plus souvent sur un siècle, voire plusieurs. Partant, les bâtisseurs qui commencent un ouvrage n’en voient jamais la fin. Plusieurs générations se succèdent sur les chantiers.

L’édification de la cathédrale Notre Dame à Lutèce débute en 1160. Elle reçoit encore des parties additionnelles au XIVème siècle. La cathédrale Notre Dame des Doms et le Palais des Papes à Avignon est construite entre 1177 et 1352.

Apparaissent alors deux styles, le « roman » (issu du style romain) et le gothique (en provenance du nord de la Loire). La cathédrale Notre-Dame de Strasbourg, en grès rose et haute de 142 mètres a été commencée au XIème siècle. Elle ne sera achevée qu’en 1439.

 Très rapidement, les « gens du bâtiment » gaulois, dès qu’ils disposent d’un savoir-faire se groupent en confréries (ancêtres des syndicats !), associations, et guildes de « franc-mestier » (à entendre comme « métier libre », sans patron) pour défendre leurs intérêts. Ils s’affranchissent de la sorte, non seulement de la féodalité, mais également des clercs de l’Eglise, avec lesquels s’établit une relation de « fournisseur-client » et non plus de soumission à une hiérarchie. La « franche-maçonnerie » est née. Vive l’indépendance ! 

De l’Apprenti enregistré, le Compagnon lettré

Retour en Angleterre. Dans les îles britanniques, « le peuple du bâtiment » n’est pas encore regroupé comme en Gaule. Le passage des Romains puis des Celtes a semé sur ces terres nordiques battues par les vents, d’abord des monastères à flanc de colline, puis une multitude de fortins quadrangulaires et de châteaux-forts aux tours crénelées. Où rôdent des fantômes, disent les légendes !

Basiliques et églises, abbayes et cathédrales s’élèvent ensuite, très progressivement dans les villes. Dublin, Glasgow, Londres : Entre le XIème et le XIVème siècle, comme en Gaule, ces monuments religieux s’y multiplient. En levant la tête, on reconnaît dans les cathédrales le style méditerranéen. Hautes colonnes impressionnantes. Voûtes d’arêtes à donner le vertige !

Ces édifices, de plus en plus fréquentés (il n’y a pas de chaises ni de bancs) subissent vite des dommages intérieurs. Il faut les réparer, modifier, agrandir. Certains s’écroulent, d’autres structurés par des charpentes et des piliers de bois, prennent feu.

La cathédrale de Westminster à Londres demande elle aussi un agrandissement. Ce sont des maçons itinérants normands – spécialistes du « gothique » qui sont pressentis pour le réaliser. Ils importent en même temps que leur technique, le principe précité du groupement, la communauté corporative, en quelque sorte, préfiguration du syndicalisme d’aujourd’hui.

Le soir, c’est la fête dans les tavernes enfumées et bruyantes du port de Londres. Gaulois et Britanniques, chantent et dansent en buvant, parfois un peu trop, la cervoise, le jus d’orge qui ne s’appelle pas encore beer, la bière.

 L’idée corporatiste gagne vite l’Ecosse. C’est là, dans ce pays de lacs, de « highlands » et de côtes rocheuses, sculptées par les vagues grises, que les sociétés de bâtisseurs se structurent vraiment. Elles créent un véritable modèle d’organisation, avec ses codes et signes secrets de reconnaissance entre ouvriers voyageurs. Ils sont notifiés sur des parchemins qui deviennent autant de règlements écrits.

Ces documents se répandent et aident à la constitution de guildes, « compagnies de mestiers », fraternités et autres groupements. Il y apparaît même des préceptes moraux et les premières métaphores autour des outils, tels l’équerre, le compas et la règle. Ils traversent vite la Manche, vers le sol gaulois, au nord puis au sud de la Loire, où surgit la notion de cohésion et de force du groupe auro-protecteur, sur les chantiers civils et religieux.

