sam 27 avril 2024 - 04:04

Nietzsche: le poète lucide plus que le philosophe fou

Nietzsche : le poète lucide plus que le philosophe fou

Evoquer Nietzsche c’est d’abord partir en promenade sur la grève de la côte italienne. Mer calme, ciel azuré, il ne fait ni trop chaud ni trop froid et la foule compacte se dilue dans les embruns des Spritz en terrasse. Le monde trinque, le monde rit, le monde est tragique et peut être fou. Seul le sable est meuble et c’est parfait pour marcher pieds nus.

Un peu, beaucoup de solitude, dans laquelle luit la mer d’huile et son mouvement d’Eternel retour, la mer gonfle, oscille. Puis vient l’écume qui dénoue ses perles sur le sable et qui semble dire: j’étais ici, je suis ici, je serai toujours ici. Maintenant que la mer vient de soulever son voile avec fracas, mes pas ont déjà disparu. L’instant est tragique, risible comme une tragédie nietzschéenne où deux forces opposées sont à l’œuvre: le dionysiaque et l’apollonien. Et si j’étais sur cette plage, y suis-je encore, y serais-je éternellement ?

citation. Naissance de la tragédie; l’œuvre ontologique de Nietzsche

Nietzsche : le dionysiaque et l’apollonien

1900 est l’année terrible. Nietzsche meurt. Le premier de la classe disparu, ne restent que les cancres. Jean Cocteau avait le sens de la formule. Quand il aimait, il aimait sans détours ni tiédeur. Quand il détestait aussi. Il aurait pu détester Nietzsche, comme beaucoup de ses contemporains et lui reprocher son antisémitisme, son antiféminisme et tant qu’à faire le réchauffement climatique! Mais non! Jean Cocteau avait l’esprit trop libre pour ne pas sombrer dans la moralisation facile hors contexte, hors sujet, même après la guerre. Il avait les mains libres tout comme Boris Vian. Et puis c’était un artiste et de surcroît un homme qui cherchait à se bâtir un peu meilleur que celui qu’il était. Alors Nietzsche était le parfait compagnon de ses nuits sans sommeil, son baume sur le calvaire de la page blanche, sa force dionysiaque. Nietzsche lui permettait de concevoir que ce doute est tragique, mais nécessaire comme l’écroulement de la vague sur le sable appartenant au chaos et à l’ordre du monde apollinien. Ce monde qui aime se bercer dans l’illusion du beau sans reconnaitre la nécessité de la laideur.

Quelque chose meurt, une porte se ferme, mais une autre s’ouvre. Il faut savoir pactiser avec le doute, en faire un allié, écrit Rilke. Et la création a besoin de deux forces: le dionysiaque et l’apollonien. La face sombre mise en lumière, ou l’une après l’autre, peut être en même temps, éternellement avec certitude ?

Naissance de la tragédie : l’œuvre ontologique de Nietzsche

Le présent coule mais n’efface pas ce qui précède dans l’ombre qui est aussi nimbée de lumière. Tout doit s’accomplir avec violence et douceur, souvent les deux à la fois avec force instinctive contre les courants bien établis et les préjugés moralistes du judéo-christianisme. Le dionysiaque est d’abord l’antichristianisme. La naissance de la tragédie est l’œuvre ontologique de Nietzsche et sans doute celle de la création du monde, de la formation des mythes au courage héroïque des forces têtues et obstinées à s’auto-engendrer. Mais pour cela il faut d’abord tout détruire, y compris la pierre brute. Se comporter comme un enfant sur une plage qui amoncelle des cailloux et qui sans états d’âme, les renverse.

Quand Nietzsche dynamite Platon et Socrate

Après avoir brillement étudié Platon et Socrate, Nietzsche fait un constat sans appel: tous deux sont responsables de la décadence de l’hellénisme, véritable fruit de la connaissance et de l’art. Platon est qualifié d’escroquerie supérieure, ayant choisi l’idée du bien moraliste et préchrétien. Quant à Socrate, il serait décadent et un fanatique de la logique insupportable comme les guêpes. Le socratisme mépriserait l’instinct et nierait la sagesse là où se trouve son royaume, dans l’art. Et ferait état d’un esthétisme conscient qui fabrique un héros bavard cherchant toujours à avoir raison. Tout l’inverse du dionysiaque et de l’apollonien. Ainsi, par delà tout bien, par delà tout mal, la sagesse instinctive et non rationnelle aboutit à une sagesse harmonieuse mais tragique.

