« Liberté, Égalité, Fraternité », quelle trouvaille ! On n’a pas fait mieux depuis. L’habileté de la devise, voyez-vous, c’est qu’elle ne s’adresse pas à la nation, mais aux citoyens. Et ça change tout ! Chacun se sent concerné, impliqué : la liberté, c’est la mienne ; l’égalité ? c’est tout à fait ce qu’il me faut, surtout si je peux en retirer quelques privilèges (ah, qui dira jamais la douceur d’un régime spécial…) ; quant à la fraternité, pas la peine de se fatiguer, l’État l’a changée en solidarité pour récompenser ceux qui n’ont jamais travaillé. Alors, on finit par y croire à notre belle devise, surtout à la Liberté ; pour l’Égalité et la Fraternité, la Grande Commission Du Consensus Mou (GCDCM) nommée par le Gouvernement a réussi à faire de belles économies en les remplaçant par un seul mot : laïcité.
Mais, pour en revenir à la liberté, où diable peut-elle bien se cacher ? Certainement pas dans la loi, car la loi, c’est connu, ça sert à contraindre le citoyen sous prétexte de le protéger. Des chercheurs du fameux Centre international « O’Ch’veu en 4 » financé par de généreux donateurs et basé à Anguilla, un véritable paradis (et n’ajoutez pas fiscal s’il-vous-plaît), ont émis une autre hypothèse. La liberté se serait cachée au centre de la société. Mais c’est peu vraisemblable ! Dans la société, autrui est bien trop encombrant pour laisser respirer un petit être aussi fragile que la liberté. Et comme elle est bien malade, ça fait belle lurette qu’on l’aurait euthanasiée. Et puis c’est seul, la liberté, tapi sous les barbelés et pas très visible. Alors, pour montrer qu’on l’a nous, la liberté, et bien à nous, et que la nôtre est plus belle que celle des autres, on dénonce les pays qui ne l’ont pas. La-la-la, la-la-lère, nous on s’appelle démocratie, république, les deux à la fois, et c’est vraiment très chic sur le drapeau de l’armée quand on va tuer les autres parce qu’ils ne veulent pas être comme nous.
En fait, l’endroit où on la sent le mieux, c’est dans les gaz lacrymogènes. Je me suis d’ailleurs demandé si ce n’était pas là qu’elle se cachait. Après tout, quand Élie dans sa grotte, attendait Yahvé, Dieu n’était ni dans l’ouragan, ni dans le tremblement de terre, ni dans le feu, mais dans une brise légère. Alors, pourquoi la liberté ne serait-elle pas dans un gaz lacrymogène ? La brise, c’est bien à l’état gazeux, et dans l’antiquité on mettait des pleureuses, ça fait bien pareil il me semble… Mais non, c’est impossible ! La brise ne pique pas les yeux, voyons ! Mais alors, où diable peut-elle être ?
Ce n’est pas à vous que j’apprendrai que toute recherche bien menée exige qu’on y réfléchisse d’abord. J’ai donc plongé la tête la première dans ma réflexion. Au début c’est un peu froid, mais il suffit de nager vigoureusement pour se réchauffer. J’en sortais juste quand j’ai vu venir à moi une circonstance. On n’en parle jamais des circonstances, et pourtant c’est l’autre côté de notre ombre. Vous savez sans doute que l’ombre a deux côtés, un côté obscur qu’on voit par contraste, sur le trottoir ou sur les murs, et un autre lumineux, qui éclaire le chemin sans qu’on s’en rende compte. Tandis que le côté face nous regarde avec un petit sourire dans les coins, le côté pile, lui, est collé à la route, c’est pour ça qu’il nous conduit sans qu’on le voie. Du coup, on marche où les circonstances nous mènent et il n’y a plus qu’à s’adapter. Ceux qui se disent savants affirment que le peuple doit se plier aux circonstances mais que eux sont trop rigides pour ça. Ça explique pourquoi les choses vont comme elles vont.
Alors, je ne saurais trop vous conseiller de retourner votre ombre. Pour le faire sans l’effrayer, il faut secouer légèrement l’air du temps, puis tamiser le résultat avec un soin d’orpailleur, et là vous recueillerez certainement, entre les particules élémentaires comme la sagesse ou la beauté, des bribes de Liberté. Prenez-les alors doucement et rangez-les dans l’armoire à l’enfance avant de reprendre sur le dos votre sac aux prisons.
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