Le groupe, c’est cinquante ouvriers pour la construction d’une église, une centaine pour une abbaye, jusqu’à ou quatre cent ou cinq cents pour une cathédrale. Chaque membre qui arrive sans formation bénéficie d’un « apprentissage qualifiant ». Son travail est « cadré » par des droits et devoirs et il reçoit une rémunération hebdomadaire. Nourri et logé, s’il n’habite pas sur le lieu du chantier. Il bénéficie de « cours du soir », après le labeur : un enseignement civique et religieux. La croyance en Dieu n’est pas exigée, comme on dit, elle coule de source. Les libres penseurs, il y en a, ne se font pas remarquer par les clercs, ils assistent aux offices, du moment où les conventions établies sont respectées de part et d’autre.

 Ces confréries, nous le rappelons, ont un double rôle : protectrices socialement, elles sont en même temps, secouristes financièrement. Les maladies professionnelles sont fréquentes, les décès par accidents aussi. Lorsqu’un « frère » est tué par une rupture d’échafaudages ou d’une chute de pierres, sa famille reçoit des subsides. Les livres d’histoire ne rapportent pas ou très rarement, les milliers de vie que les cathédrales ont coûté et les hommes estropiés, pendant leurs constructions !

Ce qu’on appelle « lodge » (loge) à Londres dans les années 1400, c’est la bâtisse attenant au mur montant de l’édifice. Elle comprend le réfectoire, « la chambre aux traits » où sont dessinés les plans – à même le sol – et la pièce aux réceptions. Le manœuvre, en bourgeron de grosse toile, y est « reçu » (initié) après soixante jours de travail, par le maître d’œuvre, vêtu de sa tunique de velours.

La cérémonie comporte une méditation de l’impétrant dans le réduit contigu puis, à la lueur d’un flambeau, ses serments, la main posée sur la Bible. Fidélité à Dieu, altruisme, esprit de service et respect de la morale. Alors lui sont donnés les mots de passe pour circuler sur le chantier. De cowan (rustique), le manœuvre devient Entered apprentice (Apprenti enregistré).

L’apprentissage commence (techniques de la pierre, éducation religieuse, étude civique, symbolisme des légendes (Arche de Noë, Tour de Babel, Temple de Salomon) et des réalités (Pyramides d’Egypte). L’apprenti ne sait pas lire : c’est le « Compagnon lettré » qui est chargé, à la fois de cet enseignement de la lecture, et du récit de ces légendes. Au bout de sept ans, le novice devient à son tour « Compagnon instruit ». Un free mason (maçon libre) qui peut prendre la route.

Une symbolique centrale : Le Temple de Salomon

 Toutes les sociétés initiatiques ont besoin d’une représentation fondatrice avec une dramaturgie. Les maçons opératifs n’ont pas choisi une cathédrale, mais en ouvrant la Bible, le Temple de Salomon. Parce qu’il réunit tous les éléments légendaires de choix en adéquation avec leur activité.

 Dieu, un roi et son architecte, la pierre, matériau à la fois organique et spirituel, l’édifice prestigieux et ses péripéties, la guerre entre les hommes, phénomène endémique. Eternelle « cohabitation » du bien et du mal. Une bonne raison pour en faire une symbolique centrale !

 Salomon, troisième roi des Hébreux – superbe homme blond, de haute taille et aux mille épouses, est le fils de David et de Bethsabée – veut répondre au vœu de son père : construire un temple prestigieux à la gloire de Yahvé, le dieu d’Israël sur mont Moriah en surplomb de Jérusalem. En l’an 967 avant JC, il en confie l’édification à un métallier promu architecte par la légende maçonnique – Hiram Abif. Celui-ci établit les plans et réunit les matériaux nécessaires : pierres rouges de carrière, marbres noirs et blancs, métaux et bois précieux. Un millier « d’oeuvriers » s’affairent dans un silence inviolable, recommandation ultime du roi Salomon, pour construire en sept ans cette merveille architecturale, d’un luxe inouï. Elle est divisée en trois parties : un vestibule (Ulam), un grand sanctuaire (Heckal) et un oratoire, le Saint des Saints (Debir). Seuls, Salomon et Hiram en connaissent le secret. Sous une lourde plaque d’or au pied de « l’autel des parfums », ils y ont déposé un coffret en bois d’acacia qui contient un trésor inestimable : Les Tables de la Loi, reçues de Dieu par Moïse, sur le mont Sinaï.