L’Amor Fati et la nudité du monde

Le tragique dionysiaque est le V.I.T.R.I.O.L du poète qui ne peut vivre que dans l’Amor Fati nietzschéen, dans l’amour de son destin. Accomplir ce qu’il doit par devoir et par-delà tout bien et par-delà tout mal. L’artiste ne peut vivre que l’Amour Fati quel qu’en soit le prix à payer, y compris la solitude absolue d’une promenade sur les rivages escarpés nietzschéens. D’ailleurs, Nietzsche voyageait, marchait, écrivait en pleine nature comme Rimbaud. Plus poète que philologue, vivant chichement, sans port d’attache, écrivant discrètement, accomplissant son devoir, il refusa la nationalité prussienne et fut apatride toute son existence.

En réalité, Nietzsche dynamite et fragmente tous les concepts, et son œuvre autant que sa pensée ressemble à un archipel d’Ilots comme l’écrivait René Char. Reste à lui trouver un bras de mer où donner un peu de stabilité à sa nature vagabonde: la Grèce.

Nietzsche et le terreau grec de sa pensée

La naissance de la tragédie son premier essai, souvent ignoré ou mal commenté, est tenue pour être une œuvre mineure. C’est dommage, car elle est le devenir de la philosophie et de la poésie Nietzschéenne. Et tout commence en Grèce.

Les grecs avaient besoin d’art tragique, par le biais de la musique ou la représentation théâtrale et mythologique. A une autre époque, Dante a cousu des forces dionysiaques et apolliniennes dans sa Divine Comédie. Chaque chant de l’enfer et du purgatoire est une coréférence à la mythologie grecque. Dante en paiera le prix, en étant banni de Florence, faisant naître une tragédie dans la tragédie. L’histoire se répète et reproduit les mêmes mouvements d’Eternel Retour. Ce qui est Amor Fati chez Ulysse et Hercule le sera aussi dans les girons de Dante. Les vagues creusent et cousent la grève du même mouvement que celui du premier jour. Ce même jour où Hélios a enfanté de lui-même et crée son mythe.

Le mythe sauveur de notre civilisation

Le mythe a une valeur de fondation civilisationnelle. Sans mythe fondateur, matriciel, point de terreau suffisamment stable pour y ancrer de la beauté dans ce qui est et sera. Il n’est question du présent que dans la possibilité de transformer ce présent. Sinon le présent est décadent. Nietzsche écrit ce mot en français et gardera toute sa vie un rapport très respectueux envers la littérature française, le siècle des Lumières, car selon lui, la France est la meilleure gardienne de l’art hellénique, du terreau grec.

Le mythe donne donc de la valeur à une civilisation dans son présent, pour éviter à l’homme d’être un affamé errant à la recherche constante de nourriture dans le futur. Et les Romains en s’emparant de la culture mythique grecque auraient condamné les générations futures à vivre dans la poursuite avide d’assembler une civilisation à une autre. La cohabitation, puis le phagocytage de l’âme grecque par les romains seraient causes primordiales, ontologiques de la chute de l’Empire, laissant entrer le christianisme par le biais de Socrate et Platon, puis vint le dogmatisme catholique et par glissade, le pessimisme.

Ce n’est pas nouveau: le monde de Nietzsche contemple l’Ouroboros qui ne s’arrête jamais de tourner. Comme la mer par nuit noire continue de charrier des corps vivants et morts…

Inverser l’ordre des choses et sortir du cercle

L’art Grec et plus particulièrement l’art tragique a besoin des plaies du crépuscule pour en tirer une forme de pathos, puis une forme d’orgiasme capable de résister à l’imperium romanum. L’art grec est l’œuvre du chaos engendrant le bien, ou le bien engendrant le mal. Il n’y’aurait pas d’ordre prédéterminé, mais un savant équilibre entre les deux forces par effet de levier. Le dionysiaque Nietzschéen est un combat contre le pessimisme chrétien et Schopenhauerien qui se bornent à voir dans l’art quel qu’il soit une représentation mensongère du monde. Or la peur de la Beauté engendre non pas la souffrance, mais la contrition et la ségrégation de l’homme cherchant à atteindre son phare dans la nuit.

Sans art tragique, l’humanité n’aurait pas survécu. La vie ne peut être méprisée. Et il n’est pas immoral de trop l’aimer selon Nietzsche qui était dans le fond un insouciant. L’art cherche en permanence la réconciliation entre la nature et son fils perdu: l’homme supérieur. Dionysos le démiurge capable d’enfanter de sa propre étoile, de sculpter lui même le marbre épais de son devenir, sous les auspices de la rêverie et du rire. Oui du rire!

L’homme supérieur et l’art de rire du tragique

Vous devriez apprendre à rire, mes jeunes amis si vous tenez à rester pessimistes! Cette formule, Nietzsche l’adresse aux romantiques et aux chrétiens, lesquels cherchent dans l’art, l’absolue consolation dans un ailleurs. Nietzsche c’est d’abord le philologue de l’ici-bas qui cherche à s’affranchir de l’ancien monde, de l’ancien Dieu, pour créer un homme supérieur, enrichi de toutes ses potentialités, un surhomme.