Seule la Bible mentionne la construction et l’existence de ce Temple « extraordinaire », ce qui a pu en faire douter. Elle précise que son coût est tellement important qu’il contraint le roi, malgré l’engagement d’une partie de sa fortune, de lever un lourd impôt en Judée. Sans évoquer l’immoralité d’une telle folie, qui « saigne » littéralement la population très pauvre !

Le Livre saint rapporte seulement que la licence soudaine de Salomon et ses dépenses excessives finissent par provoquer un grand désordre, à la fois dans le Temple et le pays. D’où la colère de Dieu qui se manifeste dans une suite de fâcheux évènements. Après la mort de Salomon, son fils Roboam ne peut contenir les tribus du nord et du sud qui s’affrontent dans un enchaînement de guerres fratricides pendant quatre siècles ! Elles favorisent l’envahissement du territoire par les troupes de Nabuchodonosor, roi de Babylone, qui détruisent le Temple en 586. Un second temple est construit en 515, grâce au prince Zorobabel, gouverneur de la province de Judée. Ce nouveau chantier est mené par les exilés juifs, autorisés à regagner leur pays sous la conduite de Moïse. Mais une grande déception les attend : Ils ne retrouvent pas dans les ruines du premier Temple, le précieux coffret dit « l’Arche d’Alliance ». Les Tables de la Loi ont disparu. Selon la Bible, elles ne seront jamais retrouvées.

Au deuxième Temple succède un troisième en l’an 20, avant Jésus Christ. Il consiste en un réaménagement par le roi Hérode, du vestibule et du sanctuaire. Il s’interdit toutefois de modifier le Saint des Saints. Etrange : Il est dit par les textes que son plafond s’effondra à grand fracas sur l’autel des parfums, le jour et à l’heure de la mort du Christ !

Ce troisième temple est à son tour détruit par l’Empereur romain Titus, la 10 août 70. Trois mille ans après la pose de la première pierre du Temple de Salomon, subsiste le mur de soutènement, dit « mur des Lamentations » côté ouest, à Jérusalem. Dans les interstices des pierres des milliers de fidèles viennent déposer des messages à l’adresse de Dieu. Ce lieu sacré n’a-t-il pas eu le privilège d’avoir abrité ses paroles gravées sur les Tables de la Loi ?!

Les métaphores sont toujours créatives. Elles permettent des identifications lexicales, et partant produisent du sens. L’une d’elles avance que le Salomon possédait autant de pièces d’or qu’il y avait de pierres à Jérusalem et alentour. Ce rapprochement est intéressant à méditer quand on sait que ce roi prodigue s’est retrouvé…ruiné, à l’image des trois temples, qui ont fini en ruines !

Le pan de mur restant de l’aventure salomonienne – qu’il soit ou non lié au Temple en cause – répond à l’utopie angoissée de l’homme : son désir d’éternité ! Et par là de liberté. La pierre, qui traverse le temps, prend une valeur particulière, elle est le symbole même de cette éternité et de cette liberté : les constructions passent avec les bruyants caprices des hommes, ces bellicistes incurables et provisoires. La pierre, elle, demeure ! En silence. Les péripéties du Temple de Salomon renvoient à l’écroulement de la Tour de Babel ! Les mésententes humaines, comme leur nom l’indique, résultent de mots inappropriés qui empêchent de s’élever.

 Prendre de la hauteur, ce n’est pas s’abandonner à l’ivresse narcissique, immobilière et ascensionnelle. C’est, les pieds sur terre, écouter autrui afin de s’entendre avec lui. Le dominateur est conflictuel et…mal élevé. Le sage, pour sa part, avec une parole libre, harmonieuse et altruiste, se grandit.

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Gilbert Garibal
Gilbert Garibal
Gilbert Garibal, docteur en philosophie, psychosociologue et ancien psychanalyste en milieu hospitalier, est spécialisé dans l'écriture d'ouvrages pratiques sur le développement personnel, les faits de société et la franc-maçonnerie ( parus, entre autres, chez Marabout, Hachette, De Vecchi, Dangles, Dervy, Grancher, Numérilivre, Cosmogone), Il a écrit une trentaine d’ouvrages dont une quinzaine sur la franc-maçonnerie. Ses deux livres maçonniques récents sont : Une traversée de l’Art Royal ( Numérilivre - 2022) et La Franc-maçonnerie, une école de vie à découvrir (Cosmogone-2023).

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