Dieu est mort et c’est normal car il était vivant, est vivant et sera vivant.

Ainsi Nietzsche dès la naissance de la tragédie, laisse entendre que l’homme peut être Dieu, libéré de toute doctrine, capable de devenir ce qu’il est. La naissance de la tragédie est une mise en miroir dans laquelle s’affronte la pensée ecclésiastique, l’idole qu’il a fallu renverser, avec l’impuissance de la philosophie à recoudre les plaies du monde. Il faut de la tragédie, du souffle, et par ailleurs avoir connaissance de toutes les imperfections du monde et de soi-même pour y entrevoir une forme de beauté. Quitte à basculer dans la folie et passer de l’autre côté du miroir?

Nietzsche: Ainsi parlait Zarathoustra

Il est dangereux de s’approcher trop de soi-même c’est de la folie. A moins d’apprivoiser cette folie. Nietzsche est Dionysos, il signe tous ses courriers du nom du Dieu Grec, juste après l’écriture de son œuvre qui résiste à la raison. Dionysos est un Dieu qu’il faut voir face à face, mais il plait trop à la nuit

Télécharger Ainsi parlait Zarathoustra

Lorsque Nietzsche compose Zarathoustra, il emprunte la pente ascensionnelle de son Himalaya. Mais comme toute montagne, si elle promet son sommet, a son versant opposé et Nietzsche après l’Illumination bascule dans l’hérésie. Tel Icare il finit échoué dans la mer mais quelle envolée!

La mer veut recevoir les baisers du soleil assoiffé et elle veut qu’elle l’aspire à lui; elle veut devenir la lumière elle-même! En vérité c’est à la manière du soleil que j’aime la vie et toutes les mers profondes. Et voici ce que j’appelle connaissance: toute profondeur doit s’élever jusqu’à mes hauteurs!

Ainsi parlait Zarathoustra

L’homme supérieur. Ainsi parlait Zarathoustra
Ecce Homo: comment devenir ce que l’on est ?

Après son Zarathoustra bouddhiste, mais surtout poétique et illuminé (Nietzsche n’a jamais croisé un seul moine tibétain), Nietzsche sombre dans la folie et régresse. Mais avant de refermer le rideau et devenir dépendant, il écrit en trois semaines à peine ECCE HOMO, œuvre déjà balbutiante dans son premier essai. Après avoir traversé l’Achéron, il connait le triomphe abyssal. Koselitz-Gast écrit: Nietzsche a été rendu fou par le triomphe de la raison humaine en lui, par l’achèvement de l’œuvre.

Raison Divine aurait été plus appropriée. Dieu est mort parce qu’il était, est et sera. Du chaos naît l’ordre et le chaos naît de l’ordre. Pour Nietzsche c’est le christianisme censé représenter l’ordre qui est responsable du chaos. Lui ne cherche qu’à mettre du chaos pour engendrer l’ordre et jette avec provocation: ce que la plèbe a appris à croire sans raison, qui pourrait le lui faire rejeter par raison?

Le tragique d’une idole

Nietzsche est devenu tragique tout comme l’aurore se lève avec Hélios tiré par le char d’Appolon dans lequel Dionysos sourit éternellement. Alors que lui-même prône de son vivant la fin des idoles, il en sera devenu une parce que c’est ce qu’il était, est et sera. Son œuvre laisse à l’homme immanent la capacité à rire du tragique de la totalité de l’existence pour vaincre l’absurde; oser tout sans regrets, faire ce que doit, mais surtout rire jusqu’à la déraison.

Cette couronne du rieur, cette couronne de roses, à vous mes frères, je lance cette couronne! J’ai sanctifié le rire: ô vous hommes supérieurs, apprenez donc à rire!

Ainsi parlait Zarathoustra

Retrouvez l’épisode précèdent du dimanche des grands philosophes ici et Hannah Arendt

A dans quinze jours pour votre prochain rendez-vous, avec Michel Serres et Pantope sur le chemin du compagnon.

D’ici là, riez de tout et surtout de vous-même !

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Christelle Manant
Christelle Manant
Christelle Manant est consultante en rédaction web SEO. Elle est également auteure d’un livre « la lumière brille dans les ténèbres… » paru aux éditions Maïa, qui relate le parcours de 3 personnages en quête de paix et dans lequel chacun se vautre dans les 7 péchés capitaux tout en cheminant entre Rennes le Château et la Calabre, en compagnie du génial Dante Alighieri (la divine comédie), jusqu’au point de solitude, où chacun doit apprendre à vivre avec sa part d’ombre et sa part de ténèbres. Par ailleurs, elle a suivi l’enseignement du regretté Jacques Bouveresse sur « la nécessité et la contingence chez Leibniz » et s'est tourné vers la sémiotique et l’ontologie du pragmatisme peircien avec Claudine Tiercelin (Collège de France) en 2021.

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